Penser la politique, comme faire de la politique, c'est s'occuper des contradictions de l'idée de « peuple » : à la fois groupe ethnique, corps civique et multitude des sans-voix.

Il n’est pas excessif de dire que le peuple est, depuis l’Antiquité, l’objet par excellence de la philosophie politique, peut-être son enjeu privilégié. On pourrait aller jusqu’à dire qu'au fond, elle n’a jamais rien fait d’autre que de s’occuper de lui, au double sens que cette expression revêt en français : s’occuper de quelqu’un ou de quelque chose, c’est y employer son temps, ses soins, c’est veiller sur lui, mais c’est aussi le surveiller, lui faire un mauvais parti, le malmener, le maltraiter. La notion de peuple n’est pas une notion parmi d’autres relevant du domaine de la philosophie politique, mais une notion absolument centrale, qui autorise en tant que telle une relecture de l’ensemble de la philosophie politique depuis Platon jusqu’à Hannah Arendt (et au-delà), une notion transversale qui permet d’aborder toutes les problématiques qui ont été élaborées au cours de l’histoire de la philosophie, de la théorie de la meilleure constitution politique aux théories du pacte social, en passant par la réflexion sur les principes du gouvernement représentatif, sur le principe de souveraineté, sur le droit de résistance, etc. Rien de ce qui est politique n’est comme tel étranger à une réflexion sur la notion de peuple, de sorte que l’on peut bien dire que les deux concepts sont pratiquement coextensifs.

C'est en cela que réside toute l'importance de la longue enquête consacrée par Gérard Bras à ce concept de peuple. Il y a dix ans, il publiait Les ambiguïtés du peuple (Pleins feux, 2008) où il mettait le concept de peuple au centre d’une réflexion de philosophie politique. En dépit de sa relative brièveté, l’essai était dense et laissait espérer une suite. Celle-ci vient finalement de paraître, sous le titre de Les voies du peuple. Eléments d’une histoire conceptuelle, dans un beau volume préfacé par Etienne Balibar. La continuité entre les deux essais est frappante, attestant de l’approfondissement d’une même enquête, dont la méthode varie en se faisant peut-être plus historique dans Les voies du peuple. Elle prend ici pour point de départ l'évidence qui s'impose, et qui s'oppose à la pensée, lorsqu'on s'empare de la notion de peuple, c'est-à-dire la remarquable ambiguïté sémantique de cette notion : une ambiguïté d’autant plus remarquable qu’elle affecte toutes les langues européennes et qu'elle se retrouve déjà en grec ancien (dans les mots démos, plêthos, laos) comme dans la terminologie latine (dans les mots populus, multitudo, plebs). Par le terme de peuple, on peut fnalement désigner au moins trois choses, ou trois réalités très différentes les unes des autres, dont la mise en relation est peut-être l'essence de ce qu'on appelle la politique.

 

Le peuple comme groupe ethnique

Le peuple peut d'abord désigner une entité ethnologique, géographique et culturelle, c’est-à-dire les membres d’une nation, qu’elle soit caractérisée par l’unicité de la souche naturelle (c’est le genos des Grecs) ou par les mœurs et coutumes communes (c’est l’ethnos grec). Le peuple comme entité ethnologique, c’est le peuple culturel ou le peuple ethnique, c’est celui qui est moins unifié du fait de son allégeance à une même forme politique (l’Etat) qu’en vertu de son attachement affectif au sol national, à la mère-patrie, à sa culture, à ses mœurs, aux gens qui y vivent. La conscience nationale, c’est la conscience de la nation comme groupement ethnique, comme race. La mère-patrie nous dit que nous sommes tous frères, mais frères de sang.

Il faudrait examiner plus attentivement cette définition du concept de peuple puisque c’est clairement elle qui est au fondement de tous les problèmes que peuvent soulever en philosophie politique le nationalisme et le patriotisme – en entendant le concept de « patriotisme » en un sens non péjoratif. Aujourd’hui, le concept même de patriotisme est un concept dont on a tendance à se méfier, un concept qui ne semble avoir d’autre signification et d’autre usage qu’idéologique, qui semble n’être qu’un instrument de propagande entre les mains des partis nationalistes, mais rien n'oblige à l’entendre exclusivement de cette manière. Il n’est pas possible de dire que le peuple, comme entité culturelle, ne désigne ni ne recouvre la moindre réalité politique, comme si la défense des valeurs que l’on estime constitutives d’une nation ne pouvait pas constituer un programme politique digne de ce nom, comme si – surtout – le peuple comme nation ne secrétait pas une sorte de culture politique qui seule rend possible l’édification institutionnelle. C’est ce qu’a très bien vu Freud dans son dernier livre L’homme Moïse et la religion monothéiste, où ce dernier s’interroge sur l’idée de peuple en montrant qu’avec les juifs, on voit tenir un peuple à l’état pur, par les seules forces de sa dynamique culturelle, et tenir non pas seulement en tant que société régie par ses mœurs, ses coutumes, ses opinions, mais tenir avec son idée, l’idée qu’il est un peuple, qu’il a vocation à fonder un Etat, ce que Freud appelle sa « spiritualité ». Ce qui fait du caractère des juifs un cas heuristique particulièrement intéressant, c’est que, en raison de son histoire particulière, il permet une sorte d’expérience de pensée, il permet d’analyser le différentiel entre peuple et société, peuple et nation, peuple et Etat, à partir duquel le politique est possible  

