Le portrait du penseur de la Révolution russe par l’auteur du Livre noir du communisme

« La déléninisation prend des années et interroge le désenchanté sur ses responsabilités propres »   . La prise en main de cette biographie pourrait laisser dubitatif. Par bien des aspects, elle relève souvent de l’égo-histoire puisque Stéphane Courtois en analysant Lénine, s’interroge sur sa propre fascination pour ce personnage clivant. Pourtant, une fois dépassés une dédicace en début d’ouvrage « Pour Claudine, qui m’a délivré de Lénine et du léninisme » et quelques jugements lapidaires, le lecteur plongera dans un parcours fascinant et complexe. Le sous-titre ne paraît toutefois pas adapté car le travail manque d’une véritable dimension comparative permettant de montrer ce que Lénine aurait légué aux autres régimes totalitaires.

 

La Russie d’un siècle à l’autre

L’aspect le plus passionnant de cette biographie apparaît incontestablement comme la description de la Russie des années 1890-1920. L’auteur brille par sa maîtrise du contexte historique et sa capacité à retranscrire les idées et le fonctionnement du mouvement révolutionnaire russe. Stéphane Courtois décrit plus particulièrement l’influence de Tchernychevski et surtout de Netchaïev, dont le Catéchisme du révolutionnaire codifia la Révolution. Arrêté en 1895 par l’Okhrana pour ses activités révolutionnaires, Vladimir Oulianov fut envoyé en exil en Sibérie où il put cependant faire venir sa famille.

Au début du XXe siècle, le contexte devint alors favorable en raison de la défaite contre le Japon et surtout de l’agitation du monde paysan, puis ouvrier, en Pologne, en Lettonie, ou encore à Odessa. La grande violence alors présente en Russie est parfaitement relatée dans cet ouvrage. Le Premier ministre Stolypine mena une répression féroce qui conduisit à la pendaison de milliers d’ouvriers et paysans révoltés. Malgré sa démission et son assassinat, l’Okhrana poursuivit cette expiation sanglante qui renforça les bolcheviks. L’année 1917 n’est traitée qu’à partir des pages 300, ce qui témoigne du soin apporté aux idées de Lénine. Le récit de la Révolution et de la guerre civile est bien mené, même s’il n’apporte guère de nouveautés par rapport aux travaux de Nicolas Werth.  

 

Un personnage complexe

Par bien des aspects, il s’agit d’une biographie classique puisque l'auteur revient sur l’ensemble des étapes de la vie de Lénine. Soyons même honnêtes, la mort de son père d’une hémorragie cérébrale en 1886 et la pendaison de son frère Alexandre le 20 mai 1887 amènent une certaine compassion envers le personnage. Comme l’écrit si justement Stéphane Courtois, cette exécution le fit brusquement passer dans le monde des adultes   . La vie de Lénine fut aussi une vie d’exils qui le conduisirent à Genève, Paris, Londres, Cracovie, ou encore en Finlande.

Pour autant, l’historien n’hésite pas à condamner avec vigueur certains traits de Lénine comme le fait qu’il n’ait jamais travaillé pour gagner sa vie   ou que l’entretien de sa bicyclette fut le seul travail manuel qu’il n’ait jamais exercé   .

Le déclassement subi par sa famille à la suite de l’exécution de son frère renforça chez lui un sentiment d’injustice d’autant qu’il dût arrêter, pour un temps, ses études dans lesquelles il se démarqua par son excellence. Le Lénine intime de Stéphane Courtois est assez bien retranscri et met en perspective la trajectoire du personnage dans la fin de la Russie tsariste.

 

De Lénine au léninisme

La force de Lénine est d’avoir su adapter la philosophie marxiste aux caractéristiques sociologiques et économiques du pays. Comme l’écrit si justement Orlando Figes : « ce n’est pas le marxisme qui fit de Lénine un révolutionnaire, mais Lénine qui rendit le marxisme révolutionnaire »   . Pour Stéphane Courtois, Oulianov en pensant le léninisme, mit en place le premier système totalitaire dont les caractéristiques majeures se retrouveront chez Staline, mais aussi dans l’Italie mussolinienne et l’Allemagne hitlérienne. Si lors de la famine de 1891-1892, Tchekhov et Tolstoï firent des dons pour y remédier, Vladimir Oulianov y vit des éléments positifs car la famine rapprochait du socialisme en détruisant la foi dans le tsar et Dieu   . Il prit le nom de Lénine en 1902 dans une brochure intitulée « Que faire ? ». Les idées de Netchaïev furent alors reprises comme la « liquidation du membre indigne » qui préfigurait les vagues d’épuration   . L’historien évoque également la militarisation de sa pensée puisque Lénine articula guerre civile et gouvernement révolutionnaire, en souhaitant notamment utiliser le bas peuple comme « chair à canon révolutionnaire ». Des textes auraient cependant été nécessaires pour pleinement étayer cette idée.

Il est vrai que l’idée d’un Lénine totalitaire inspirant en grande partie la Terreur de Staline n’est pas neuve et Nicolas Werth l’avait parfaitement expliqué dans Le Livre noir du communisme. Nous aurions aimé davantage de matière sur ce point et surtout une approche bien plus comparative. Giovanni Amendola n’est ainsi cité qu’à deux reprises sans que le lecteur ne comprenne vraiment le lien avec la doctrine du penseur de la Révolution bolchévique. De même, l’auteur ne convainc pas forcément quand il explique que le führerprinzip remonte à Lénine   . L’idée d’un génocide de classe, loin de faire l’unanimité, aurait aussi mérité un développement plus franc   et aucune preuve n’est avancée pour attester que Lénine a bien pensé le Don comme la « Vendée soviétique » durant la guerre civile   .

Au-delà de ces imprécisions, Stéphane Courtois développe des idées pertinentes sur le monopole culturel et de la violence. Un des passages les plus stimulants apparaît quand il montre que la brutalisation du léninisme ne doit rien à la Grande Guerre contrairement à Mussolini et Hitler car il en est resté éloigné   . Selon l’auteur, cette brutalisation réelle trouva davantage ses racines chez Marx plutôt que dans la guerre   . Les répressions sanglantes de Cronstadt et Tambov menées entre autres par le général Toukhatchevski illustrent ce nouveau seuil dans la violence intérieure.

 

En définitive, la biographie proposée, sans forcément offrir de grandes nouveautés, brille par le savoir de son auteur sur le personnage. On regrettera que les quelques références à la Révolution française ne s’appuient guère que sur Patrice Gueniffey ou encore Reynald Secher. L’introduction nous interroge pourtant sur la clémence dont fait preuve aujourd’hui l’opinion publique envers le natif de Simbirsk dont le bilan macabre s’avère terrible. De la construction de son mausolée au lendemain de sa mort à l’érection d’une statue du dictateur à Montpellier en 2010-2012, la fascination pour cet homme laisse dubitatif. Stéphane Courtois, un temps symbole de cette attirance, dresse ici un portrait historique qui montre à quel point l’idéologie destructrice de Lénine a plongé la Russie dans une violence d’une nouvelle nature

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.