Les débuts de l’histoire de l’humanité et la formation des premiers États, en lien avec l’avènement de la sédentarité et de l’agriculture.

* A l'occasion de la publication en français du livre de James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats (La Découverte), Nonfiction republie ce compte rendu de la version originale.

 

Le livre de James C. Scott propose simultanément une synthèse de la recherche la plus récente sur les débuts de l’histoire de l’humanité et un regard critique sur la naissance des États. Il se donne pour objectif de remettre en cause certaines idées reçues sur la sédentarité, la domestication des animaux et le développement de l’agriculture, dans le lien que ces phénomènes entretiennent, d'après les conceptions communément admises, avec l’émergence des structures étatiques.

En s’appuyant sur les résultats des recherches archéologiques menées notamment en Mésopotamie, en Chine, en Méditerranée et dans l’empire Maya, James C. Scott cherche à renouveler le regard porté sur cette période pré- ou proto-historique aussi fondamentale que mal connue. Trois thèmes principaux ressortent de cet ouvrage dense : le remplacement progressif des groupes de chasseurs-cueilleurs par des sociétés d’agriculteurs et d’éleveurs, l’impact de la domestication sur les hommes, les plantes et les animaux et, enfin, les relations entre les Etats et les sociétés sans structures étatiques à l'aube de l'ère historique.

 

De la sédentarité à la domestication

Cette relecture du passé de l'humanité commence 400 000 ans avant le présent, bien avant l’apparition d’Homo Sapiens, lorsque l’espèce humaine a commencé à maîtriser le feu. Car c'est d'abord le feu qui, de toute évidence, a en premier bouleversé le mode de vie de l’homme, notamment par le biais de son alimentation. La cuisson a notamment permis d’accroître et de diversifier les aliments consommés, or l’augmentation de la taille du cerveau est concomitante avec l’apparition de foyers et des restes de repas cuits. Selon une autre perspective, le feu est aussi le plus vieux et le plus important des outils qui ont conduit à une modifier substantielle de l’environnement.

Apparu environ 200 000 ans plus tard, Homo Sapiens vivait au sein de petites communautés de chasseurs-cueilleurs. Il suivait un régime varié, était en bonne santé et son emploi du temps semblait inclure de larges plages d’oisiveté. Sous son règne, alors qu'il s'est imposé comme la seule espèce humaine, les populations humaines sont alors devenues sédentaires, de manière lente, réversible et parfois partielle.

Lorsqu'on la compare à la mobilité, les avantages de la sédentarité ne sont pas évidents. La mode de vie sédentaire, qui s’est propagé bien avant la culture de plantes domestiquées, a favorisé le développement des agents pathogènes et l’augmentation des épidémies. Ainsi la plupart des épidémies sont apparues au cours des 10 000, voire des 5 000 dernières années. Les populations ont alors acquis une immunité relative à de nombreux agents pathogènes qui sont devenus endémiques sans être mortels. Par ailleurs la sédentarité a précédé la conversion totale des populations humaines à la domestication des plantes et des animaux

Le passage à l’agriculture demeure l’objet de nombreux débats et à une multiplicité d’explications dont aucune n'est pleinement satisfaisante et indiscutable. Les raisons pour lesquelles les chasseurs-cueilleurs ont renoncé à leur mode de vie, que Scott qualifie d’opulent, pour se consacrer à la culture d’un nombre réduit de plantes et à l’élevage des animaux, qui sont des activités risquées et réclamant des efforts significatifs et continus, demeurent mystérieuses. Ainsi, en Mésopotamie, l’agriculture a débuté dans les régions dotées de ressources agricoles abondantes plutôt qu’insuffisantes. Le passage à l’agriculture donc a été progressif. Durant une longue période, les plantes n’étaient plus complètement sauvages, sans être encore totalement domestiquées.

Les groupes de chasseurs-cueilleurs ont expérimenté différentes manières d’exploiter leur environnement et ont puisé leur nourriture, dans des proportions variables, dans différents milieux : mer, rivière, etc. Il ne semblait pas exister d’incompatibilité entre la chasse, la cueillette, l’élevage et l’agriculture car les mêmes populations ont pratiqué ces quatre activités simultanément.

