Dans la cité, le mythe et le rite s’appuient mutuellement pour fixer l’ordre social et la raison politique : l’exemple à Athènes.

Le paradoxe de cette histoire est que c’est bien souvent par l’intermédiaire des vers de Jean Racine, dans Phèdre, que nous connaissons la légende du grand Thésée – ce personnage devenu roi d’Athènes après avoir tué le Minotaure en des temps mythiques où le devenir des Athéniens échappe encore au récit historique que nous pouvons écrire. Ce qu’il reste de ce héros, aux époques archaïque et classique où les textes se multiplient et nous permettent d’entrevoir quelque-chose du passé, ce sont donc un ensemble de mythes qui mettent en scène ses hauts faits. Par la suite, les poètes latins et européens se sont souvent emparés de ces mythes à des fins de divertissement ou d’édification des publics d’autres temps et d’autres lieux. Mais à Athènes, les mythes de Thésée, au-delà de leurs contradictions nombreuses et souvent fécondes, ont une toute autre valeur : ici, ils rencontrent un autre reste, celui des rites par lesquels la cité se pense et se donne à voir. Ils rendent compte des différents cultes que la cité célèbre tout au long de l’année en l’honneur de celui que la légende crédite d’avoir organisé les Athéniens en cité.

Dans ces conditions, étudier Thésée, ou plutôt ses légendes et ses cultes en Grèce antique, relevait d’autre chose que d’une restitution de faits passés dans leur simple succession : c’est aussi ce que démontrait Claude Calame en publiant pour la première fois Thésée et l’imaginaire athénien en 1990, une vaste enquête d’anthropologie historique qui a fait date et dont l’exemplarité explique sa réédition presque 30 ans plus tard. En prenant pied sur le sol de la Grèce antique, elle interroge les pratiques religieuses instaurées par Thésée, mais aussi les catégories mentales que nous avons longtemps utilisées (et utilisons encore trop souvent) pour comprendre ce qui se déroulait dans l’Antiquité, notamment autour de ce nom de Thésée. Ainsi que l’énonce Pierre Vidal-Naquet qui préface l’ouvrage, en renvoyant à la Vie de Thésée de Plutarque et au Dithyrambe 17 de Bacchylide, Claude Calame s’efforce de poser les problèmes que soulève l’étude d’un mythe héroïque, quand il s’inscrit dans un imaginaire politique et dans une pratique rituelle, voire quotidienne.

Autour du cas de Thésée, il importe donc d’abord d’entreprendre une discussion sur les catégories dont nous faisons usage pour penser les récits : dans quelle mesure est-il bon de conserver la notion de mythe, comment penser les rituels, etc. ? Après cette mise au point, vient ensuite le corps de la recherche qui analyse les liens que tissent les récits des expéditions de Thésée et de sa royauté avec une série de cultes essentiellement athéniens. En somme, le projet d’appréhender les modes de signification respectifs de certaines manifestations de la pratique religieuse et sociale des Grecs est d’autant plus décisif qu’il touche à nos idées reçues et à notre compréhension d’une culture que la lecture de Sophocle et d’Euripide (à propos de Thésée) ne suffit pas à renseigner.

 

Le mythe et le rite, des outils de la pensée moderne

On l’aura compris, la première partie de ce travail veut contribuer à éclairer les notions habituellement mises en œuvre pour interpréter les savoirs accumulés sur les Grecs. En l’occurrence, les notions de mythe et de rite. Il est clair, explique Claude Calame, d’ailleurs à partir d’une expérience ethnologique étendue, que l’on a conservé longtemps ces notions parce qu’on croyait en trouver l’esquisse chez les Grecs anciens. Ainsi avons-nous, occidentaux, promu le mythe et le rite au rang de catégories de la pensée « primitive », alors, ajoute l’auteur, qu’ils ne correspondaient et qu’ils ne correspondront jamais qu’à des outils de la pensée ethnologique moderne. Et de préciser plus loin, compte tenu des critiques largement connues de ces catégories : « Nous voici donc dans une situation caractérisée de porte-à-faux : condamnés à utiliser des catégories relatives à notre culture pour examiner des phénomènes propres à une civilisation différente, mais dont se réclament ces catégories mêmes ». On lira donc de près cette partie de l’ouvrage, compte tenu de l’importance épistémologique du propos.

