Une tentative de pastiche nietzschéen (inspiré de ses écrits consacrés à ses séjours au bord de la Méditerranée) et un dictionnaire d'une ampleur inédite témoignent de la vitalité du philosophe.

Professeur agrégé et docteur en philosophie, Philippe Granarolo a publié plusieurs ouvrages sur la philosophie nietzschéenne, dont L'individu éternel. L'expérience nietzschéenne de l'éternité   et Nietzsche. Cinq scénarios pour le futur   . Offrant un regard philosophique souvent iconoclaste, il est une personnalité intellectuelle bien connue de l'agglomération toulonnaise, où il anime de nombreux débats et conférences.

Corse d'origine, il a étudié, enseigné et vécu toute sa vie au bord de la Méditerranée (principalement à Toulon, à Nice et à Ajaccio), fasciné comme Nietzsche (ainsi que de nombreux écrivains, artistes et philosophes) par la pureté de sa lumière et la douceur de son climat. Aussi a-t-il eu l'idée, à travers son nouvel essai (qui constitue son sixième ouvrage sur le philosophe allemand), de proposer, de manière assez originale (mais aussi risquée), sous la forme de carnets qu’aurait rédigés Nietzsche lors de chacun de ses séjours au bord de la Méditerranée, une sorte de "pastiche" de ses notes à propos de sa vie quotidienne, de ses rencontres, de ses souffrances et ses espérances, le texte étant en lui-même largement inspiré des écrits nietzschéens – qu'il s'agisse en premier lieu de sa riche correspondance ou de ses livres.

A travers cet exercice de style, l’un des objectifs avoués de Philippe Granarolo est de mettre en relief l'adoration de Nietzsche pour le Mare Nostrum antique (n'oublions pas que sa première leçon à l'Université de Bâle, lorsqu'il prit son poste de professeur de philologie en 1869, fut consacrée à Homère), livrant au passage de belles pages sur Empédocle, mais aussi de détruire les caricatures qui se sont accumulées depuis plus d’un siècle sur sa personne, notamment sous l'influence de sa soeur Elisabeth Förster, qui, avec son mari, fut proche des milieux pangermanistes.

A vrai dire, malgré une réserve initiale, due à l'aspect "décalé" de cette écriture, ces Carnets méditerranéens de Friedrich Nietzsche se lisent avec plaisir, que l'on soit spécialiste ou novice, et l'on peut dire sans conteste qu'ils témoignent d'une connaissance intime de la vie et de la pensée du philosophe.

Nourris par les nombreux écrits biographiques (Daniel Halévy   , Curt Paul Janz   , notamment) et la correspondance très importante du philosophe (avec sa famille et ses amis Paul Rée, Heinrich Köselitz, Lou Andreas-Salomé ou encore Malwida von Meysenbug), ces Carnets méditerranéens visent à comprendre la vie et la pensée de Nietzsche au contact de villes (Gênes, Naples, Messine, Sorrente, Venise, Nice) aussi étrangères à sa culture germanique. Selon Philippe Granarolo, les séjours du philosophe témoignent d'un véritable culte voué à cette Mer Méditerranée qui, années après années, a tendance à prendre dans son cœur comme son esprit, la place d’une Allemagne de plus en plus rejetée.

De ce point de vue, Philippe Granarolo ne lésine pas sur les reproches adressés à son pays d'origine par Nietzsche et ses écrits fictifs (ou réels) font apparaître un contraste assez systématique entre le "Sud" et le "Nord", réduit parfois à une opposition un brin caricaturale entre la Méditerranée et l'Allemagne.

Or, s'il ne fait guère de doute, comme il l'est justement restitué dans ces carnets, que Nietzsche a exécré le pangermanisme et le militarisme prussien de son époque, et qu'il a violemment rejeté en particulier Wagner (après l'avoir tout de même aimé et fréquenté), il est assez douteux qu'il ait opposé aussi systématiquement le monde germanique au monde latin, sachant que ses premiers témoignages démontrent notamment qu'il a vécu des moments intenses et décisifs lors de ses études à Bonn et à Leipzig.

Par ailleurs, les séjours méditerranéens de Nietzsche, qui furent en effet nombreux (notamment à Nice et à Venise), ne constituèrent qu'une part du cycle géographique de ses voyages, cette vie nomade devenant progressivement son mode d'existence, à mesure que la santé du philosophe devenait fragile et qu'il prit définitivement congé de l'Université de Bâle, dont il toucha une pension dès 1879, à l'âge de 35 ans.

En particulier, Sils Maria (dans la vallée romanche de l'Engadine, dans le canton suisse des Grisons), dont il est cependant question allusivement dans ces Carnets méditerranéens, a sans doute été le lieu où il s'est senti le plus en harmonie puisque c'est au bord du lac de Silvaplana qu'il eut la révélation de l'éternel retour (Karl Löwith   a consacré de nombreuses pages à cet épisode) et ce fut le lieu de ses plus fréquents séjours estivaux, qu'il quittait surtout en raison du froid de l'automne.

Ainsi, s'il ne fait guère de doute que Nietzsche a bien été fasciné par la Méditerranée, il l'a été tout autant par les montagnes et glaciers alpins qu'il a découverts dans ses séjours dans l'Oberland bernois depuis Bâle (ville où il était d'ailleurs notamment allé enseigner pour se rapprocher de Wagner et de son lieu de résidence de Tribschen, à Lucerne, en Suisse allemande et au pied des Alpes) et qu'il a largement admirés de nouveau en Engadine.

