Au travers de la critique du transhumanisme et de l’animalisme, Francis Wolff trace la voie d’une utopie cosmopolitique, prônant l’hospitalité, l’égal

À l’heure où un sentiment commun voue les utopies aux gémonies et à la trahison, peut-on revenir sur leur sort, leur fonction et leur potentiel ? Alors que beaucoup semblent s’être immunisés contre elles, on peut toutefois se demander comment articuler, parler et promouvoir la possibilité d’un monde meilleur qui maintiendrait la référence à un « nous » ?

Bien sûr, on ne peut se départir de penser aux liens, sans doute trop évidents, entre utopie et régimes dictatoriaux du XXe siècle. Lorsqu’Adorno parle de la fin de l’idéal humaniste, en 1944, c’est pour relever que ce terme signifie que, à cette époque, même l’individu a perdu l’autonomie grâce à laquelle il pourrait réaliser le genre humain (Minima Moralia I, §17). Lorsqu’à partir des années 1990, on parle de la « fin des utopies », cela vise à souligner certains échecs du XXe siècle, et cela légitime, d’une certaine manière, la perte de crédibilité de ces utopies (telle que nous les connaissons, du moins, de la Renaissance à nos jours). Mais le prix à payer pour ces deux « fins » n’est, éventuellement, rien d’autre que le présentisme, parfois la nostalgie, souvent une conception crépusculaire de la culture.

Il n’est pas certain pour autant que le dossier soit entièrement clos, à voir se déployer de nos jours deux discours problématiques : le transhumanisme (anthropocentré) et l’animalisme (zoocentré), accompagnés d’une cohorte de devins pour lesquels l’humanisme classique est la source de tous nos maux. Ils nous proposent aujourd’hui de « nouvelles » utopies. C’est, il est vrai, à leur encontre, que Wolff tente ici de déployer un tout autre projet utopique : humaniste (révisé) et cosmopolitique.

 

De la fatigue

Voilà un thème deleuzien : la fatigue, lequel est désormais décliné en fatigue des utopies, fatigue d’être soi, etc. C’est pourtant le point de départ de l’auteur de ce texte brillant, porteur d’une nouvelle utopie traduite en humanisme conséquent ou en cosmopolitisme sans frontières. Il est à noter que cet auteur n’est pas le seul à remettre en selle le cosmopolitisme pour nos jours (Alain Policar, Raphaël Glucksmann, etc.).

Mais pour soulager le lecteur, et revenir brièvement sur cette fatigue, il ouvre l’ouvrage par l’établissement d’une différence entre les utopies théoriques (des premiers modernes à Marx, laissons de côté les âges d’or grecs) et les utopies en acte. Les raisons : peut-on s’interdire de refuser le présent ? Peut-on maintenir la positivité de l’idée d’utopie (dont l’auteur a besoin) ? Peut-on se dispenser de vouloir une autre configuration du monde social et politique ? Les utopies théoriques et d’ailleurs aussi littéraires, montre-t-il, se donnent des objectifs spécifiques : susciter la mobilisation de l’imagination, réveiller les consciences, suggérer que nous pouvons faire autre chose et autrement. Tandis que les utopies en acte se retournent finalement contre le principe même des utopies en ce qu’elles s’énoncent comme des programmes à réaliser rapidement. C’est pourquoi, en dépit du formidable espoir d’émancipation qu’il a représenté longtemps, le communisme, déduit ou non de Marx (cela se discute), mais portant son nom, s’est fracassé contre le mur du réel. Il s’est mué en machine tyrannique, bureaucratique et totalitaire.

Pour autant, toutes les dictatures ne se valent pas. Wolff en est bien conscient et il n’unifie aucunement les rêves de libération collective, qui se sont englués dans la rigidité de leurs visions exclusives, et les idéologies de la pureté (de la race, etc.).