 

Le peuple comme corps civique

Par peuple, on peut ensuite désigner une entité politique, c’est-à-dire la communauté des citoyens considérés comme des individus disposant de droits politiques, intégrés dans un Etat. Le peuple désigne cette fois-ci l’entité politique souveraine, l’ensemble des citoyens en tant que corps politique unitaire, titulaire en tant que tel de la souveraineté. Défini de cette manière, il n’y a pas de peuple politique (ou de peuple juridique) hors d’un rapport à l’Etat, hors d’un cadre défini par (1) une autorité légitime, (2) un territoire et (3) une population (au sens de peuple ethnique). Il y a peuple quand et si une autorité définie s’exerce dans les limites d’un territoire défini sur une population définie. La notion de peuple politique procède de la définition d’un triple périmètre : périmètre de l’autorité, périmètre des frontières territoriales, et périmètre de la communauté des associés. Un peuple se constitue au croisement de trois frontières : du pouvoir, de la terre et des populations. Il est fonction de ces trois paramètres, ou il est une fonction de ces trois périmètres. Une population donnée prend le nom de peuple quand elle est circonscrite dans un territoire sur lequel une puissance étatique exerce son autorité. On appelle citoyens les associés composant le peuple dès lors qu’ils sont dans un rapport d’allégeance à ce pouvoir et d’appartenance à cette communauté.

Toutes sortes de problèmes sont soulevés par cette définition. Le plus évident et le plus massif concerne la distinction assez incompréhensible qui est faite entre le peuple comme sujet titulaire du pouvoir souverain et le peuple comme objet sur lequel s’exerce le pouvoir. Le pouvoir étant d’abord l’exercice d’une certaine force, il faut bien que cette force s’exerce sur quelque chose. Or dès lors qu’on pose que c’est le peuple qui exerce ce pouvoir, on voit bien qui exerce le pouvoir (c’est le peuple), mais on ne voit plus sur quoi et sur qui il s’exerce. Soit le peuple exerce le pouvoir, mais il ne l’exerce sur personne (puisqu’on ne voit pas bien comment on pourrait vouloir et résister en même temps, vouloir et ne pas vouloir), soit il est cela sur quoi du pouvoir est exercé, mais dans ce cas là ce n’est pas le peuple qui exerce le pouvoir mais un groupe d’individus, et ce que l’on appelle démocratie (au sens strict : le pouvoir du peuple) n’est qu’un masque de la domination réelle du peuple. Car il est impossible que le peuple soit simultanément des deux côtés, à moins de modifier l’un des côtés pour rendre la relation concevable : soit ce n’est pas vraiment le peuple qui exerce le pouvoir, soit ce n’est pas vraiment sur le peuple que ce pouvoir s’exerce, mais dans les deux cas on sort de la démocratie par une tangente. La solution s’impose : il faut que le peuple ne soit pas peuple en son entier, qu’il se divise et s’altère par le mécanisme même du pouvoir qu’il exerce sur lui-même, selon une procédure de délégation du pouvoir, de représentation du peuple par une partie de lui-même qui sera sans doute issue du peuple, mais qui a tous les caractères d’une classe politique, c’est-à-dire une aristocratie ou une oligarchie.

