Nouvelle édition, très largement remaniée, d'un classique de la théorie du cinéma

Comme l’affirment d’emblée les deux auteurs, parler de l’analyse filmique est capital car c’est là, à travers l’étude de la matière intime du film, que l’on peut toucher au moment le plus concret de la compréhension du cinéma. Cet ouvrage, réédité pour la troisième fois en 2015, retrace la diversité des champs disciplinaires potentiellement mobilisés dans la démarche d’analyse en même temps qu’il livre un questionnement approfondi sur la visée de l’analyse et sa portée. Devenu un classique à l’université, l’ouvrage de Jacques Aumont et Michel Marie constitue avant tout un manuel méthodologique à destination des étudiants, enseignants et chercheurs en cinéma : à travers un panorama à la fois ample et approfondi (structuré en trois grands pôles : étude des récits, des fictions et de leur destinataire ; étude des images et des sons ; analyse des films et histoire du cinéma) permettant au lecteur de prendre du recul vis-à-vis de sa propre pratique de l’analyse filmique, il se présente comme une ouverture vers un très grand nombre de références théoriques.

Néanmoins, malgré cette portée pédagogique universalisante a priori, les deux auteurs font de cette entreprise l’occasion de réaffirmer certains partis pris. En effet même s’ils ne cherchent pas à définir une fois pour toutes l’analyse de film, (puisque comme ils le rappellent à de nombreuses reprises celle-ci peut prendre une multitude de formes), ils expriment en filigrane certains idéaux liés à cette pratique, notamment sur des questions telles que : le choix du support pour l’analyse, le choix de l’objet à analyser, la relation entre analyse et théorie, et plus largement la question de la place de l’analyse filmique dans le monde académique actuel et son lien avec des disciplines et des aires de recherche plus globales.

 

Le choix de l’objet

Si nous admettons généralement qu’il est plus commode de travailler sur un morceau de film que sur un film entier, se pose-t-on assez la question de la délimitation de l’objet de l’analyse ? En effet, comme le rappellent les auteurs, ce choix affecte notre démarche analytique et son contenu. C’est pourquoi ils préfèrent parler de « fragment » plutôt que de « séquence », mot qui laisserait penser que la délimitation de l’objet analysé serait « naturellement » justifiée alors qu’elle est souvent arbitraire.

Dans leur second chapitre, les auteurs distinguent deux grandes façons de pratiquer l’analyse à partir de fragments. Une première, héritée de l’analyse textuelle mise en œuvre par Roland Barthes pour sa fameuse étude de la nouvelle Sarrasine de Balzac dans son ouvrage S/Z paru en 1970, où le découpage en brèves séquences (que Barthes nomme des « lexies ») conduit in fine à l’analyse de l’objet dans sa globalité. A l’inverse lorsque le fragment est isolé, il sera envisagé comme un tout autonome, et donc l’analyse sera nécessairement partielle, puisque le découpage du fragment a toujours quelque chose d’arbitraire. Bien sûr les auteurs ont une préférence pour l’héritage barthésien (et notamment son idée féconde du « pluriel » de l’œuvre), malgré les critiques que l’analyse textuelle a pu susciter ici ou là. En effet, celle-ci permet une forme d’aller-retour entre les divers segments et le film entier et par là même une circulation intéressante entre une analyse partielle et une analyse plus globale. Cependant, pour des raisons pratiques, c’est souvent la seconde méthode qui est retenue pour l’exercice de l’analyse de film dans le cadre universitaire, car celle-ci est bien évidemment contrainte par un temps limité. Elle n’en reste pas moins riche pour susciter la réflexion des étudiants sur les caractéristiques du cinéma, que l’on considère ce dernier comme un art, un médium, une technique et/ou un support de représentations.

