Nouvelle édition (augmentée) d’une anthologie de textes parus dans la revue Le Débat depuis 1981, qui donnent à voir quarante ans de relectures critiques de mai 68.

Pour autant qu’on soit intéressé par l’événement Mai 68, et qu’on ne trouve pas trop éprouvante la surcharge de publications à son sujet, les articles, entretiens, discussions autour de cette histoire et de cette mémoire demeurent passionnants, de quelque bord qu’ils proviennent. La distance, surtout politique, à entretenir avec le passé ne peut conduire à en faire un objet figé. La mise en circulation de ce passé par le rappel de l’événement, mais aussi par le rappel de sa postérité et de ses nombreux anniversaires – le « devenir » de ce passé –n’éclaire pas forcément ce qu’il a été dans les faits. En revanche elle éclaire très nettement la profusion, la circulation et la teneur des idées nées autour de cette période – dépassant largement la fièvre interprétative qui faisait partie de l’événement –, ainsi que les trajectoires des uns et des autres, entre mémoire et intensité affective, dès lors qu’un de leur texte est pris en compte dans une publication. Dans cette anthologie, c’est donc moins une connaissance de Mai 68 qui nous est proposée, qu’un exercice intellectuel portant sur la manière de comprendre cette distance qui nous a séparés et nous sépare d’un événement historique, et sur les modalités à partir desquelles il est possible de passer du récit à l’interrogation historienne.

Concrètement, cette deuxième édition remaniée d’un ouvrage datant de 2008, drainant des textes publiés par la revue Le Débat à partir de 1981, est composée de douze textes, pris en charge par 19 personnalités (la différence entre les deux chiffres renvoyant aux textes-discussions mettant en scène plusieurs auteurs en un même temps). S’ils appartiennent plutôt à l’intelligentsia, ils ne viennent pas tous du même bord, ce qui élargit la palette des propos. On y trouve des participants reconnus aux manifestations entrelaçant leur histoire personnelle avec les enjeux des époques, des théoriciens, des philosophes, des historiens et des sociologues, quand tel ou tel n’appartient pas à plusieurs de ces catégories simultanément. En revanche, ce qui est caractéristique de la revue Le Débat dont sont issus ces textes, cette anthologie ne prend jamais en compte sérieusement les réseaux d’interprètes qui dépassent ce cercle un peu fermé des experts patentés ou, comme l’ajoute Jean-Pierre Rioux, des tenants des « joutes élitistes ».

 

La circularité des commentaires

Le même Jean-Pierre Rioux remarque que la caractéristique de Mai 68 comme des commentaires postérieurs est l’hégémonie du verbe : une circularité du commentaire qui pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une recherche historique spécifique.

Que Mai 68 ait fait naître une nouvelle donne concernant les rapports de la pratique et de la théorie, tous le reconnaissent. Les initiatives de l’époque ne sont jamais absentes de mots, de bons mots ou de projections sur la scène publique de phrases mémorables. Au travers de ce fait, il convient de reconnaître aussi que le besoin de comprendre l’interruption de Mai a été d’emblée énorme, comme le remarque Jacques Baynac, ce qui explique que beaucoup se soient tournés vers Marx et ses dérivés dans l’espoir de comprendre, non sans rencontrer un marxisme perturbé par les dits événements, et ses limites théoriques (on ne peut éviter de parler du rôle conceptuel de l’althussérisme).

Que Mai 68 ne cadre pas bien avec l’idée même d’une commémoration, Pierre Nora n’a pas été le seul à le remarquer, mais il a tenté de théoriser ce fait dans une brillante comparaison avec le problème posé par le bicentenaire de la Révolution française. Jean-Pierre Le Goff le répète autrement : si Mai 68 continue de jouer un rôle de mythe fondateur pour une partie de la population (vieillie depuis la rédaction de son article), il peut sembler difficile pour les représentants de l’État de décorer les leaders étudiants de l’époque pour service rendu à la nation, sous forme de commémoration. D’ailleurs, l’événement n’est-il pas devenu opaque sous le poids des clichés et des commentaires redondants ?