Puisque le mythe et le rite ne renvoient à aucune idéalité d’ordre platonicien, puisque ces catégories sont dépourvues d’un en-soi, Calame les tient ainsi à distance. En traversant les ouvrages classiques sur ces questions (ceux de Claude Lévi-Strauss, mais aussi ceux de Marshall Sahlins), il décrit les modalités d’association des mythes et des rites au travers du discours des chercheurs modernes et de la critique de leurs travaux. Les approches anthropologiques, sémiotiques, etc. sont passées au crible de l’analyse. Il est donc question de statuer sur le fonctionnement de pratiques qui apparaissent comme rituelles et symboliques, mais aussi sur le discours qui les soutient. « Mythe » et « rite » sont alors reconnus comme des catégories conceptuelles issues du travail de définition taxinomique propre à la pensée anthropologique moderne. Or les discussions scientifiques sur les formules de rituels sont loin d’être achevées : Claude Lévi-Strauss, par exemple, voyait un procédé spécifique du rite dans la répétition d’opérations toujours identiques et susceptibles d’une description précise.

 

Le mythe du héros juste

Quant à Thésée, il convient de rappeler ce qu’il a été. Mais ce rapport met tout de suite la théorisation en scène. On ne peut interroger la figure de Thésée sans montrer de quel processus complexe elle résulte et sans examiner les limites des documents connus qui racontent ses hauts faits. Calame procède par séquences narratives, chacune exposant une des séries d’actes héroïques du personnage : les récits sont ceux de l’arrivée à Athènes, du départ pour Cnossos, de la description de l’ascendance du héros et de sa qualité royale de naissance, mais aussi de sa conception à l’écart de la norme, du sacrifice de sa chevelure à Apollon (à Delphes), de la transmission par Aïthra, sa mère, du savoir de son origine, de ses épreuves, etc. Or pour chacune de ces séquences, l’étude des textes se nourrit du rapport entre le récit et les actes cultuels qui y renvoient.

Thésée est donc un héros que les textes de référence construisent progressivement. Les vicissitudes de sa vie héroïque sont nombreuses. Calame les reprend une à une, afin de montrer comment les compétences du héros se forgent d’épreuve en épreuve, dès avant sa prise du pouvoir politique à Athènes, puis après la mort de son père Egée à la fin de l’épisode du Minotaure, et enfin dans la dernière partie de sa vie. Les séquences décrites font paraître les valeurs modales qui font de Thésée un personnage idéal (nécessaire ensuite pour la construction des rites). Vigueur physique, intelligence, savoir-faire viennent décrire le héros.

Simultanément, Calame montre comment se donnent à lire les passages du « devoir-faire » imposé par sa mère au « vouloir-faire » propre au héros. L’épisode des monstres sur la route de Trézène est central, avant même celui du Minotaure, plus célèbre. Car il a fallu d’abord que le héros, puissant, courageux, civilisateur, juste et pieux soit reconnu comme le fils d’Egée, et l’héritier légitime du trône d’Athènes (aussi bien par son père que par ses rivaux, tout autant que par le peuple d’Athènes et les dieux). Et l’épisode crétois ne fait que confirmer cette formation politico-civique.

Ce dernier épisode représente, dans la vie du héros, l’occasion d’une nouvelle mise en œuvre de son vouloir-faire. Le destin du héros vient alors coïncider avec l’histoire d’Athènes, mais en apportant des preuves de son héroïsme qui soient livrées depuis l’extérieur de la communauté de ses concitoyens qui en ont déjà été les témoins. Le prétexte idéal est donc le tribut imposé à Athènes par Minos. Thésée fait don de sa personne lors du versement du troisième tribut d’adolescents en partance pour Cnossos. Cet épisode permet en particulier d’observer comment, dans ces récits de la vie de Thésée, sont consignées des cérémonies religieuses qui permettent de relier le mythe et les rites. A cet égard, Calame relève à la fois les dates indiquées, les trajets parcourus et les supplications aux dieux accomplies par Thésée – car des pratiques rituelles sont d’emblée rattachées au mythe : l’aide salutaire d’Apollon à Thésée ou l’institution d’Aphrodite comme guide du voyage vers la Crète résultent de sacrifices décrits dans le mythe. Calame remarque aussi que Thésée, après l’abandon d’Ariane à Naxos, ne prend pas le chemin qui le mènerait directement à Athènes. Là encore, des rituels sont accomplis par lui à Délos. Et l’auteur de se pencher de près sur les descriptions des actes de culte accomplis par Thésée : sacrifice, consécration de la statue d’Aphrodite, fondation d’un sanctuaire.

