Et si l’amélioration du sort des salariés des pays développés conditionnait l’avenir du capitalisme ?

Au fil des années, la situation d’une forte majorité des salariés des pays développés s’est dégradée pendant que la rentabilité du capital atteignait des sommets. La flexibilisation du marché du travail, si elle permet aux entreprises de réagir plus rapidement en cas de difficultés, crée au mieux des emplois bas de gamme. Or il ne s’agit pas seulement de redonner du travail aux chômeurs peu ou non qualifiés, mais bien de faire en sorte que ceux-ci retrouvent un emploi pérenne et correctement rémunéré.

La « destruction créatrice » chère à Joseph Schumpeter ne produit plus les effets attendus, à cause d’une bipolarisation inédite du marché du travail, autrement dit de la disparition des emplois intermédiaires au profit d’emplois peu ou pas qualifiés, d’une part, et très qualifiés, mais en nombre très insuffisant, d’autre part. La mondialisation, la numérisation et la robotisation, mais aussi l’externalisation d’un nombre de plus en plus important de tâches et le développement de la sous-traitance, conjuguent leurs effets pour produire ce résultat. Les emplois détruits dans l’industrie et les services à l’industrie sont remplacés par des emplois dans les services, moins productifs, moins bien payés et plus précaires. Cette évolution est responsable de la paupérisation d’une partie des travailleurs, contribue à accroître les inégalités sociales et bloque l’ascenseur social, expliquent Patrick Artus et Marie-Paule Virard   .

Les politiques économiques sont impuissantes face à cette situation. Il est en effet très difficile pour un pays de se réindustrialiser, car la concurrence sur ce plan est désormais très forte, et chercher à développer les emplois directement liés aux nouvelles technologies se heurte au fait que ceux-ci ne représentent, même là où ces technologies sont les plus développées, qu’une faible part de l’emploi total.

Les choses ne devraient pas s’arranger. La robotisation à venir pourrait se traduire par des destructions d’emplois significatives au cours des prochaines décennies, même s’il est particulièrement difficile d’évaluer les effets que celle-ci pourrait avoir sur l’emploi global. En tout état de cause, elle devrait contribuer à renforcer encore la bipolarisation du marché du travail en continuant à supprimer des emplois consistant en des tâches répétitives et, également, à freiner les revendications salariales (comme le montrent des études récentes).

 

La déformation du partage des revenus au détriment des salariés compromet gravement la croissance

Les classes moyennes occidentales sont les grandes perdantes de la mondialisation, comme le montre la fameuse courbe de l’éléphant popularisée par l’économiste Branko Milanovic. Dans la plupart des pays de l’OCDE, la dynamique à l’œuvre est celle d’une déformation du partage des revenus en faveur des profits et au détriment des salariés   , la France, soit dit au passage, fait ici figure d’exception, avec un petit nombre d’autres pays, les inégalités, après redistribution   , y étant aussi moins marquées, grâce à l’efficacité de son modèle social. Les effets de réseaux et les rendements d’échelle associés aux nouvelles technologies favorisent une captation des profits par quelques entreprises leader, qui offrent alors des rémunérations très élevées pour conquérir puis garder leurs salariés stratégiques, tandis que les autres rencontrent de plus en plus de difficultés à rester compétitives. Ainsi, « Les salariés ont perdu peu à peu leur pouvoir de négociation, fragilisé par l’évolution du capitalisme mondialisé et par l’essor des services où le syndicalisme est moins implanté aujourd’hui qu’il ne l’était hier dans l’industrie. »  

Cette déformation du partage des revenus en faveur des profits n’a produit aucun des effets bénéfiques que les tenants de la « théorie du ruissèlement » nous promettaient. Le pourcentage du revenu national capté par le 1% d’individus au revenu le plus haut n’est corrélé à aucun élément susceptible d’améliorer la croissance économique ou plus généralement la situation des 99% restants. En revanche, ce déséquilibre pousse les gouvernements à pratiquer des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes, y compris en phase de reprise, au risque d’alimenter de nouvelles bulles spéculatives, notamment immobilières. Ce déséquilibre « finit par fabriquer un excès d’épargne des entreprises, obère le potentiel de croissance à court terme et à long terme, provoque une augmentation continuelle de la dette publique et organise l’insatisfaction sociale. »   La situation de l’économie japonaise en offre une illustration particulièrement frappante, et seule une déformation moins forte du partage des revenus évite encore à la zone euro de suivre le même chemin   .

L’augmentation des prix de l’immobilier, très supérieure aux salaires dans la plupart des pays développés (à l’exception notable de l’Allemagne), contribue également au sentiment d’appauvrissement (si ce n’est à la régression du pouvoir d’achat) des classes moyennes. Cette augmentation affecte particulièrement les jeunes salariés. Enfin, la politique fiscale alimente, elle aussi, l’exaspération des classes moyennes, notamment aux Etats-Unis, avec la baisse massive de l’impôt sur les sociétés décidée par l’administration Trump. La France n’est pas en reste avec la baisse de l’imposition des revenus du capital, qui était plus élevée que dans les autres pays de l’OCDE et dont on peut espérer, selon les auteurs, qui la jugent positivement, un regain de création de richesses et d’emplois, qui va néanmoins contribuer, en attendant, à augmenter les inégalités   .