 

Le peuple comme masse et comme classe

Enfin le peuple peut désigner une entité sociologique, c’est-à-dire la masse ou la foule de ceux qui ont à être gouvernés, sur lequel le pouvoir va s’exercer, et plus précisément, au sein de cette masse, la fraction sociale dépourvue des richesses et du pouvoir, qui s’oppose à la fraction dominante de la société. Le peuple, c‘est ce qui reste quand on a enlevé tout ce qui se distingue par quelque privilège, quelque qualité, quelque mérite. Etre du peuple, c’est n’être que du peuple ; c’est se fondre dans un ensemble jusqu’à y disparaître en tant qu’individu ; c’est n’exister que collectivement, c’est être réduit à un même dénominateur commun de médiocrité. Le mot peuple est ici nettement dépréciatif ; il est connoté de mépris. Le peuple, c’est le petit peuple, le menu peuple, le vulgaire, ce que Burke appelait avec mépris « a swinish multitude » (la multitude de pourceaux), les membres des classes inférieures, les petites gens, les sans grade, les membres des couches populaires ; c’est la populace, la multitude, la plèbe, la canaille, la tourbe, c’est-à-dire l’ensemble des déshérités, des misérables, des pauvres et des vaincus, qui est tenu à l’écart des responsabilités politiques, que ce soit par des dispositions institutionnelles (le régime censitaire, par exemple) ou par une situation de fait qui le minorise dans la vie publique (la pauvreté, le manque d’instruction, par exemple).

C’est par le peuple, au sens de plèbe, que se fomentent et qu’éclatent des révolutions qui viennent jeter à bas l’édifice de la société bien organisée de la communauté des citoyens, c’est le peuple comme plèbe qui peut défaire le peuple comme corps politique et en instituer un autre, c’est lui qui avance dans la rue et qui intervient pour rompre l’ordre des choses, c’est lui qui exerce la principale menace à l’encontre de la stabilité de l’ordre politique qui est l’œuvre du peuple souverain, c’est lui qui est toujours susceptible de se révolter et qui fait une apparition éclatante sur la scène de l’Histoire en 1789, c’est du peuple comme plèbe don il est question dans le célèbre tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple. Le peuple a beau être composé des déshérités, des pauvres et des exclus, cela ne veut pas dire que ses acteurs ne jouent aucun rôle politique – bien au contraire : c’est une force historique active, qui infléchit le cours de l’histoire – mais que le mode selon lequel ils interviennent dans la vie politique est celui de l’insurrection, de la destitution, de la redistribution. Il est donc moins question du pouvoir du peuple, comme titulaire de la souveraineté, conformément à l’idée selon laquelle la volonté du peuple est le seul fondement possible du pouvoir politique. Il est question plutôt de sa puissance, qui est puissance ou force vive, non domestiquée, de destitution, de division, de destruction, de désordre et de dissolution.

 

Trois visages réconciliables ?

Et tout le problème est alors de savoir comment tenir à l’écart du jeu politique cette masse désordonnée, anomique et hétérogène d’individus pour les empêcher de défaire tout ce que le pouvoir constituant essaie de faire, comment faire pour l’intimider et l’inviter à rester à sa place, ou encore comment le faire rentrer dans le rang, le mettre en ordre, le maintenir dans la soumission et le devoir d’obéissance, comment transformer la multitude en peuple et, comme le dit Rousseau, comment penser l’acte par lequel un peuple est un peuple, dans un double mouvement de création (ou d’institution) et de domination. A ce niveau, le problème est assez différent de celui que l’on évoquait précédemment : le problème n’est pas de savoir si le peuple peut exercer le pouvoir sur lui-même, mas de savoir si, en général, il peut exercer quelque pouvoir, c’est-à-dire s’il est vraiment capable de participer à la politique, de faire de la politique et pas seulement d’influer sur la politique de l’extérieur par sa présence ou sa menace.

A cette question, il a massivement été répondu par la négative. Comme le dit Spinoza, citant Tacite : « La foule (plebs) est terrible si elle ne tremble pas »   . Le peuple fait peur, il est incapable de goûter, sans en abuser, un bien qui n’est pas fait pour lui : la liberté. Il suffit de lui donner la possibilité de la rébellion pour qu’il en abuse. La rébellion sort du peuple comme la vie sort de la matière : par génération spontanée, sans qu’il faille cherche une cause particulière. Le peuple n’a jamais de raison de se révolter, il n’a jamais que des prétextes de le faire. La misère n’est jamais que la situation du peuple ; la sédition est son essence, elle est inscrite dans sa nature. C’est l’esprit séditieux du peuple qui explique ses séditions. Le peuple n’agit pas, il est agi, il est livré aux influences les plus contradictoires, soumis aux impressions les plus fugaces, fascinés par les discours pourvu qu’ils soient mensongers et séditieux. A ce titre, il n’est pas du tout un sujet politique.           