Le développement de l’agriculture s’est accompagné de la domestication de certaines espèces d’animaux, qui présentaient un ensemble de caractéristiques favorables : vie en troupeau, hiérarchie, aptitude à tolérer des conditions spécifiques de vie, alimentation variée, capacité à vivre dans la promiscuité, etc. Mais la domestication des plantes et des animaux a elle aussi profondément modifié l’anatomie et le mode de vie des hommes, car en domestiquant les plantes et les animaux, l’homme a finalement été « domestiqué » par eux. La domestication a conduit à une co-évolution des plantes, des animaux et des hommes. Sous l’effet de la domestication, les animaux sont devenus moins agressifs, ont vu une atténuation des différences entre les mâles et les femelles, ou encore, une augmentation de leur fécondité. Or au même moment, l’espèce humaine connaît une évolution comparable. De plus, on observe chez les humains, d’une part, la déformation des corps et la multiplication des blessures en raison du travail agricole et, d’autre part, bien que les sources soient rares, une augmentation des épidémies.

Sous cet angle, il n'est donc pas absurde de considérer que le développement de l’agriculture et de l’élevage a eu pour effet de réduire dans une certaine mesure la liberté de l’homme. Les chasseurs-cueilleurs avaient une connaissance approfondie de la nature et bénéficiaient, selon toute vraisemblance, d’une profonde mémoire orale collective. Selon Scott, la pratique de l’agriculture a au contraire conduit à réduire la connaissance de la nature et la variété de l’alimentation. Les tâches deviennent plus routinières et la vie quotidienne se trouve rythmée par une succession d’activités qui laissent moins de place à oisiveté dont bénéficaiaient les chasseurs-cueilleurs.

 

La naissance des États

C'est dans ces conditions que les premiers États sont apparus, environ 3300 ans avant Jésus Christ - de sorte que l’humanité n’a vécu qu’une infime partie de son histoire collective dans le cadre étatique. L’État, qui est considéré comme une évidence de nos jours, a connu des débuts difficiles et lents. La naissance de structures étatiques pourrait s’expliquer par le changement climatique, notamment par l’augmentation de l’aridité des sols entre 3000 et 2500 avant notre ère. L’irrigation est alors devenue fondamentale pour assurer la survie des communautés humaines, si bien que la concentration accrue des populations et la nécessaire coordination des travaux d’irrigation auraient favorisé l’émergence des structures étatiques, en Mésopotamie, en Egypte et ailleurs.

Associé par James C. Scott à un objectif principal qui aurait consisté en l’appropriation du surplus produit par la population agricole, l’État aurait eu pour mission d’aménager un territoire et de contrôler la population la plus nombreuse possible. Cette hypothèse s'adosse à une autre invention remarquable contemporaine de celle des Etats : l’invention de l’écriture, qui dans ses premières formes n’avait pas pour fonction de consigner des discours, mais de permettre l’enregistrement des transactions et l’inventaire des biens et des marchandises. Bref, de tenir une comptabilité.

Les États naissants s’appuyaient sur les cultures céréalières qui servaient de base à l’impôt car ces cultures étaient divisibles, mesurables, stockables et transportables. Le territoire contrôlé par l’État correspondait à celui occupé par les cultures céréalières. La taxation des populations se révélait impossible si elles vivaient de manière dispersée, dans des groupes de taille variable, et si elles cultivaient des plantes-racines.

Ayant pour objectif d’extraire le maximum de revenus de la population, les économies des sociétés étatiques étaient très centralisées, bureaucratiques et militarisées. Sans l’avoir inventé, l’État avait systématisé et étendu l’esclavage car il fournissait une main d’œuvre abondante et bon marché pour produire des biens échangeables et effectuer les travaux les plus exigeants et dangereux. La possession d’esclaves était aussi un signe distinctif pour les élites. Dans une telle configuration, il n’est pas étonnant de constater que la capture d’esclaves s'est imposée comme l'un des principaux objectifs de la guerre.

