Dans son dernier roman, Bénédict, Cécile Ladjali donne à découvrir Téhéran sous l’œil neuf d’une professeure irano-suisse éprise de littérature et désireuse d’y faire bouger les choses.

Cécile Ladjali est de ces auteurs raffinés et exigeants qui manquent à la littérature française. Son écriture érudite et soutenue s’est imposée comme la signature d’une œuvre romanesque déjà importante, parmi laquelle on citera : Aral, Shâb ou la nuit, magnifique autobiographie évoquant l’identité complexe de l’auteure, enfant adoptée née en Suisse de géniteurs iraniens. Explorant les genres, Cécile Ladjali s’est également attelée à l’essai, avec Ma bibliothèque, qui se glisse dans les dédales de la lecture. Dans la diversité de leurs formes, ses livres, servis par une langue méticuleuse, sensuelle et concrète, traversent les thèmes de la mémoire, de l’amour, de la musique et globalement du pouvoir des signes.

L’action de son dernier roman, Bénédict, signe le retour aux origines à travers le personnage principal éponyme, Bénédict, iranienne par sa mère et suisse par son père. Professeure de littérature comparée, elle enseigne six mois à Lausanne, six mois à Téhéran. La découverte, enfant, de La mort en Perse d’Annemarie Schwarzenbach l’a menée aux études comparatistes, comme donne à l’entendre cette phrase en forme d’autoportrait de l’auteure en filigrane : « [Les cours de] lettres et de philosophie […] confortèrent [Bénédict] dans l’intuition de ce qui serait bientôt une vocation : passer ses jours à transmettre aux consciences en formation les images et la musique qu’elle aimait, sans jamais avoir besoin de négocier ni de justifier sa passion ». Charismatique, fascinante, Bénédict subjugue ses étudiants, notamment Angélique et Nadir, un couple d’étudiants suisses travaillant sur l’androgynie et qui ne se doutent pas que leur professeure, sous les habits d’homme qu’elle revêt en cours, est une femme.

Cécile Ladjali a consacré sa thèse au thème de l’androgynie. Il a inspiré d’autres romancières avant elle, de Virginia Woolf (Orlando) à Anne Garréta (Sphinx) ; des figures androgynes ont marqué les esprits, telle Isabelle Eberhart au début du siècle dernier, par leur désir de travestissement. Dira-t-on que c’est un thème spécifiquement féminin ? Ne s’agit-il pas plutôt, pour les femmes en particulier, de franchir des frontières ? Dans ce roman choral à la narration allègre, malgré un style parfois trop pédagogique et une narration un brin artificielle, l’essentiel réside dans une poésie du dévoilement, autorisée peu à peu par l’ouverture à la parole et au jeu.

Le jour, voilée, Bénédict enseigne à un parterre médusé la poésie d’Abû-Nawas (VIIIe siècle), de Khayyâm (XIe siècle) ou de Hâfez (XIVe siècle) à côté du Divan de Goethe – poème sur la Perse éternelle –, des Lettres persanes de Montesquieu ou de la Danse pieuse de Klaus Mann, roman « où un peintre, Andras, ambitionne de peindre Dieu, dont il a la vision en Franziska, une femme qui se travestit en garçon ». Goethe, Montesquieu, Mann : ces trois auteurs occidentaux sont bannis à l’université iranienne, qu’on y parle de vin, d’amours homosexuelles ou de travestissements. La nuit, tête nue, habillée dans des vêtements d’homme, ivre de sa transgression, elle déambule dans une ville nouvelle moins louée pour sa beauté – « La ville ne dort jamais. Le béton. Téhéran est belle en raison de sa laideur. L’odeur du kérosène partout. » – que par la fascination d’un territoire de tous les dangers où, le soir tombé, seuls les hommes ont droit de cité. Bénédict a tout loisir d’y mesurer la ségrégation à l’œuvre : « On observe et, à ce stade de la nuit, on a la pleine conscience de toutes ces vies de femme en marge […]. Ces femmes sous leur voile, mutiques, acculées au silence, tandis qu’aux hommes une sorte de noce avec le monde semble avoir été accordée ».

Au sujet du hijab, dans Shâb ou la nuit, Cécile Ladjali avait ces mots inoubliables qui restituaient, pour la première fois, l’expérience du voile sous l’angle physique : « Une fois couverte par l’étoffe, je me sentis comme isolée du monde et des autres. J’entendais moins bien, ne voyais pas sur les côtés. Le hijab me forçait à baisser les yeux quand je croisais quelqu’un, ainsi qu’à faire des gestes plus lents. […] Les femmes d’ici, portant tchador ou hijab, disparaissaient. Le diabolique morceau de tissu contribuait à rendre tout ténu en elles : présence, gestes, regard, voix. »

L’androgynie se lit donc à la croisée de plusieurs thèmes, politiques, esthétiques, religieux : elle est une provocation, certes, une transgression, mais surtout, le désir d’échapper aux habitudes, imposées aux autres autant qu’à soi-même, le besoin de se lire autrement et, peut-être, la possibilité entrevue de faire naître un nouveau langage, qui serait enfin le sien en propre, en empathie avec les autres, enveloppant la condition humaine dans son ensemble. Des sonnets de Shakespeare à sa maîtresse, ou plutôt son amant, jusqu’aux récentes déclarations d’Abdellatif Kechiche affirmant : « l’artiste qui crée n’est ni homme ni femme »(Le Monde, 20 mars 2018), l’androgynie rafraîchit notre regard sur l’acte de création.

Le roman de Cécile Ladjali, Bénédict, est un cri d’amour et de colère contre un régime inique, « sclérosé », « en suicide », alors même qu’il montre des signes d’ouverture et semble opérer sa mue : l’audace du propos est de montrer que les blocages de l’État iranien se lisent à la lumière de ses tabous sexuels et religieux autant qu’esthétiques. Si Bénédict est une ode à l’effacement des frontières de genre (ce qui est dans l’air du temps), quitte à pécher par excès de politiquement correct – « Ce sont nos faibles consciences qui inventent des démarcations, des lignes en pointillé, des barrières, des check-points pour se rassurer. Notre science est restreinte et notre prophétie bornée. » – le roman vise surtout au rapprochement de deux cultures vues comme proches et non lointaines, en des mots qui ne déplairaient pas à Mathias Énard : « Le comparatisme nous apprend qu’il existe beaucoup de points de contact entre les esthétiques orientale et occidentale ». Pointant l’ornière de ces entraves mentales, Bénédict prône le dépassement, dans une troisième voie qui s’impose toujours davantage, et depuis les débuts de cette œuvre si originale, de l’expression de soi et d’une inlassable quête de beauté et d’élégance.