Il faudrait s’arrêter sur le paradoxe que contient la tension entre les différentes significations du même mot. Il ne suffit pas de dire que le mot peuple désigne par synecdoque la partie et le tout, une classe de la nation et la nation elle-même. En démocratie, le terme de peuple peut désigner l’ensemble de ceux qui exercent le pouvoir en même temps que l’ensemble de ceux qui en sont dépourvus ou qui sont et doivent être tenus à l’écart du pouvoir. Le même terme peut désigner à la fois l’ensemble de ceux qui sont reconnus comme des sujets politiques et l’ensemble de ceux qui sont exclus de cette reconnaissance. Ou encore : l’ensemble de ceux qui sont déclarés citoyens et l’ensemble de ceux qui sont réputés impropres à satisfaire aux exigences de la citoyenneté. Un seul et même mot peut recouvrir aussi bien le sujet politique constitutif que la classe qui, de fait sinon de droit, est exclue de la politique. C’est cette opposition frontale ou cette tension entre ces deux dernières significations de la notion de peuple qui en fait tout le prix. Tout se passe comme si ce que nous appelons peuple était non pas un sujet unitaire (le peuple en corps), mais une oscillation dialectique entre deux pôles opposés : d’une part, l’ensemble peuple comme corps politique intégral, de l’autre le sous-ensemble peuple comme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus. Là une inclusion qui se prétend sans reste, ici une exclusion qui se sait sans espoir. A un bout, l’état total des citoyens intégrés et souverains, à l’autre la réserve des misérables, des opprimés, des vaincus. Peuple est un concept polaire qui désigne un double mouvement et une relation complexe entre deux extrêmes qui dessine l’espace même du politique, comme l’avait fort bien vu Pascal avec sa concision coutumière : « La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie ».  

 

La politique à l'image du peuple

Par où on voit que le mot lui-même de peuple nous introduit au cœur de la réflexion en philosophie politique. Le concept de peuple porte en lui la fracture fondamentale dont toute entreprise politique vise à rapprocher les bords : il est ce qui ne peut être inclus dans le tout dont il fait partie, et il est ce qui ne peut appartenir à l’ensemble dans lequel il est inclus depuis toujours. Que le peuple soit essentiellement différent de lui-même n’est pas pour la raison politique un scandale à dénoncer : c’est la condition première de son exercice. Il s’agit par conséquent, non pas du tout de chercher à réduire cette ambiguïté au nom d’une signification qui serait la norme, mais plutôt de travailler à la comprendre. Le peuple n’est dans aucun de ces trois sens, mais dans les trois, ou plutôt dans la possibilité de passer de l’un à l’autre. L’ambiguïté de la notion lui est consubstantielle. Le peuple est-il un ou multiple, inclusif ou exclusif ? De quoi parle-t-on exactement quand on parle du peuple, quand on parle au nom du peuple ? La chose est indécidable et demande à être remise en chantier sans cesse,  et c’est pourquoi il y a de la politique. Parler du peuple, c’est toujours parler au nom d’un peuple que l’on cherche par-là à constituer, et en même temps en appeler d’un peuple contre un autre, en jouant des différents sens. Il existe toujours un peuple sous le peuple, à la fois identique et irréductible. Non pas deux peuples, un bon et un méchant, un sage et un turbulent, un policé et un sauvage, mais justement le même peuple recouvert par lui-même.

La notion de peuple enveloppe sans doute le nœud de la contradiction constitutive de la politique elle-même, de sorte que vouloir la réduire, vouloir rabattre un peuple sur l’autre, reviendrait à vouloir supprimer la politique, non seulement comme domaine de réflexion, mais comme réalité existant entre les hommes et leur permettant de vivre les uns avec les autres. La différence originaire du peuple avec lui-même, le fait qu’il existe depuis toujours (sous la forme de la multitude) et qu’il soit en même temps ce qui doit se réaliser (en devenant un peuple), met au jour une scission originelle une guerre intestine qui divise le peuple plus radicalement que tout conflit, et qui en même temps en maintient l’unité et le constitue plus solidement que n’importe quelle identité. Ce que Marx appelle lutte des classes n’est pas autre chose que cette guerre intestine qui partage chaque peuple et qui ne prendra fin que lorsque, dans la société sans classe, peuple et peuple coïncideront – et qu’il n’y aura plus précisément aucun peuple, ni aucune politique. La communauté politique est toujours une forme d’inclusion exclusive. L’exclusion, la disqualification politique n’est pas un hasard ou un accident. Une communauté politique se pose en s’opposant à son autre jugé indigne politiquement. La politique est toujours l’affaire d’un groupe qui, mis en état d’indignité politique, résiste activement, c’est-à-dire expose son égale capacité à tenir un discours politique