Un autre grand questionnement traité par les auteurs porte sur le choix du film lui-même. A la toute fin de leur ouvrage ils affirment que « l’un des grands résultats de l’analyse de film, c’est de permettre d’échapper à ces pesants stéréotypes (= clivage « film intello, lent, sans action » vs « film stéréotypé » à « 50 coups de feu à la minute »), et de prendre chaque film pour ce qu’il est, d’y trouver ce qu’il a d’intéressant, et en somme de le valoriser. » (p. 276) Néanmoins, ils ne se privent pas de laisser affleurer quelques jugements de valeur allant à l’encontre d’un relativisme culturel qu’ils décrivent comme inscrit dans l’air du temps. Un peu plus tôt dans l’ouvrage, les auteurs expliquent par exemple que si l’on choisit d’analyser Fanny et Alexandre plutôt que Taxi 3, ce n’est ni par déférence envers l’aura auteuriste du premier, ni par mépris pour la forme de culture populaire qu'incarne le second, mais parce que c’est dans le premier que l’on trouvera davantage matière à réflexion (p.253).

Mais bien sûr, comme les auteurs le pressentent eux-mêmes en évoquant la possibilité d’être contredits sur ce point, il est délicat de mesurer de façon catégorique la matière propice à la réflexion au sein d’un film, dans la mesure où cette dernière dépend en grande partie de l’angle d’approche mobilisé, de la façon dont on interroge l’objet, des questions qu’on lui pose dans l’analyse. Si par « matière propice à réflexion » on entend : singularité narrative et formelle, richesse émotionnelle et existentielle, « actes de pensée » reconfigurés dans la matière expressive du cinéma, alors il serait en effet délicat de prétendre que le film réalisé par Gérard Krawczyk rivalise avec celui d’Ingmar Bergman. Cependant, quels que soient les « plaisirs » respectifs que tel spectateur prendra devant Fanny et Alexandre et Taxi 3, il est possible de reconnaître dans le second film un objet privilégié, « rentable » du point de vue analytique, si l’on s’intéresse, par exemple, à l’évolution des genres populaires et des représentations qu’ils proposent de la société française. On touche ici en fait, déjà, à une autre question plus large et qui s’avère être la question majeure soulevée par l’ouvrage : celle de la place de l’analyse filmique dans les études cinématographiques et des liens qu’elle entretient avec des domaines de recherche plus larges que le cinéma, et qui interviennent au sein de ces mêmes études.

 

Visée et portée de l’analyse

Pour bien comprendre comment cette question est amenée dans l’ouvrage il faut déjà rappeler les quelques changements de perspective qui ont lieu entre la seconde et la troisième édition. Dans la seconde édition, datant de 2004, les deux auteurs constataient que l’analyse de film n’était pas considérée comme une véritable discipline, tandis que dans l’avant-propos à l’édition de 2015, les auteurs constatent que la situation a changé pour les études cinématographiques, et que de ce fait la question de l’analyse de film ne peut plus se poser de la même manière : « doivent-elles se situer sous l’aile de recherches plus générales (qu’elles soient ou non reconnues comme des disciplines académiques) ? » (p.4).

Ce qui est visé, ce sont notamment certains champs d’étude décrits comme ayant le vent en poupe dans les études cinématographiques, tels que les Gender et les Cultural Studies. On se base, pour le dire, sur des passages de l’ouvrage dans lesquels on sent que s’exprime, même à demi-mots, certaines réserves épistémologiques vis-à-vis de ce genre d’approches. Par exemple, à propos du choix de l’objet analysé, les auteurs écrivent : « Mais dès les débuts de la période sémiologique, un courant opposé a défendu l’idée que l’analyse n’avait pas à se préoccuper de la valeur esthétique ou du caractère ‘classique’ d’un film, et que, les processus sémiotiques étant fondamentalement les mêmes dans tous les films, on obtiendrait autant de l’analyse d’un film sans ambition artistique que d’un chef d’œuvre. Cette position s’est renforcée récemment, avec le développement des Cultural Studies, pour lesquelles par définition tout objet culturel est révélateur, et qui réclament le droit d’analyser n’importe quel film, en vertu de l’égalité d’intérêt théorique du mainstream et des œuvres d’auteur, et parfois pour combattre l’"élitisme" dans la culture, au nom de présupposés moraux déguisés en positions sociologiques » (p.252).

