Comment les Allemands ont perçu et vécu 1939-1945 et ont adhéré au conflit.

Professeur d'histoire à l'université d'Oxford, Nicholas Stargardt a rédigé avec La Guerre allemande un ouvrage majeur dans l'historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Unanimement salué par les spécialistes de cette guerre (à l'image de Saül Friedlander ou Ian Kershaw), le travail de Stargardt va au fond des choses pour essayer de comprendre pourquoi et comment les Allemands se sont lancés à corps perdu dans ce conflit qui a causé près de 60 millions de morts et détruit la majeure partie de l'Europe.

Son parti pris a été de se plonger dans les archives privées pour en dégager des grandes lignes de forces qui permettent d'appréhender les raisons des violences perpétrées par les troupes germaniques. Stargardt renouvelle en effet l'historiographie de ce conflit où beaucoup de travaux ont été effectués ces dernières années sur les grands personnages du régime comme la biographie magistrale d'Hitler rédigée par Ian Kershaw   ou plus récemment celle du SS Friederich Krüger, chef de la police allemande en Pologne occupée, par Nicolas Patin   . Cependant, rares sont les travaux sur le peuple allemand et sur son ressenti durant le conflit.

Depuis peu néanmoins, les études sur le quotidien en Allemagne pendant les deux guerres mondiales se multiplient, preuve d'une évolution de la mentalité outre-rhin d'une population qui commence, plus de 70 ans après, à sortir du traumatisme du nazisme. Ainsi, la série de 2013 « Unsere Mütter, Unsere Vatter » (traduit par « Génération War ») a été un grand succès en Allemagne et en Europe : celle-ci narre le parcours de cinq jeunes allemands pris dans la tourmente de 39-45. C'est exactement ce cheminement - suivre la population allemande au front et à l'arrière - qui est au cœur du travail de l'historien britannique Nicholas Stargardt. La Guerre allemande est une somme très complète, de quelque 800 pages, sur l'histoire des Allemands durant ce conflit et, en toute vraisemblance, l’un des derniers livres marquants sur la Seconde Guerre mondiale.

 

Le rôle primordial des lettres et journaux intimes

La Guerre allemande est une étude de la vie des Allemands durant le second conflit mondial. Il s'agit pour l'historien britannique de brosser le portrait de la population germanique à partir de sources essentielles dans le domaine de l'histoire de la vie privée : les lettres et les journaux intimes. La correspondance des soldats et leurs journaux sont bien sûr étudiés, apportant le point de vue du front. Afin d'être le plus exhaustif, Stargardt s'appuie aussi sur de nombreux écrits des civils, offrant ainsi le point de vue de l'arrière. La majeure partie de l'ouvrage fonctionne donc avec ce jeu de miroir systématique qui vise à mettre en relation le front et l'arrière   .

Stargardt choisi de présenter l'évolution du conflit de façon chronologique : ce qui offre, grâce aux aller-retours incessants entre front et arrière, une approche globale. Il s'agit donc de voir comment un événement se déroule puis de comparer sa perception par les soldats et les civils. L'intérêt du recours aux sources privées est d'approcher au plus près des comportements et mentalités des Allemands, c'est-à-dire, pour l'historien, d'appréhender au mieux la pénétration de l'idéologie nazie dans la sphère privée. Et c'est sur ce point que la démonstration de Nicholas Stargardt est brillante ; il arrive à démêler l'idéologie nazie du comportement des différents personnages étudiés, c'est-à-dire qu’en fonction du rôle et de la position de chacun de ses protagonistes, il peut décrire et analyser leurs attitudes. Nous sommes presque dans l'étude sociologique, proche des recherches menées par l'école américaine, à l'image de ce que Erving Goffmann a pu proposer sur les différents types de relations interpersonnelles.

 

Une histoire au plus près du vécu du peuple allemand durant le conflit

La Guerre allemande est une étude des Allemands « par le bas » : les sources proviennent d'anonymes représentatifs de la majorité des habitants de leur pays. Leurs comportements peuvent donc être généralisés à l'ensemble du peuple allemand. Stargardt offre ainsi une vision assez complète de la société allemande durant le conflit.

On peut toutefois regretter le manque d'informations sur la résistance allemande au nazisme. Même si elle a été très largement minoritaire, celle-ci a été réelle mais n’est guère abordée ici par l'historien britannique. Il est vrai que pendant le conflit, et même dans les années qui ont suivi, les résistants à l'image de Hans et Sophie Scholl ou de Von Stauffenberg n'ont pas été, aux yeux de leurs compatriotes, des héros. Il faut attendre au minimum les années 1950-1960 pour que leur image soit réhabilitée aux yeux de l'opinion publique outre-Rhin.

Stargardt décrit bien à travers son travail tous les mécanismes d'adhésion de la société au nazisme et l'encadrement du parti sur celle-ci : organisations de jeunesse, de travail ou encore ligue des femmes allemandes. Ces mécanismes expliquent que la résistance a été largement marginale (et marginalisée) dans le pays. En effet, Stargardt met en avant l'assentiment des Allemands face à cette guerre : une fois le conflit déclenché, le peuple s'est soudé autour de son armée et de ses soldats, mais pas forcément autour des nazis. Ian Kershaw avait été encore plus loin dans cette voie en insistant beaucoup plus sur les dissensions de la société allemande durant cette période. Dans La Guerre allemande, la notion d'assentiment domine et rend compte de l'endurance des Allemands, et sur autant de fronts durant ce conflit.

 

Une lecture renouvelée de la Seconde Guerre mondiale

La Guerre allemande est un ouvrage remarquable, un de ceux qui marque l'historiographie d'une période et ce sans doute pour de nombreuses années. En effet, Nicholas Stargardt fait ici un travail énorme tant au niveau des sources que de la bibliographie. Sur cette dernière partie, toutes les dernières références anglo-saxonnes, mais aussi allemandes et françaises sont présentées : la lecture de cet ouvrage est aussi un moyen pour le lecteur de se tenir au courant des dernières avancées de la recherche historique sur cette période. Force est d'ailleurs de constater que de nombreux ouvrages d'historiens anglo-saxons sont venus renouveler les travaux historiques sur ce conflit depuis quelques temps, à l'image des travaux de Timothy Snyder ou de Ian Kershaw. Les Historiens français de la période ne sont pas en reste, comme Nicolas Patin   ou Johann Chapoutot   .

La principale originalité de La Guerre allemande est de proposer une histoire globale de la société allemande durant le conflit. A la fois très complet et plaisant à lire, l'axe chronologique choisi permet de suivre l'évolution des mentalités au fur et à mesure de l'avancement du conflit et de saisir un point de vue nouveau dans l'historiographie : celui des vaincus de ce conflit.

En effet, le peuple allemand se retrouve en 1945 avec un pays en ruines et face à une saignée démographique majeure due à la guerre. Pour les Allemands, 1945 c'est « l'année zéro » (Stunde Null) à partir de laquelle débute une nouvelle étape de leur histoire. Stargardt montre bien que ce conflit a modifié en profondeur la société outre-Rhin et que, à cause de tout ce qui s'est passé durant celui-ci, les mentalités des habitants allaient être sensiblement et durablement impactées par les comportements de toute la société entre 1939 et 1945. La Guerre allemande de Nicholas Stargardt remet ainsi en perspective la vie des soldats et des civils en Allemagne durant le conflit le plus meurtrier de l'histoire