Au-delà des récits de propagande, à quoi ressemble la Corée du Nord de Kim Jong-Un ? Qui sont ses partenaires ? Comment évoluent sa société et son économie ? Comment appréhender son défi nucléaire ?

La littérature francophone consacrée à la République populaire démocratique de Corée (RPDC) ne suscite pas de controverses idéologiques hexagonales de l’ampleur de celles que l'ont connues à propos de la Chine de Mao ou de l’Union soviétique. Néanmoins force est de constater que les auteurs aujourd’hui chez les libraires présentent de manière diamétralement opposée le pays aux mains de la famille Kim depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les essais publiés depuis le début de l’année sont des témoins criants de cette tendance. C’est d’autant plus significatif que les auteurs sur les étals sont aussi ceux qui ont été les plus prolixes au cours de la décennie écoulée. Pendant cette période, chacun d’entre eux a publié en moyenne trois à quatre livres mais sans engendrer de polémiques interpersonnelles tonitruantes, comme si chaque observateur national de la Corée du Nord creusait indépendamment des autres son sillon.

Les publications du premier trimestre 2018 sont d’autant plus intéressantes qu’elles rompent avec la tendance éditoriale des dernières années. La diffusion de témoignages des transfuges nord-coréens ayant réussi à émigrer en Corée du Sud, en Chine ou en Amérique du Nord n’est plus en vogue. Ces tranches de vies bouleversantes, cruelles dans leurs détails et les destinées eurent l’avantage ces dernières années de donner pour la première fois la parole à des Nord-Coréens et de décrire l’ampleur des violations des droits les plus fondamentaux dans leur pays. Pour autant, ces récits n’ont offert qu’une vue très parcellaire de la société nord-coréenne et des violences qui la traversent. Des informations essentielles mais qui ne pouvaient rendre compte que de situations personnelles, circonscrites socialement, géographiquement et temporellement. Parfois aussi sujettes à cautions, tant nombre de propos recueillis ne purent être diffusés qu’après être passés sous les fourches caudines de la censure des services de renseignement sud-coréens. Autre biais pouvant altérer notre compréhension de la Corée du nord la plus contemporaine, la plupart des récits rapportés évoquait la décennie 90, celle des années de la famine qui entraîna la mort de plus d’un million de personnes. Depuis cette très sombre période, la RPDC a connu bien des bouleversements. Attention donc à ne pas analyser la Corée du nord de Kim Jong-un à l’aune de ce qu’elle était sous Kim Jong-il. Le lecteur ne doit jamais perdre de vue le moment où les informations qui lui sont rapportées ont été collectées et mises en forme. Des ouvrages de qualité mis récemment dans les rayons des libraires peuvent en effet parler d’une période qui n’est pas si éloignée temporellement mais évoquant une Corée du nord déjà bien différente de celle d’aujourd’hui   .

Dorénavant, le choix des maisons d’édition semble privilégier des ouvrages plus analytiques. En 2018, c’est le cas du livre du directeur de l’Institut d’histoire sociale Pierre Rigoulot   . Ce n’est pas un pamphlet même si l’auteur ne cache pas sa franche hostilité au régime de Pyongyang et milite depuis longtemps publiquement à son encontre. Il est vrai que ses travaux précédents mirent en lumière des témoignages saisissants des rescapés des camps d’internement et des transfuges qui parvinrent à fuir le Kimland. A contrario, le professeur de littérature coréenne à l’Institut national des langues et civilisations orientales   montre plus d’empathie à l’endroit de la RPDC, s’inquiétant des approches trop souvent caricaturales qui transparaissent dans les écrits sur la Corée successivement dirigée par Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un.

 

Plan large sur la Corée du Nord

Le Royaume Hermite se prête plus que tout autre Etat aux approximations, faute de pouvoir aisément s’y rendre, et aux exagérations langagières du fait d’une propagande étatique s’exprimant depuis des décennies sans retenue et parfois en des termes réellement orduriers. Dans un tel contexte, la recherche d’une compréhension fine, documentée, tout en nuances de la société nord-coréenne et des politiques publiques de Pyongyang est pour le moins ardue. Elle nécessite de surcroît une démarche volontariste pour s’abstraire autant que possible des préjugés nourris depuis la guerre de Corée   . C’est à cela que s’emploient, livre après livre, depuis une dizaine d’années, le chef de service Asie au quotidien La Croix, Dorian Malovic, et la rédactrice-en-chef adjointe d’Asyalist, Juliette Morillot   . Leur connaissance intime des pays voisins, de la langue coréenne, et des séjours répétés aux frontières de la RPDC ou en Corée du Nord y concourent sans conteste pour le plus intérêt des lecteurs.