L’émergence de la famille patriarcale, que Scott rapporte notamment à l’établissement de sociétés agricoles fondées sur la propriété de la terre, et l’objectif des États d’augmenter la population comme la division du travail et des rôles, auraient ainsi conduit à accroître la fécondité des femmes.

L’État n’en demeurait pas moins une structure fragile, notamment en raison de sa dépendance vis-à-vis d’un nombre limité de plantes et des conséquences parfois dramatiques des guerres et des épidémies. Cependant, selon Scott, l’effondrement périodique des États doit plutôt être analysé comme la reconfiguration des sociétés en réponse aux transformations de leur environnement plutôt que comme une catastrophe irréversible.

Puisque la grande majorité de l’humanité vivait jusqu’en 1600 après Jésus Christ en dehors des structures étatiques, l’analyse des relations entre cette population sans Etat et la partie de la population recouverte par des structures étatiques est essentielle pour comprendre l’histoire des États. Les « barbares », qui cherchaient à accaparer la richesse tirée par les États des populations sous leur contrôle, représentaient la principale menace pesant sur les États. Ainsi les « barbares » pouvaient effectuer des raids, exiger des tributs ou entreprendre des conquêtes, mais ils pouvaient aussi se transformer en mercenaires au service des États. Dans tous les cas, l’objectif des « Barbares » n’était pas de détruire les États, qui représentaient pour eux une source irremplaçable de richesses à laquelle ils avaient un accès relativement facile.

 

Une histoire élusive ?

La démarche de Scott est ambitieuse, à la fois en raison de la variété des thèmes étudiés, du manque de données et de la durée de la période étudiée. Pour cette raison, elle prend bien sûr le risque de laisser dans l'ombre les hypothèses ou les constats de faits qui ne la servent pas. Par exemple, on sait que l’intérêt des cultures céréalières vient aussi du fait qu’elles permettaient de faire du pain et de la bière, même si ceci n'explique pas nécessairement cela. Dans tous les cas, Scott a l'indéniable mérite de proposer une conception renouvelée et stimulante des longs premiers temps de l'humanité.

Sa vision des populations de chasseurs-cueilleurs est finalement similaire à la théorie de Marshall Sahlins, qui estime que ce type de société est la seule qui puisse être considérée comme opulente. Selon cette approche, les chasseurs-cueilleurs avaient des désirs limités et les satisfaisaient avec ce dont ils disposaient. Cependant cette analyse a été contestée par de nombreux chercheurs, qui affirment au contraire que ces sociétés connaissaient une mortalité infantile très élevée, des maladies fréquentes, une instabilité de leur régime alimentaire et un état de guerre permanent.

Surtout, l’analyse de Scott concernant le développement des États conduit à formuler plusieurs commentaires. Tout d’abord, son analyse rejoint en plusieurs points celle proposées par l'historien du XIVème siècle Ibn Khaldûn   . Selon la définition traditionnelle, un État peut être défini comme un ensemble de personnes vivant sur un territoire déterminé et soumis à un gouvernement donné. Mais cette définition regroupe des situations très variées, surtout au début de l’histoire humaine. L’État n’est pas forcément synonyme de sédentarité, comme en témoigne l’exemple du peuple Mandchou. Scott insiste sur la fragilité des États, mais cela ne doit pas masquer que certains États ont duré plusieurs millénaires. À titre de comparaison, les États-Unis n’existent que depuis un peu plus de deux siècles. Enfin Scott ne traite pas de la religion, qui était un élément fondamental de la culture et de la vie sociale et qui pourrait avoir joué un grand rôle dans les évolutions qu’il décrit.

Au total, la lecture du livre de Scott conduit donc à se demander s’il est possible d’avoir une connaissance précise des faits et une analyse irréfutable des facteurs explicatifs des évolutions constatées durant cette période de l’histoire humaine. En d’autres termes, malgré l’importance de cette période, il apparaît que l’on soit condamné à des conjectures plutôt qu’à des certitudes. Les débats actuels reflètent donc des positions philosophiques différentes, elles étayent à l'occasion des combats idéologiques, et dans cette mesure, elles parlent au moins autant du présent que du passé