Dans ces pages sur la « maturité » et la « vieillesse » de ses deux héroïnes, Elena Ferrante livre le dernier volet, très romanesque, de sa saga napolitaine bientôt adaptée en série télévisée.

Dans ce dernier volume, Elena Greco, la narratrice, quitte son mari Pietro Airota, un professeur d’université et se filles, Adele et Elsa, pour vivre sa passion avec Nino Sarratore, qu’elle aime depuis l’enfance, et qui a été l’amant de Lila Cerrullo dans sa jeunesse. Elle revient s’installer à Naples, dans les beaux quartiers d’abord, puis dans le même immeuble que Lila, dans le quartier de leur enfance décrit dans L’Amie prodigieuse, le premier volume de la tétralogie. Elle a une fille avec son amant, à qui elle donne le nom de sa mère. Peu après, Lila donne elle-aussi naissance à une fille qu’elle appelle Nunzia, comme sa mère. Surnommée Tina, elle est « l’enfant perdue » qui donne son titre dramatique au roman. Dans ce volume conclusif, on trouve un feu d’artifice du romanesque, avec des trahisons, des retournements, de la passion et du suspens, notamment autour de la disparition de Lila, sur laquelle la saga d’était ouverte, en préliminaire de ce long retour en arrière. Dans des chapitres brefs et qui s’enchaînent si bien qu’il est difficile d’en interrompre la lecture, l’auteure nous tient en haleine, avec des procédés efficaces empruntés à la littérature populaire du feuilleton.

 

Une écriture du séisme

« Le tremblement de terre – c’était le séisme du 23 novembre 1980, qui causa d’immenses destructions – pénétra jusque dans nos os. Il chassa toute notion habituelle de stabilité et de solidité, et toute certitude que chaque instant serait identique à l’instant suivant ». En mêlant la grande Histoire de l’Italie de la fin du XXe siècle à celle de ses deux héroïnes, l’auteure tisse une fresque sensible où la vie privée résonne du fracas de la vie publique. Le quartier, où Lila est restée et dirige une entreprise florissante d’informatique avec son compagnon Enzo, est soumis aux trafics et aux violences de la Camorra, représentée dans le roman par les frères Solara. Il y est question de drogue, de meurtres, d’enlèvements, de règlements de comptes… Lila essaie de résister à ces forces néfastes, mais le tremblement de terre lui fait formuler sa vulnérabilité. « Elle utilisa ce mot, délimiter. C’est en cette occasion qu’elle y eut recours pour la première fois, et elle s’efforça de m’en éclaircir le sens : elle voulait que je comprenne bien ce que c’était, la dissolution des limites, et à quel point cela la terrifiait. […] Elle expliqua que le contour des objets et des personnes était fragile et pouvait se briser comme un fil de coton. […] Toute chose pouvait perdre ses limites et dégouliner sur une autre, les matières les plus hétérogènes fondaient, le tout se mélangeait et fusionnait. Elle s’exclama qu’elle avait toujours dû se faire violence pour se persuader que la vie avait des limites robustes, parce qu’elle savait depuis l’enfance que ce n’était pas comme ça […], et elle n’arrivait pas à croire que ces limites pouvaient résister aux chocs et aux poussées. »

 

Une œuvre féministe

Reprenant des thèmes déjà présents dans Poupée volée (Gallimard, 2009), Elena Ferrante s’interroge sur la difficulté d’être une femme dans un monde très patriarcal et marqué par la domination masculine. Comment être mère et créatrice ? Comment être mère sans cesser d’être fille et femme ? Comment écrire sans trahir ? La question de la création est au cœur de cette composition romanesque, où celle de l’amitié passe peut-être au second plan, malgré le titre général des quatre volumes. Qu’est-ce qui autorise une femme à créer, en dehors de la reproduction de l’espèce, à faire à la fois des enfants et des livres ? Les livres vivent-ils vraiment plus longtemps que les enfants, ou sont-ils balayés par les tourbillons des époques et des modes ? La construction en abyme donne à ces questions un aspect vertigineux et une tonalité assez mélancolique, notamment dans l’épilogue mystérieusement intitulé « Restitution ». Qui tient la plume, quand une femme écrit ? Cette question que ne cessent de se poser les journalistes à propos d’Elena Ferrante, a déjà sa réponse dans le livre. « Il y a cette présomption, chez les gens qui se sentent destinés à l’art et surtout à la littérature : nous travaillons comme si nous avions été investis de quelque chose, mais en réalité il n’y a jamais eu la moindre investiture. Nous nous sommes donné à nous-mêmes l’autorisation d’être auteur, et pourtant nous nous désolons si les autres nous disent : Ce machin que tu as écrit, ça ne m’intéresse pas, en fait ça m’ennuie et d’abord qui t’a donné le droit de l’écrire ? Je rédigeai en quelques jours à peine une histoire que pendant des années, souhaitant et craignant que Lila ne l’écrive, j’avais fini par imaginer dans tous ses détails. » Le mystère Ferrante a encore de beaux jours devant lui.