Faut-il croire alors qu’existent des liens entre ces deux dimensions ? Si l’on esquisse à gros traits une explication de l’intérêt de ce rapprochement, on peut ajouter que le remarquable dynamisme intellectuel de la période n’a cessé de se répéter depuis dans des mots identiques par fait de complicité ancienne entre les acteurs et les interprètes que l’on ne cesse de mettre en avant. Comme le fait remarquer Pierre Grémion, à propos de la situation de la sociologie à l’épicentre du démarrage de la crise de 68, on ne peut séparer la période soit du rejet soit de l’émergence de figures intellectuelles de premier plan, inscrites dans les rôles sociaux antagonistes, et qui réussiront le plus souvent à convertir leurs positions de l’époque en positions nouvelles dans les nouvelles institutions sociales post-68.

 

Des explications

Il n’en reste pas moins vrai que l’axe dominant de ces commentaires porte sur la France de l’époque, Mai 68 ne surgissant pas ex nihilo. Parfois sont évoquées les situations américaines, allemandes et autres qui permettent non pas de noyer la spécificité de Mai 68 en France, mais au moins de ne pas évacuer les parallèles nécessaires. Dans le même sens les contributions n’oublient pas de rappeler des événements internationaux qui en constituent le contexte incontournable : la guerre d’Algérie est terminée, mais Martin Luther King et Bob Kennedy viennent d’être assassinés, la guerre du Viêt-Nam fait rage, l’affaire Rudie Dutschke ou celle de Prague sont prégnantes, etc. Mais plus souvent revient l’idée d’une France en mutation, prise comme l’écrit Le Goff « entre deux mondes ». C’est ainsi que le même auteur tente d’établir quatre dynamiques centrales des mouvements étudiants et ouvriers (même si ces derniers sont peu étudiés dans ce volume, ce qui est aussi à l’image d’un long oubli du caractère ouvrier de Mai 68). Selon lui, l’événement procède d’abord de conditions sociales et historiques qui ont rendu possibles l’événement et ses prémisses, en l’occurrence la modernisation et ses effets depuis les années 1960. Il s’agit donc de partir d’elles pour étudier l’événement lui-même et sa forme particulière, combinant révolte étudiante, grève générale et crise politique. Mais sont encore un objet d’histoire les années qui suivent Mai 68, et le développement de nouvelles formes de contestation ; à la suite desquelles l’histoire connaît un nouveau tournant lié à la postérité de 68, au milieu des années 1970, tournant qui combine la victoire du féminisme, celle de l’écologie et la fin des Trente Glorieuse.

Le Goff ajoute que la célébration de Mai ne peut cacher un rapport beaucoup plus ambivalent à la modernité qu’on ne le croit. Il est à la fois réactif et modernisateur. Mai 68, de toute manière, marque une entrée dans une période nouvelle, même s’il n’en constitue pas le moment pivot. Traduit en termes politiques, ce propos revient aussi à affirmer non seulement que la réconciliation voulue par de Gaulle entre le passé et le présent ne pouvait avoir lieu – en une phrase, « ordre » et « mouvement », ne sont pas compatibles – mais encore que les forces qui ont structuré l’affrontement politique depuis la guerre – le gaullisme et le communisme – voient leur érosion irrémédiablement entamée. Typique, à cet égard, est le mot du général à Pisani : « Faites attention, Pisani, ils nous disent quelque chose que nous ne comprenons pas ».

Pour autant, il est extrêmement difficile de dresser une typologie des courants de la révolte, d’autant que cela laisse en suspens la signification historique de la nébuleuse qui remue le pays de l’époque, et le constat du fait que des apprentis gauchistes vont se retrouver agents involontaires de la modernisation du capitalisme.

 

Des polémiques

Il n’en reste pas moins vrai que l’interprétation de Mai 68 – et par conséquent les rationalisations de la situation – donne lieu à de nombreuses polémiques. Passons sur les effets d’image : les barricades (mais comment tenir une rue autrement ?), les gaz lacrymogènes, les CRS, etc. Aucune révolte ne peut être réduite à des images, alors même que les images ont par ailleurs changé de statut depuis l’époque, en devenant objets d’archives ou œuvres d’art, c’est-à-dire toujours, objets que l’on regarde désormais parce qu’elles se donnent à voir sans plus participer à la culture imagée de l’événement. D’autant qu’elles tendent plutôt à favoriser un rapprochement avec le passé et tout un héritage révolutionnaire de manifestations. Pourtant les actions et les thèmes propres au mouvement étudiant sont bien nouveaux, comme par ailleurs la conjugaison avec la grève générale d’occupation des usines, lesquelles sont soumises à une nouvelle industrialisation, nettement plus technocratique, imposant la disparition des aspects traditionnels, paternalistes et ruraux du capitalisme antérieur.