Le sentiment d’être laissé pour compte nourrit les populismes. Cette situation pèse également sur la croissance : « Le modèle issu des Trente Glorieuses, modèle inclusif qui privilégiait la classe moyenne, n’a pas résisté à la pression conjuguée de la mondialisation, de la révolution numérique et du capitalisme actionnarial à l’anglo-saxonne. Les salariés des pays de l’OCDE sont en train d’intérioriser cette nouvelle donne […] En France, la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2017 a été rendue possible par la constitution d’un bloc composé de tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui soutiennent et bénéficient de l’ouverture sur le monde. Mais la question de l’intégration de l’ensemble des salariés dans un nouveau projet collectif […] risque de se poser rapidement de manière plus frontale. »  

 

La nécessité d’adopter un modèle économique plus inclusif

La sauvegarde du salariat, plutôt que le développement du travail indépendant, participe des principes à défendre dans le cadre de ce nouveau projet collectif, qui doit redonner de l’élan à l’économie française, ainsi que confiance et espoir à la société toute entière   . Cela passe par la participation des salariés aux profits des entreprises dans lesquelles ils travaillent : « l’Etat doit mettre en place les incitations nécessaires afin que les salaires augmentent aussi vite que la productivité ; par exemple au moyen d’une fiscalité qui incite à distribuer les gains de productivité »   et devrait également généraliser les dispositifs existants aux entreprises de moins de 50 salariés. Cela passe également par une rénovation de notre système éducatif et de notre système de formation professionnelle, car « c’est le faible niveau de formation et de qualification qui fait le chômage, notamment le chômage des jeunes, et plus encore le chômage de longue durée »   .

On sait que les résultats de la France aux grandes enquêtes internationales (PISA    et PIAAC    notamment) sont médiocres. Si rien n’est fait rapidement, cela condamnera très vite l’économie française au statut d’économie « bas de gamme » et donc à des pertes de parts de marché, à la désindustrialisation, au chômage de masse et à un appauvrissement irrésistible   . Par ailleurs, les emplois intermédiaires ont tendance à disparaître. C’est une raison supplémentaire pour donner la priorité absolue à la formation, afin d’éviter que de plus en plus de travailleurs se retrouvent piégés dans une trappe à pauvreté. Le développement de l’apprentissage, de la formation tout au long de la vie constituent ici des enjeux essentiels. Il conviendrait également de permettre à certains métiers de services de monter en gamme.

Ce projet devrait être porté par un nouveau modèle de capitalisme, à promouvoir au niveau de l’Europe, suffisamment inclusif pour redonner confiance à la grande masse de ses travailleurs. Il s’agit ici de faire avancer l’idée que l’entreprise n’appartient pas à ses actionnaires, contrairement à l’idée qui est aujourd’hui la plus communément répandue, et qui subordonne toutes les décisions la concernant à l’accroissement de richesse des premiers. Pour certains, la loi devrait stipuler clairement que l’intérêt de l’actionnaire ne peut être le seul but de l’entreprise. Une majorité du patronat y est toutefois très hostile. Le sujet devrait être tranché dans le cadre de la loi Pacte ; il est probable qu’il le soit plutôt dans le sens d’un élargissement possible de l’objet social, à la discrétion des actionnaires toutefois. Il conviendrait également de généraliser la présence des représentants salariés dans les conseils d’administration, une mesure qui se heurte également à l’hostilité d’une grande partie du patronat, même si elle compte au sein de celui-ci quelques soutiens. Les deux auteurs plaident enfin pour la mise en place d’un bonus-malus sur les cotisations sociales dépendant du comportement des entreprises en matière d’emploi, qui serait fonction de leur recours au CDD et aux licenciements et éventuellement aux ruptures conventionnelles, si l’on comprend bien.

Mais pour avoir quelques chances de voir émerger un capitalisme qui se soucierait non seulement des actionnaires, mais aussi des salariés, des clients et des fournisseurs, de l’écosystème dans lequel l’entreprise évolue et de l’environnement, encore faudrait-il reprendre le contrôle du capital de nos entreprises, et pour cela de réduire la part dans celui-ci des non-résidents et notamment des fonds d’investissement anglo-saxons ou autres, en favorisant le développement de la détention d’actions par les épargnants locaux, expliquent pour finir les auteurs.

Reste à savoir si ces orientations et les mesures proposées suffiront à contenir, non pas tant la révolte, dont on ne voit guère de signes, que la désespérance et les conséquences politiques de celle-ci, dont on a en revanche déjà beaucoup plus que les prémices

 

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