A l'occasion de la conférence inaugurale de Didier Fassin au Collège de France, où il a été nommé à la chaire annuelle de santé publique, Nonfiction republie l'entretien qu'il nous a accordé en 2018.

Didier Fassin vient de publier La Vie. Mode d’emploi critique, où il réfléchit à la manière de rendre compte du traitement inégal des vies humaines dans les sociétés contemporaines, à partir d’enquêtes de terrain qu’il a réalisées principalement en France et en Afrique du Sud et de concepts élaborés par des philosophes.

Sa démarche, qui lie un travail sur les concepts et leur mise à l’épreuve à partir de situations vécues pour élaborer un cadre d’analyse qui permette d’en rendre compte, prend quelques libertés par rapport à ce en quoi consiste habituellement la discussion philosophique. En conséquence, sa pertinence doit s’évaluer en fonction de l’intérêt du cadre proposé pour décrire les situations évoquées ou d’autres situations comparables, mais également nous aider à nous positionner par rapport à celles-ci. 

Il a accepté de répondre aux questions de Nonfiction à l’occasion de la sortie de ce livre.

 

Nonfiction : Dans La Vie. Mode d’emploi critique vous vous interrogez sur la vie et certaines de ses dimensions essentielles avec le souci de montrer les tensions qui traversent chacune d’elles. Vous puisez pour cela dans les concepts élaborés par des philosophes dans le cadre de leurs propres recherches. Pourriez-vous expliciter un peu la manière qui a présidé à ces emprunts ?

Didier Fassin : La notion de vie, dans ses multiples acceptions, peut généralement être appréhendée sans peine par tout un chacun, même dans ses usages métaphoriques : la vie d’un homme célèbre ou d’un personnage de roman, la vie d’une cellule ou d’une plante, mais également le cadre de vie, le niveau de vie, les choses de la vie. Cependant, dès lors qu’on veut cerner de près ce qu’est la vie, on se heurte à cette polysémie, et notamment à cette tension, soulignée par Hannah Arendt, entre la vie en tant qu’elle va de la naissance à la mort et la vie en tant qu’elle est pleine d’événements qu’il est possible de raconter pour leur donner sens. Autrement dit, entre le biologique et le biographique. Les philosophes ont, d’Aristote à Hegel, tenté de penser ensemble, avec plus ou moins de bonheur, cette double dimension. Les anthropologues et les sociologues, de leur côté, se sont souvent servi de la vie des membres des groupes qu’ils étudiaient comme matériau empirique pour traiter de multiples objets, tels que la parenté, la religion, la maladie, le travail, la famille, la sexualité, mais sans accorder une place particulière à la vie en tant que telle. Ou bien, lorsqu’ils l’ont fait, au cours de la période récente, c’était surtout en s’intéressant aux sciences de la vie, lesquelles, il est vrai, ont connu d’importantes avancées avec le décryptage du génome, les développements de l’épigénétique ou les débats autour de la bioéthique : je pense par exemple aux travaux de Paul Rabinow, Nikolas Rose ou Margaret Lock. 

Ce que j’ai, pour ma part, tenté de faire, c’est renouer les fils de cette double signification, à savoir le vivant et le vécu, comme le dit Georges Canguilhem. Je l’ai fait en mettant à l’épreuve les concepts de philosophes qui ont accompagné ma réflexion depuis deux ou trois décennies, en particulier Michel Foucault. En effet, les enquêtes ethnographiques, comme les études sociologiques ou démographiques, révèlent la valeur heuristique mais aussi les limites de ces concepts quand ils sont simplement appliqués mécaniquement. Je plaide pour une trahison respectueuse de ces auteurs, c’est-à-dire pour un travail en profondeur sur leur pensée et une appropriation libre ouvrant de nouvelles perspectives. C’est donc un dialogue critique que j’ai voulu engager, pour élaborer non pas une anthropologie de la vie, que je crois impossible, mais une réflexion anthropologique ayant la vie pour objet. 

Or, la vie n’est pas pour moi un objet comme un autre. Il y a, dans les rencontres que mes travaux sur quatre continents m’ont permis de faire, dans les vies que j’ai vues affectées par la maladie, la violence ou l’injustice, dans les vies dont j’ai suivi le cours ou qui m’ont été racontées, quelque chose d’à la fois impénétrable, émouvant et tragique. De mes années d’enfance dans des quartiers populaires à ma découverte du tiers monde dans les villes indiennes, et plus tard à travers mes enquêtes au Sénégal, en Équateur, en Afrique du Sud et en France, l’inégalité des vies a été une sorte de fil rouge de ma propre histoire tant personnelle qu’intellectuelle. C’est donc sous cet angle que j’ai voulu aborder cet objet si difficilement saisissable par les sciences sociales. La question des vies inégales me permettait du reste de penser ensemble les dimensions biologique et biographique.

