Dans cette collection de souvenirs qui ne s’organisent pas chronologiquement, Jean-Christophe Bailly part aussi à la recherche de l’écrivain qu’il est devenu.

Jean-Christophe Bailly a publié en 2004 Tuiles détachées   , un récit autobiographique ou une forme d’autoportrait. Il a alors commencé la rédaction d’un texte personnel sur les événements de mai 1968 qu’il n’a pas achevé. Il l’a repris pour le publier en janvier 2018, en ajoutant des notes, des précisions et une postface où il justifie cette publication par « le désir de parer tant bien que mal à la déferlante de livres et de témoignages que ne manquera pas d’entraîner cet anniversaire, dans un pays qui est si friand en commémorations. Cette fièvre des retours, sans doute ne puis-je ici que la précéder, mais en ayant tenté, et ce sera ma présomption – ou mon excuse – de l’avoir quand même esquivée. »

 

« Un lac d’impatience »

L’écrivain avait 19 ans en 1968 et était étudiant à Nanterre. Pour lui « Mai 68 fut une convergence, c’est comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point, formant un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder. » Son livre est une rêverie plus qu’une analyse, placée sous le signe des arbres de la liberté de la Révolution française. Plus proche de Dada que de Marx, il adhère au Comité Vietnam national, puis à la JCR   . Il nous plonge dans l’effervescence des mouvements d’extrême gauche d’alors : il fut trotskiste, « ni situ », « ni anar », « ni stal », « ni informel ».

La France de 1968 est plus proche de la guerre que de l’époque contemporaine : c’est un vieux pays « engoncé » à la surface duquel « plein de petits arbres […] devaient former une forêt frémissante. » Il cherche à savoir « quel était ce nous » : « Une génération qu’on a voulu dire perdue et qui ne l’aura pas été ? » C’est « l’éruption d’une jeunesse prenant ingénument conscience de sa force. » Le récit, dense et bref, se présente comme un ensemble de sensations, de « je me souviens », et ne peut se plier à « aucune organisation chronologique ou même sérielle » : « tout déborde, la couleur ne tient pas dans ses lignes et les lignes elles-mêmes s’enchevêtrent sans former de figures ». Il s’interroge également sur la vie d’après « le pli historial de Mai 68 », où il fallut « accepter que l’arbre était mort ».

 

Un poète en devenir

Il s’agit d’un portrait en éclats d’un jeune homme blond, plutôt mal habillé qui découvre en même temps l’action politique, le désir d’écrire, et « le continent sentimental tel qu’à l’âge de dix-neuf ans on peut l’aborder ». Attiré par la poésie surréaliste, il consacre aussi toute cette période à des « exercices d’écriture » qui sont autant de « tentatives d’évasion hors de la Cause et hors du langage qu’on jugeait qu’elle devait tenir. » Il a détruit tous ses écrits de cet apprentissage, sauf La Ruée vers l’or, publié dans un recueil en 1973 ; il reconnaît que « cette orientation poétique était fausse, qui faisait du scribe une sorte de conducteur éperdu, et du langage une sorte d’émulsion. » Il s’est ensuite tourné dans ses livres vers l’art et le monde animal et végétal.

Le récit s’achève par un pas de côté, une sorte de revendication d’un droit de retrait, quand les étudiants trouvent refuge dans l’église d’un couvent du quartier latin, à cinq heures du matin, et qu’ils entendent le chant des religieuses : « aux élans d’une nuit dramatique, à la tension historique d’un pays qui se déchirait, les voix de ces femmes échappaient. » Jean-Christophe Bailly a trouvé la bonne distance et le ton juste pour évoquer ce moment de Mai 1968, sans nostalgie ni reniement, en prenant acte aussi de la grande solitude dans laquelle il laissa ceux qui y prirent part

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.