Les polémiques, celles qui succèdent à la période, portent d’ailleurs plutôt sur les leçons à tirer de l’événement. Non pas les leçons que le gouvernement en tire : une série de réformes semble répondre à la crise. Ni celles qu’en tirent les différents observateurs de la société – à ce sujet on lira notamment les propos de François Gèze, depuis son poste de directeur des éditions Maspéro (1982), ou les propos sur les changements de look de « Libération » (1981). Mais les leçons historiques : vient alors le temps de La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut – elle fait l’objet à elle seule d’une table ronde conduite par Krzysztof Pomian –, celui de Hervé Hamon et Patrick Rotman (Génération), ou L’ère du vide de Gilles Lipovetsky, pour nous restreindre aux ouvrages les plus convoqués et dont certains auteurs sont interviewés, dans ce volume. Alors, le thème de l’autonomie et de l’épanouissement individuel vient en avant.

Nul n’est obligé d’adhérer à l’idée d’un anti-humanisme de la pensée 68, ni à l’idée de déploiement d’un individualisme lié à lui, mais il est certain que des idées de Mai 68 imprègnent la société et que celle-ci ne parait pas toujours s’en rendre compte. Comme si finalement, le legs de 68 était celui de structures mentales, de façons d’aborder le réel, la société, les rapports humains. Risque étant pris alors de réduire Mai 68 à des thèmes culturels.

En réclamant un droit d’inventaire, Bénédicte Vergez-Chaignon fait sa part à l’idée selon laquelle Mai 68 est un événement qui structure la mémoire individuelle et collective. Cependant, l’événement a largement disparu, montre-t-elle, devant ses représentations et ses interprétations successives et concurrentes. Au point d’ailleurs que règne d’abord l’idée que l’on se fait de ses causes, de son déroulement, plutôt que l’analyse historique précise. Elle entame alors une réflexion pertinente sur l’évolution significative dans la critique de Mai 68 : accent mis sur l’international (complot), sur les générations (à partir des travaux de Pierre Bourdieu, mais aussi des suspicions de Hervé Le Bras), sur le mystère des causes, sur les rapports Paris-Province (avec Paul Yonnet), etc.

 

Limites d’un mouvement

Certes, nous sommes loin de disposer d’études complètes, historiques, sur ces mouvements, les propos tenus dans cette anthologie sont infiniment plus riche que ce qu’on peut en résumer. Néanmoins, nombre des éléments convoqués par les uns et les autres des auteurs de ces articles méritent d’être cités. On note d’abord l’apparition d’un nouvel acteur historique à la physionomie particulière en la figure du « jeune » (le propos est de Henri Weber), mais la nuance nécessaire parce que le paramètre « jeune » ne vaut sans doute pas pour le mouvement ouvrier (Jacques Baynac). On constate ensuite l’affirmation de nouvelles valeurs, d’un « romantisme » hypothétique (d’ailleurs contesté par Marcel Gauchet) mais aussi de la « radicalité ». On observe la France de Mai : un concentré exemplaire de ce qui est diffus dans la situation internationale (demande de Pierre Nora) ? On fait la part de Mai 68 dans la naissance des nouveaux mouvements sociaux (MLF, FHAR, régionalisme, antipsychiatrie, etc.), dans la découverte de la question des « immigrés », et dans le début de la crise de légitimité des intellectuels, chahutés ou bousculés déjà dans de nombreuses assemblées (même Jean-Paul Sartre sera soumis à cette houle). Ces derniers perdent progressivement l’aura de leur figure qui a prévalu depuis l’Affaire Dreyfus.

Une question demeure cependant : comment convertir ces propos, abondants, en connaissances, en « objet d’histoire » (l’expression est de Bénédicte Delorme-Montini) ? Comment ne pas céder encore, à l’aube de la célébration du cinquantenaire, aux clichés journalistiques ? Le regard « américain » de Diana Pinto (vivant à l’époque aux États-Unis) interroge les propos que l’on connait le mieux, et impose sans développements une suspension de l’« histoire sainte » (l’expression, dans cet ouvrage, provient d’Éric Vigne) de Mai 68

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.