Trois livres qui témoignent à la fois de la prégnance historique des fontières et du renouvellement permanent de leurs fonctions géopolitiques et économiques.

Thème majeur de la géographie et des relations internationales, les frontières ont globalement tendance à se renforcer, loin du discours sur leur effacement véhiculé par le contexte de la mondialisation économique, y compris sur le continent européen, alors même que les coopérations transfrontalières n’ont jamais été aussi riches et nombreuses. C’est là tout le paradoxe des constructions transnationales telles que l’Union européenne, qui voit sa dynamique d’intégration et de renforcement des échanges se confronter au nécessaire contrôle des frontières, à la fois sur le plan de la sécurité intérieure et de la politique commerciale.

Or, comme l’ont analysé des historiens tels que Jean-Baptiste Duroselle et Pierre Renouvin dans leur magistrale Introduction à l’histoire des relations internationales   ou, plus récemment, le géographe Michel Foucher dans ses ouvrages Fronts et frontières   et L’obsession des frontières   , la frontière constitue une « force profonde » des sciences politiques, à l’échelle locale comme internationale, et les pratiques des acteurs (publics, privés, citoyens…) la font évoluer dans le temps selon les contextes géopolitiques, de la contrainte militaire et défensive (cas des places de garnisons stratégiques autour de la frontière franco-allemande aux XIXIe et XXe siècles) jusqu’à l’exploitation de ses ressources économiques, comme l’exprime l’exemple des « territoires frontaliers » (autour de Genève, Bâle, Strasbourg, Luxembourg…), très dynamiques et porteurs d’un véritable bassin de vie et d’emplois transfrontaliers.

En une synthèse accessible et pluridisciplinaire, l’ouvrage collectif, sobrement intitulé Frontières   et publié sous la direction du géographe François Moullé, constitue précisément un outil de référence sur le thème frontalier, à la fois manuel pour étudiants et guide pour les « praticiens » locaux, nationaux ou internationaux qui travaillent sur ces questions éminemment actuelles. Fruit d’un travail en commun de géographes, d’urbanistes, d’historiens et de politistes, ce livre permet de mieux comprendre l’importance de la frontière dans notre monde contemporain à travers des thèmes et des exemples territoriaux bien choisis.

Ainsi, il est notamment question de la cartographie (première ressource stratégique et géopolitique au sens strict), des contentieux, de la gouvernance multiniveaux (commune, intercommunalité, département, régions ou équivalents selon les Etats), de migrations, de commerce ou encore de culture, soit autant de thématiques qui paraissent fort éloignées les unes des autres mais qui ont en commun de pouvoir être abordées sous l’angle fécond de la coopération transfrontalière. A partir de territoires très illustratifs de cette dimension, comme le sont les métropoles transfrontalières (Copenhague, Ostrava, Vienne, Genève, Bâle, Strasbourg, Luxembourg, Lille ou Sarrebruck, pour ne parler que de l’Europe), l’ouvrage analyse avec intérêt les dynamiques de gouvernance économique et territoriale qui se sont progressivement développées et qui traduisent à quel point les jeux d’échelles et d’acteurs permettent à la frontière de jouer un rôle fondamental dans l’aménagement et le développement de ces territoires.

Dans un registre plus juridique et institutionnel, le chapitre consacré aux politiques structurelles de l’Union européenne permet de comprendre l’importance stratégique des dynamiques transfrontalières dans les priorités et le budget des institutions européennes, à travers notamment le programme Interreg, qui a, pour le développement transfontalier, historiquement joué un rôle équivalent à celui d’Erasmus pour les échanges universitaires.

Pour poursuivre sur le thème des politiques d’intégration territoriale européenne, il est intéressant de signaler la publication d’un ouvrage portant sur Les Régions et la politique de cohésion de l’Union européenne   qui vient en quelque sorte approfondir les pistes proposées par la synthèse universitaire. On notera en particulier la très instructive perspective historique d’une politique publique européenne qui pèse très largement dans le budget communautaire et l’éclairage particulier sur les « Eurorégions », structures institutionnelles encore assez souples mais qui marquent les traces d’un début de mobilisation européenne en faveur d’un espace public transfrontalier, notamment par l’action du Comité des régions, établi à Bruxelles depuis le traité de Maastricht. Sur ce sujet comme sur d’autres (cohésion territoriale urbain-rural, réseaux des municipalités, groupement européen de collectivités territoriales, décentralisation de la gestion des fonds européens…), cet ouvrage traite d’éléments essentiels touchant à l’impact de la politique régionale européenne sur le développement territorial en général et transfrontalier en particulier.

Précisément, au sujet des « Euro-régions » transfrontalières, une monographie très riche sur La Grande Région Saar-Lor-Lux   vient de paraître, fruit de la recherche universitaire d’Estelle Evrard, chercheuse en géographie politique à l’université du Luxembourg, pays transfrontalier s’il en est. Cette étude passionnante, à la fois historique et géopolitique, illustre parfaitement le thème des stratégies de développement transfrontalier, par-delà les aspects purement institutionnels, et montre à quel point la coopération transfrontalière est en passe de devenir, par l’exemple (par la preuve, pourrait-on dire même), la véritable « fabrique » de l’intégration européenne. Associant l’ex-région Lorraine, le Luxembourg, les Länder allemands de la Rhénanie-Palatinat et de la Sarre, ainsi que, plus récemment, la Wallonie belge, cette « Grande Région », devenue « Région métropolitaine polycentrique transfrontalière » (selon l’expression qui fleure bon la bureaucratie bruxelloise), est l’héritière de l’un des espaces frontaliers les plus anciens – depuis 1971 –, qui concentre à ce jour le plus grand nombre de travailleurs frontaliers en Europe.

Au-delà du caractère exceptionnel de ce bassin d’emplois transfrontaliers, doté d’une histoire et d’une identité partagées (le séculaire « triangle du charbon et de l’acier », à l'origine du projet européen pensé par le Lorrain, né à Luxembourg de nationalité allemande, Robert Schuman, et dont les difficultés structurelles, notamment en Lorraine, a justifié de bâtir des nouvelles stratégies de mutation économique des territoires) l’ouvrage ne masque d’ailleurs pas non plus les obstacles qui subsistent pour aboutir à une véritable coopération inter-étatique, notamment sur le plan des transports (quotidiennement encombrés, en particulier en France sur l’axe du sillon lorrain, entre Metz et Luxembourg-ville, en passant par Thionville) et de la fiscalité économique (cette politique dépendant, au niveau européen, de la règle de l’unanimité, gage de blocage permanent), ni le risque économique de ne faire peser le développement économique de la Grande Région que sur le dynamisme de la finance luxembourgeoise. Notons à ce titre que, conscient de cette spécialisation excessive de son économie nationale, le Luxembourg cherche aujourd’hui, dans une coopération difficile mais réelle avec ses voisins français, allemand et belge, à diversifier ses activités industrielles et tertiaires, notamment sur le plan du développement durable et de la transition énergétique. Peut-être s’agit-il là d’un nouveau chapitre de cette histoire à nulle autre pareille du développement transfrontalier de ce territoire au carrefour de l’Europe ?