 

Prendre la mesure de cette inégalité de traitement requiert ainsi, si l’on vous suit, tout d’abord d’être capable d’identifier des « formes de vie », tout en rendant compte des tensions qui s’y jouent entre l’universel et le particulier, le biologique et le biographique et la loi et la pratique. Ce que vous illustrez en prenant l’exemple de migrants ou de réfugiés en France et en Afrique du Sud…

L’idée – car il ne s’agit au départ pas d’un concept, cette manière de penser étant étrangère à Ludwig Wittgenstein – de formes de vie a connu un succès remarquable ces dernières années, autrement dit bien longtemps après que l’expression a été formulée, de façon presque incidente, dans les écrits du philosophe autrichien publiés à titre posthume. Ce succès s’est souvent fait, me semble-t-il, au détriment d’un véritable questionnement sur ce qu’il apporte ou peut apporter aux sciences sociales. Autant la discussion a été vive et riche en philosophie, autour notamment de la question de savoir si les formes de vie caractérisaient de manière transcendantale les relations humaines ou variaient en fonction des contextes, avec une tentative de synthèse proposée par Stanley Cavell, autant l’adoption par les anthropologues et sociologues s’est faite, à quelques exceptions près, de manière assez imprécise. J’ai donc essayé de reprendre cette discussion philosophique en débordant en quelque sorte le cadre wittgensteinien. Ainsi ai-je mis en évidence cette triple dialectique de l’universel et du culturel, du biologique et du biographique, enfin de la loi et de la pratique.

Afin de donner une matière concrète à cette triple dialectique, je m’attache à une forme de vie sur laquelle j’ai depuis longtemps travaillé, celle des nomades forcés, à savoir tous ces exilés qu’on appelle alternativement migrants et réfugiés, demandeurs d’asile et étrangers en situation irrégulière. Pour éviter l’occidentalo-centrisme qui prévaut sur ce thème, comme on l’a vu en 2014 et 2015 en Europe, j’ai tracé un parallèle, en m’appuyant sur mes enquêtes, entre des jeunes hommes syriens dans la jungle de Calais et des femmes zimbabwéennes vivant dans des immeubles squattés de Johannesburg. Il est ainsi possible de reprendre les trois tensions évoquées. Premièrement, au-delà des différences liées aux histoires singulières de ces personnes, on observe des expériences communes de rapport à l’État et à la société, notamment dans l’exclusion et la violence. Deuxièmement, alors qu’est en jeu leur survie physique, on constate des variations importantes d’un lieu ou d’un moment à l’autre dans la manière de traiter ces personnes comme des humains ou comme des animaux. Troisièmement, tandis qu’elles sont en dehors du cadre légal ou considérées comme telles, ces personnes parviennent à trouver des arrangements qui leur permettent de mener une existence, certes difficile et menacée, dans des pays bien peu accueillants le plus souvent. 

J’ai donc délibérément choisi cet exemple parce qu’il me semble illustrer, de manière exemplaire pour les sociétés contemporaines, ce qu’est une forme de vie. Il en existe bien d’autres, qui sont autant de façons d’être au monde et d’en partager l’intelligence avec tous ceux qui en font l’expérience, au-delà des frontières nationales. Ainsi, dans le débat central entre le transcendantal et l’anthropologique, je suis du côté de ce dernier, mais en ne le limitant pas à des cultures particulières : les nomades forcés sont de tous les continents et de toutes les origines. 

 

Vous expliquez ensuite qu’il faut prendre en compte une deuxième dimension, qui recouvre des « éthiques de la vie », qui consistent dans la façon dont les sociétés valorisent de manière différente la vie biologique et la vie sociale et politique. Vous montrez en prenant l’exemple de la régularisation des malades en France ou encore du traitement des personnes souffrant du Sida en Afrique du Sud comment la valorisation de la vie biologique l’emporte aujourd’hui largement sur la seconde, ce qui n’a pas toujours été le cas, et ce qui n’est pas sans poser quelques questions. Vous vous concentrez ici sur les vies inégales, serait-ce la même chose pour les vies privilégiées, ou bien la vie sociale et politique ne pourrait-elle être davantage valorisée en ce qui les concerne ?

Tandis que la philosophie s’est surtout intéressée à la question éthique en se posant la question de ce qu’est – ou devrait être – une vie bonne, je l’ai en quelque sorte renversée en m’interrogeant sur la manière dont différentes sociétés valorisent la vie et notamment sur ce qui a conduit la plupart des sociétés contemporaines à faire de la vie un bien suprême, autrement dit à valoriser le simple fait de vivre, comme l’écrit Walter Benjamin. Il y a en effet quelque chose de remarquable et peut-être de troublant dans la prééminence accordée à la vie biologique ou physique sur la vie sociale ou politique. J’en donne plusieurs exemples, et il serait facile d’en ajouter d’autres. On pourra sans aucun doute en avoir une confirmation en comparant la façon dont aura été traitée, avec soin et un souci de consensus, la révision des lois de bioéthique et la manière dont s’est opérée, souvent brutalement et dans la division, la révision des lois sur l’immigration et l’asile.