 

Les rituels

Les principaux cultes athéniens se rapportant au mythe de Thésée constituent les Pyanopsies et les Oschophories. La première question qu’ils posent est celle des événements légendaires auxquels ils renvoient, avant ou après le départ pour la Crète. En un mot, comment identifier l’ordre cyclique du calendrier festif athénien avec la logique du mythe ? De toute manière, on trouve chez Plutarque une évocation de l’institution par Thésée de la fête des Oschophories, liée aux actes ayant marqué le retour du héros du Phalère à Athènes. Thésée entend par cette fondation cultuelle rendre grâce à Athéna et à Dionysos – deux dieux qui lui sont apparus près de Naxos. Il organise aussi un repas préparé par les adolescents rescapés pour rappeler ceux que leurs mères leur apportèrent avant le départ pour Cnossos. De là, note Calame, la participation de femmes au sacrifice des Oschophories. On apprend ainsi que célébrer les Oschophories, c’est avant tout porter des sarments avec leurs grappes (qui donnent d’ailleurs leur nom à ces fêtes). Et on peut détailler le rituel de leur célébration grâce aux descriptions assez précises qui nous en sont parvenues : on connait ainsi les types de sacrifices, les règles de distribution des viandes, leur provenance, le statut de celui qui les distribue, les rapports entre la viande et le pain, etc.

Avec les Oschophories, les Pyanopsies représentent, semble-t-il, la fête athénienne la plus importante parmi les rituels attachés à l’épisode crétois de Thésée. Calame en commente l’inscription dans le calendrier civique, la consécration à la divinité, la pratique rituelle qui explique sa dénomination, les répétitions rituelles, etc. L’analyse des actes rituels et des différentes composantes du culte s’appuie principalement sur le témoignage des textes. Elle est complétée par l’étude des rituels déliens. Toute l’enquête, dont on aimerait évoquer tant de détails, est évidemment passionnante. Non seulement elle donne chair aux cultes de la Grèce antique, mais elle permet aussi de comprendre l’inscription de ces rituels particuliers dans la culture grecque en général.

 

Mythes et rites

Calame relève tout d’abord que, si elle est fréquente en Grèce, la relation du rite avec un récit mythologique n’a absolument rien de nécessaire. Des rituels se déroulent sans être inscrits dans la logique d’un quelconque récit. En revanche, il semble que la Grèce ancienne ait constitué la relation entre le rite et le mythe en principe. Le récit mythique fonde souvent les rites. Et les rites visent de manière projective au maintien de l’ordre des actes propitiatoires. Dans cette optique, les Oschophories et les Pyanopsies apparaissent comme des actes propres à perpétuer la situation politique rétablie à Athènes par Thésée après le déséquilibre que représentait l’exigence de l’envoi au Minotaure des quatorze jeunes athéniens et athéniennes.

Et Calame d’expliquer que du point de vue du fonctionnement du processus symbolique, le récit mythologique qui sert de cause au rite se présente comme l’une des élaborations de la pensée permettant de construire, symboliquement, sa raison. Il lui confère un sens. Si donc les rites occasionnels ne sont pas rattachés, en Grèce, à une raison de ce type, les grands rituels le sont. C’est dans ce rapport que se jouent non seulement les désignations des héros comme auteurs des actes mémorialisés, et mais encore l’institution des compétences d’un rite répété ensuite afin de conjurer tout retour à une situation dont on a cru qu’elle déclenchait un déséquilibre dans la cité. La fiction légendaire vient au secours de la réalité sociologique.

Cela étant, il ne faut pas croire pour autant que cette relation consiste en un simple transfert. Entre le mythe et le rite ont lieu de nombreuses opérations qui contribuent à l’invention de formes euphémisées, lesquelles sont destinées à maintenir à la longue l’ordre des choses. Pratique sociale, lien au mythe et pratique rituelle se recoupent. L’enchaînement de logique narrative opérée entre le mythe, le rite et la pratique sociale coïncide avec le déroulement d’un processus symbolique.

On notera enfin que ce travail passionnant incite à mieux cerner en anthropologie le domaine du religieux. Qu’en est-il du « sacré » chez les Grecs (pour autant que ce terme nous renvoie au rapport des humains avec les dieux) ? Et si on peut définir du « sacré », peut-on aussi définir ce que nous prenons pour son opposé : le profane ? Le sacré se trouve au centre de l’attention dans la pratique cultuelle, mais cela n’implique pas qu’il soit étranger à la pratique quotidienne. Le rituel, d’une façon ou d’une autre, lie le sacré à la vie sociale