Une brillante et collective aventure historiographique au service de l’histoire globale centrée sur le XIXe siècle. Une nouvelle manière d’envisager le monde et son histoire.

Dans la lignée des ouvrages dirigées par Patrick ­Boucheron, Histoire du monde au XVe siècle (Fayard, 2009) et Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017), Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre s’attèlent cette fois au grand XIXe siècle avec pour ambition d’échapper à tout occidentalocentrisme. Cette vaste entreprise conduite par 90 historiens (dont Patrick Boucheron, auteur d’une contribution sur l’éruption du Krakatoa en 1883) constitue une somme d’érudition et se signale comme une nouvelle approche censée faire date. Outre le fait que l’ouvrage intègre dans chacun de ses chapitres les évolutions historiographiques en cours – à titre d’exemple, la colonisation est abordée du point de vue des colonisés, ce qui relativise l’ampleur du phénomène longtemps étudié en fonction du regard occidental – la méthode abordée, pour le moins audacieuse, consiste à dire que ce XIXe siècle pensé comme tel par les Occidentaux - XIXe qui fut une époque de mise en réseau des différents territoires du monde - ne fut pas vécu par tous les contemporains selon la même chronologie et le même degré d’adhésion aux dynamiques de connexion.

Ce passé pluriel abordé à l’échelle globale permet de mieux saisir les forces d’intégration mondiale tout en soulignant la multitude des résistances à ce processus largement inspiré par les Européens dans le contexte colonial. Pour autant, la colonisation ne fut pas réservée à ces seuls derniers et l’une des qualités du livre consiste à nous rappeler la pluralité du mode de domination par exemple exercé en Amérique du Nord ou en Asie par des peuples autochtones engagés dans des logiques expansionnistes. L’Europe n’est dès lors plus le repère spatio-temporel en vigueur et la notion de « modernité » si chère à l’Occident trouve ici ses limites. Les chronologies s’en trouvent remaniées et nos repères habituels revisités. Ainsi, selon le thème abordé, les idées libérales, les migrations, la croissance industrielle, la révolution des transports, chacun fixe une chronologie qui lui est propre et qui varie selon la géographie. Cette diversité des historicités suppose de changer la grille d’analyse qui vaut habituellement au XIXe siècle des historiens. La perspective mondiale offerte par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre aide à mieux contextualiser les histoires nationales en repérant leurs points communs mais aussi leurs spécificités.

 

L’ouvrage commence par une première partie composée de 14 chapitres en lien avec les dynamiques mondiales enregistrées au XIXe siècle. Les notions que l’on y repère témoignent notamment de la proximité de ce XIXe siècle avec le XXIe siècle dont nous vivons le commencement. Il y est en effet question de migration, d’urbanisation, de transports et de communications, ou encore de mondialisation des sciences et de la culture.

La deuxième partie offre 42 contributions en lien avec une ou plusieurs événements de par le monde : la naissance de l’État haïtien (par Bernard Gainot), la première pandémie de choléra (par Patrice Bourdelais), la fondation du Libéria (par Anne Hugon), l’Exposition internationale de Londres en 1851 (par Blaise Wilfert), la révolte des cipayes en 1857(par Jacques Pouchepadass), la guerre russo-turque de 1878 (par Anne Couderc), la fondation de la deuxième Internationale (par Jean-Numa Ducange), la renaissance des Jeux Olympiques (par Patrick Clastres), ou encore la découverte en 1908 du pétrole en Perse (par Philippe Pétriat).

La troisième partie intitulée « Le magasin du monde » et qui renvoie autant à la mise en vente des produits qu’à leur caractère novateur envisage la culture matérielle comme un témoignage de la diversité du monde et de sa mise en réseau. La cas du fez (abordé par M’hamed oualdi) montre d’ailleurs à quel point cet ornement des élites ottomanes devint un produit mondialisé, car fabriqué et commercialisé par des entreprises européennes. le sort des animaux (étudié par Damien Baldin) ouvre la voie aux barbelés (Olivier Razac), au caoutchouc (Michitake Aso), au corset (Valérie Steele), au fusil (Johann Chapoutot), à la montre (Christophe Granger) et au thé (Philippe Chassaigne) pour ne citer que certains exemples parmi les 24 abordés. Cette liste au premier abord hétéroclite n’est pas un « inventaire à la Prévert » mais bien la démonstration logique de ce qui fait la richesse du monde au XIXe siècle, à savoir sa pluralité et sa dynamique d’accélération des échanges.

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage achève la démonstration de cette « provincialisation » du monde dont le découpage en dix aires civilisationnelles aide à concevoir à la fois les forces d’intégration à la mondialisation mais aussi les courants de résistance à cette dernière. Il revient à Christophe Charle de conclure l’ouvrage en en soulignant les mérites heuristiques et en portant une réflexion sur la chronologie d’un « long XIXe siècle » qui, par bien des aspects, dure jusqu’à aujourd’hui.

 

L’encouragement offert si brillamment par ce livre à réviser nos repères et à relativiser la notion de « modernité » (associée à la portion euro-américaine du monde) nous semble être un modèle à suivre, car applicable à d’autres domaines encore trop exclus des études historiques, comme les formes d’art et la musique en particulier. Si l’origine des collaborateurs (principalement Américains et Européens, dont une forte proportion de Français) n’est pas un fidèle reflet de l’ambition fixée à cet ouvrage, ils n’ont que plus de mérite à avoir entrepris et brillamment réussi ce décentrement du monde