L’intéressante question que vous posez sur de possibles variations de ce schéma évidemment trop réducteur peut trouver une réponse à un double niveau : économique et social, d’une part ; moral et politique, d’autre part. Au premier niveau, il me faut souligner que je ne parle pas de vies précaires ou vulnérables, expressions à propos desquelles j’émets certaines réserves, mais de vies inégales. J’inclus donc les pauvres et les privilégiés, les dominés et les dominants. Mais il est vrai, comme vous le suggérez, que plus on descend dans la hiérarchie sociale, et plus, dans la manière dont on traite les individus, la vie physique tend à prévaloir sur la vie qualifiée. Et ce, jusqu’à ce point limite où aucune de ces deux modalités de la vie n’a alors plus de valeur, comme on le voit avec les individus qu’on laisse mourir en Méditerranée. Au second niveau, il n’existe pas qu’une éthique de la vie, celle qui nous est familière et accorde un prix élevé à la vie, au moins lorsqu’il s’agit de la vie de celles et ceux que nous pouvons considérer comme proches. D’autres sociétés ou d’autres groupes ne partagent pas ce système de valeur, et considèrent que l’on peut tuer ou que l’on peut se tuer. Je pense ici à la persistance de la peine de mort dans certains pays ou à la pratique de grèves de la faim allant jusqu’au décès. Dans le premier cas, on attribue à des individus des caractéristiques, par exemple la commission d’un crime, dont la réparation surpasse la valeur supérieure de leur vie. Dans le second cas, des individus placent une cause, par exemple l’indépendance de leur pays, au-dessus de leur propre vie. 

 

Vous prenez pour finir en compte une troisième dimension, celle des « politiques de la vie », qui recouvre l’évaluation relative des vies et le traitement inégal que celle-ci permet ou encore les effets inégaux de ces politiques sur les vies. Des données statistiques, très nombreuses, démontrent l’ampleur des inégalités qui en résultent. Et des récits de vie, montrez-vous, permettent de rendre compte de la manière dont les configurations sociales se manifestent dans la biographie et la biologie des individus, dans un processus d’incorporation de l’inégalité. Le cadre d’analyse étant ainsi complété, on peut alors s’interroger sur l’effet que l’on pourrait espérer de ces révélations. Pourriez-vous nous en dire un mot ?

Premièrement, que les sociétés traitent les vies, au pluriel, de manière extraordinairement inégale tout en affirmant que la vie, au singulier, est un bien suprême est une contradiction qu’il me semble important d’exposer, de la même manière que l’on doit exposer la contradiction entre l’affirmation du respect des droits humains et la délégation de la prise en charge des exilés à des régimes mafieux comme en Libye ou autoritaires comme en Turquie. Deuxièmement, montrer qu’il existe de multiples manières d’avérer l’inégalité des vies, depuis la valeur monétaire des indemnités pour les victimes jusqu’aux taux de mortalité en fonction de la classe sociale ou de l’appartenance à une minorité, mais aussi le faire en complétant l’approche quantitative par une démarche qualitative pour penser autrement ce que pourrait vouloir dire une espérance de vie et pour mieux comprendre ce qu’on peut appeler l’incorporation de l’inégalité, me paraît tout aussi crucial. Dans les deux cas, il s’agit de rendre les sociétés plus lucides sur l’écart entre la démocratie emphatiquement proclamée et la démocratie réellement observée. 

Que peut-on alors attendre de ces révélations ? Les chercheurs doivent certainement être modestes pour ce qui est de l’impact qu’ils peuvent avoir sur les affaires du monde. En l’occurrence, cependant, il se trouve que les inégalités sont assez difficiles à voir si l’on ne dispose pas de données statistiques ou bien d’enquêtes ethnographiques. On voit la pauvreté bien plus que les disparités. De surcroît, les inégalités qui concernent la vie sont généralement naturalisées, en les considérant par exemple comme d’origine génétique, ou à l’inverse culturalisées, notamment quand on les impute à la consommation de tabac et d’alcool. La mise en évidence de ces inégalités, invisibles ou occultées, peut donc être une pièce essentielle apportée au débat public sur la justice sociale et un instrument pour celles et ceux qui veulent lutter pour une société plus équitable

 

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Nonfiction a rendu compte de plusieurs livres de Didier Fassin.