Cette perspective critique sur les approches culturalistes du cinéma porte finalement moins sur leurs principes fondamentaux (qui ne sont pas remis en cause dans leur nécessité pour le savoir humain) que sur certains des discours analytiques produits sous leur égide. Si ce type d’étude des films n’est clairement pas le seul à être présenté de façon critique dans l’ouvrage, on peut supposer qu’une crainte spécifique lui est rattachée : celle de voir, à travers la généralisation des discours qu’il produit, se dissoudre une certaine idée de l’analyse filmique, fondée notamment sur l’attention au texte lui-même, à la matière et à la forme de son expression, pensée comme indissociable de son « contenu » et de l’expérience qu’en fait le spectateur. Mais cette idée de l’analyse n’a-t-elle pas finalement toujours survécu (parfois au prix d’évolutions substantielles) aux influences exogènes, depuis le structuralisme jusqu’aux approches féministes ? Si on comprend ce qui amène les auteurs à dénoncer le caractère démagogique et appauvrissant de certaines formes de discours sur les films qui, sous couvert d’adhésion à la culture populaire, se donnent comme programme de déligitimer les approches du cinéma en tant qu’art, la façon qu’ils ont de considérer le problème (en plaçant « élitisme » entre guillemets dans la citation reproduite ci-dessus par exemple) ne serait-elle pas aussi révélatrice d’un positionnement cinéphile assez sûr et un brin passéiste, dans sa façon d’exprimer une certaine réticence à être interrogé lui-même dans ses fondements sociologiques ?

Si l’on peut lire dans ce positionnement la crainte d’une dilution de l’analyse filmique dans des aires de recherches plus globales (et peu soucieuses, voire idéologiquement hostiles, à la prise en compte de la dimension esthétique du cinéma), il faut reconnaître aux deux auteurs, d’une part une connaissance approfondie des différentes courants analytiques qu’ils présentent dans leur ouvrage, d’autre part une perspective explicative qui demeure accueillante et exploitable, même à l’égard des approches pour lesquelles ils n’expriment pas une adhésion franche.

Dans tous les cas, ils insistent sur le fait que l’analyse filmique ne peut se passer de théorie ; elle ne prend son sens que si elle débouche sur une réflexion générale, dépassant le cas particulier de l’œuvre étudiée – le discours analytique rencontrant alors des enjeux théoriques. Mais si l’analyse filmique entretient un rapport étroit avec la théorie, ce n’est pas juste parce qu’elle se servirait de théories préexistantes qu’il s’agirait de conforter par l’étude des films, cette dernière ne servant alors qu’à « retrouver » ce que l’on connaissait déjà à l’avance (c’est notamment ce que les auteurs reprochent à certaines études de type psychanalytique ou Gender) ; c’est aussi parce qu’elle doit faire avancer la connaissance en mettant quelque chose à jour, en discutant les théories existantes, voire en produisant elle-même ses propres théories.

Sur ce point, dès l’avant-propos, les deux auteurs expliquent que depuis la fin de la période dite « sémiologique », la relation entre analyse et théorie a beaucoup évolué dans les études cinématographiques. Ils font état d’un actuel « éclatement des approches possibles, recourant soit à des disciplines instituées, soit à des "bricolages" plus ou moins ad hoc » (p.255). On retrouve ici cette question importante que l’ouvrage traite sans, évidemment, jamais trancher définitivement : l’analyse filmique doit-elle s’aligner sur les méthodes d’autres disciplines existantes et exogènes, ou bien possède-t-elle quelque chose d’irrémédiablement spécifique, lié à la nature de son objet (le film de cinéma) ?

Au final, si les partis pris critiques des auteurs pourront susciter des appréciations diverses selon les lecteurs, ces derniers trouveront de toute façon dans l’ouvrage un outil très précieux dans sa façon de retracer la grande aventure de l’analyse de films, à travers un panorama complet des diverses théories qui ont traversé et alimenté cette façon singulière d’approcher le cinéma.