Cela n'enlève rien, bien entendu, à l'intérêt du projet de Philippe Granarolo car, qu'il s'agisse des Alpes ou de la Méditerranée, la lecture de Curt Paul Janz nous enseigne bel et bien que la pensée de Nietzsche se confondait d'une certaine manière avec sa vie et qu'il avait fini par trouver un équilibre (cependant bien précaire, comme en témoigne sa crise finale de Turin en janvier 1889) à la fois philosophique et géographique en alternant les séjours estivaux à Sils Maria, automnaux à Turin et hivernaux-printaniers à Nice.

Les carnets fictifs   de Philippe Granarolo ne cachent d'ailleurs pas le fait que Nietzsche supportait mal, du fait de ses fréquents maux de têtes et troubles de vision, les étés méditerranéens et ne prétendent pas qu'il souhaitait en permanence la lumière méditerranéenne, malgré son attirance permanente.

En particulier, concernant Nice, où Nietzsche séjourna en effet cinq hivers de rang (de 1883 à 1888), s'il écrit bien à Heinrich Köselitz qu'il y règne "quelque chose de triomphant et de supra-européen" (formule que Philippe Granarolo reprend justement dans ses carnets), il finit également par dire, dans une autre lettre à Köselitz le 30 octobre 1888 : "Nice a été folie pure. Comme site, Turin m'est à cet égard plus sympathique que ce stupide morceau de Riviera, calcaire et pauvre en arbres et je ne saurais assez me désoler de m'en être débarrassé si tard"...On voit donc, par ce dernier exemple, que la fascination du philosophe pour la Méditerranée n'empêche pas ses jugements contradictoires à propos des villes où il séjourne (il parlera en des termes proches de Venise).

Cependant, ce que montrent avec force ces Carnets méditerranéens, c'est à quel point, en Allemand du nord-est (venant de la lointaine Saxe-Anhalt, d'ailleurs fascinante également à bien des égards...), Nietzsche a été littéralement irradié par la lumière méditerranéenne, en particulier à Gênes, à Venise et à Sorrente, comme il a été également ébloui par la beauté de la Suisse (Bâle, mais surtout les Alpes bernoises et grisonnes) ainsi que par la ville de Turin et sa vue sur les Alpes piémontaises.

Sans réduire la vie du philosophe à ses séjours au bord de la Méditerranée (même si le projet de Philippe Granarolo constitue in fine une forme d'hommage à la Grande bleue, berceau de la philosophie antique, qui fut l'une des sources principales de Nietzsche), cette lecture recontextualisée permet donc de mieux cerner ce que la pensée nietzschéenne doit à une des inspirations, qui ne fut toutefois pas la seule.

A ce titre, signalons que l'éminent Dictionnaire Nietzsche   , publié l'an dernier sous la direction de Dorian Astor, ne présente curieusement aucune entrée globale consacrée à la Méditerranée, alors même que les lieux de séjour nietzschéens, tels que Gênes, Nice, Venise, Turin, Bâle, Tribschen ou Sils Maria, font l'objet de notices assez développées, puisque, comme l'écrit justement le directeur d'ouvrage dans son avant-propos, "pour un penseur itinérant, qui a accordé tant d'importance au choix de l'atmosphère et du climat des lieux où il travaillait et vivait, les localités où il a séjourné revêtent un caractère non seulement biographique, mais proprement philosophique", rejoignant en cela totalement Philippe Granarolo. Bien entendu, ce travail collectif encyclopédique, sans doute le premier d'une telle ampleur consacré au philosophe (en tout cas en langue française), n'est pas seulement centré sur les lieux mais traite également des amitiés, inimitiés, des sources d'inspirations, artistiques et intellectuelles, ainsi que, bien entendu, des écrits nietzschéens, à travers les quelque 400 contributions de plus de trente spécialistes, français et internationaux, cristallisant l'état des recherches actuelles et ouvrant des pistes pour l'avenir.

Exceptionnel par son ambition et par sa qualité, ce projet de Dictionnaire Nietzsche, comme le rappelle Dorian Astor (normalien et germaniste, actuellement chercheur en philosophie à l'Ecole polytechnique, spécialiste reconnu de Nietzsche et auteur notamment d'une biographie récente    et d'un essai remarqué   ) dans son introduction efficace, exprime le souci de répondre à un intérêt très vivace et durable du lectorat contemporain (de toutes les générations) pour un philosophe dont la puissance critique continue de nourrir enthousiasme et fascination, mais aussi préjugés et malentendus. Instrument de travail autant que clé de voûte bibliographique, cette vaste synthèse à visée exhaustive tente d'embrasser l'ensemble des écrits et des notions de la philosophie nietzschéenne, ainsi que les éléments de réception historique, de son époque à nos jours.

Cet important ouvrage, qu'il est notamment plaisant de "picorer" au fil de la lecture des Carnets méditerranéens de Friedrich Nietzsche, offre ainsi de nombreux points de repères et témoigne de la vitalité et de la créativité inépuisable du philosophe, esprit libre et solitaire, critique sans concession du passé et du présent et, à ce titre parmi d'autres, penseur déterminant de l'époque moderne et contemporaine