Pour savoir si nous continuerons à connaître une période de paix-armée avec le RPDC ou un nouveau conflit sanglant, les deux journalistes ont choisi de se lancer dans une analyse à large spectre de la Corée du nord. Tout en revenant sur l’histoire du programme nucléaire militaire, la situation le long de zone démilitarisée (DMZ) ou les cyberattaques de Pyongyang, J. Morillot et D. Malovic n’ont pas limité, loin s’en faut, leurs commentaires aux seuls enjeux politico-stratégiques. Ils ne les ont pas moins décrits avec précision et dans une perspective critique des approches des administrations Obama puis Trump, trop peut-être en exonérant un peu vite Pyongyang de ses obligations au titre du Traité de non-prolifération. Néanmoins, le travail présenté se révèle très actuel. Il a su par exemple anticiper le sort réservé au plus haut responsable du Département d’Etat, R. Tillerson, et énoncer le nom de son successeur M. Pompeo.

La lecture de l’enquête de J. Morillot et D. Malovic en éclairera plus d’un alors qu’un sommet historique D. Trump – Kim Jong-un est évoqué pour les prochains mois, avant peut-être d’autres avec le premier ministre japonais S. Abe, le président russe V. Poutine et/ou son homologue sud-coréen Moon Jae-in. Dans cette conjoncture très singulière, on aurait aimé comprendre ce qui a conduit les auteurs à affirmer que la « colère contre les Etats-Unis est plus forte que jamais » en RPDC alors même que l’hostilité langagière n’a jamais cessé, ni réellement fléchi ces dernières années.

Plus généralement, certaines expressions lapidaires auraient mérité d’être nuancées. Il paraît en effet difficile d’affirmer que la Corée du nord « n’a jamais caché ses ambitions nucléaires ». Si celles-ci ont été effectivement intégrées dans la dernière mouture de la Constitution, pendant des décennies Pyongyang nia de manière farouche et parfois contre toute évidence le caractère militaire de son programme nucléaire. Les auteurs n’étant pas des spécialistes des questions de défense et de renseignement, ils ont pu sous-estimer l’importance à accorder au développement des capacités sous-marines de la RPDC, la vélocité de ses missiles embarquées ou encore les capacités occidentales à saisir le détail des programmes d’armement engagés. Certes, le renseignement d’origine humaine est incontestablement extrêmement difficile dans le contexte policier de la RPDC mais les spécificités de la langue nord-coréenne ne sont pas en elles-mêmes insurmontables comme le croient les deux analystes

 

Une société nouvelle

Les apports les plus intéressants ne tiennent pas tant à l’analyse des rapports de force militaires qu’à la compréhension de la société nord-coréenne et de ses évolutions récentes. Forts de leurs expériences de terrain, J. Morillot et D. Malovic se sont attachés à dépeindre les ressorts psychologiques nord-coréens, les rancœurs passionnelles (han) mais plus encore les bouleversements sociologiques qui ont suivi la période de la « Marche ardue », puisque le langage officiel dénomme ainsi la période de la famine des années 90. Exemples à l’appui, les auteurs ont rendu compte du nouveau rôle économique des femmes, de l’émergence des marchés privés (jangmadang), de nouveaux métiers (ex. les sociétés de taxi) ou encore de l’apparition de structures sportives. Ces éclairages sociétaux permettent de mieux saisir les causes de la relance économique, les processus de modernisation, les développements de nouvelles industries : de l’automobile « Made in DPRK » au numérique.

Au fil des années, les reportages sur place des auteurs ont nourri les chapitres de ce livre. Il est vrai aussi que l’on sait de plus en plus de choses sur la vie quotidienne des Nord-Coréens y compris par think tanks interposés. Les défecteurs sont de ce point de vue des sources de première main. Les informations diffusées par NK News depuis Washington en témoignent au quotidien. Elles permettent dorénavant de plonger jusque dans les dimensions les plus intimes de la vie des Nord-Coréens et d’ouvrir des champs de connaissances jusqu’ici très mal connus, tels la sexualité, les loisirs, ou encore le système de santé   . C’est pourquoi, on aurait aimé que le poids croissant des « Princes rouges » soit décrit avec plus de détails. Au titre des regrets, il est aussi dommageable que les auteurs n’aient pas partagé leur base documentaire notamment en donnant une brève annexe bibliographique. Pour les plus familiers du dossier nord-coréen, on la subodore, elle aurait surtout permis de rendre justice aux travaux qui ont nourri leurs réflexions, à l’image du travail monumental de Philippe Pons, le correspondant à Tokyo du quotidien Le Monde   .

Si chez deux aussi bons connaisseurs de l’Asie, on s’agacera aussi de voir employer le terme du Royaume du Siam pour parler de la Thaïlande – le pays a changé de nom depuis… 1939 -, il n’en faut pas moins garder à l’esprit que cet essai a su mettre à jour bien des sujets trop méconnus : le rôle de Hong Kong pour permettre au régime d’acquérir les biens et les technologies dont il a besoin, les pavillons de complaisance du Pacifique (Kiribati, Marshall, Tuvalu, Niue) pour les transporter, le commerce des sculptures monumentales comme source de revenus tout comme le hacking informatique pour acquérir illégalement des ressources financières nouvelles. Enfin, l’évocation des unités « Cholma » aux côtés des combattants de Bachar el-Assad en Syrie rappellera utilement que la politique nord-coréenne est un défi sécuritaire bien au-delà de la péninsule coréenne