 

De l’effacement du politique

Finalement le principal problème du renoncement aux utopies réside dans leur : le repli sur soi, sur l’idéologie de la nation fermée sur elle-même, ou sur les tactiques et intérêts individuelles. Ce qui a donc disparu simultanément, c’est le politique, l’affirmation d’un « nous » potentiel, fut-il différent de celui qui recouvre formellement le statu quo.

Il en irait de même pour le Bien. Nous ne rêverions plus à une cité bonne, mais seulement à une cité « moins mauvaise ». Même les « presque » révolutions les plus récentes (Chine, Tunisie, Egypte...) ne reviennent pas sur les utopies. Selon Wolff, on s’y rebelle contre quelque chose, mais pas pour quelque chose. On sait ce qu’on rejette, on ignore ce à quoi on aspire.

Aussi assistons-nous, en tout cas en Europe, à la sacralisation massive des droits individuels. Nous attendons que l’État nous laisse tranquilles, tout en assurant nos droits individuels. Un individualisme non révolutionnaire prime (par différence avec l’individualisme révolutionnaire romantique par exemple).

Alors une conséquence s’impose : si nous ne vivons ensemble que parce que nous avons des droits, ou afin d’en avoir davantage, alors nous n’avons pas de raison d’imaginer un salut commun. Serions-nous donc tous devenus libéraux, en ce sens particulier du terme ?

 

De la disjonction

Cette démarche peut prendre le nom de disjonction. Et une telle disjonction s’exacerbe de la critique, prégnante, de l’idéologie de l’humanité ou des droits de l’humain, à l’heure où il est aussi nécessaire de tenir compte des hommes et des femmes, des riches et des pauvres, des profiteurs et des laissés pour compte. La critique la plus féroce des droits de l’homme, on le sait, a souligné que cette référence à un « homme » en général n’est au fond que la projection des valeurs particulières de la culture dominante (occidentale et européenne).

Plus largement, la réflexion ne peut pas faire l’impasse sur les différentes réductions de l’humanité auxquelles nous assistons : réduction à une espèce biologique (non seulement précarité scientifiquement contrôlée des frontières entre les espèces, mais pour certains effacement complet de ces frontières !) ; réduction de l’humain dans les neuro-sciences (toutes les espèces fonctionnent de la même manière, réduction de la pensée à des flux nerveux et du langage à la communication).

En somme les taxinomies dont nous héritons sont brisées (Aristote ne fournit plus de modèle de pensée légitime, par sa taxinomie dieux-humains-animaux). Mais au profit de quoi ? Car c’est aussi sur ce terreau que s’élèvent les deux discours du transhumanisme et de l’animalisme. Utopie posthumaniste ou utopie animalière, nous ne savons plus s’il faut rêver d’un destin divin (sans Dieu) ou d’un destin animal ?

 

Du transhumanisme et de l’animalisme

Contrairement à ce qu’écrivait par conséquent Adorno, cité ci-dessus, nous n’en avons pas terminé avec la question de l’humanisme. Occasion est ainsi donnée à Wolff de consacrer d’abord un chapitre précis au transhumanisme et à son rêve d’un accès de l’humain à l’immortalité.

Cela étant, Wolff ne part pas en guerre contre lui sans remarquer en premier lieu qu’existe un fond scientifique incontestable dans ce type de discours. Le progrès scientifique et technique, notamment biomédical, a contribué à allonger l’existence et à améliorer les conditions de la vie humaine. Passons sur la liste des inventions récentes.

Pour autant, l’utopie transhumaniste commence ailleurs. Elle rompt avec l’humanisme des Lumières. Elle donne à son discours des dimensions historiques un peu osées. Elle prône une libération technique et individuelle. Elle veut au passage libérer l’humain de son « animalité », de la naissance, des maladies, des infirmités, de la douleur, du vieillissement, de la mort. Un transhumain est en quelque sorte un cyborg, tel que défini par ces technoprophètes.

Wolff parcourt ainsi les arcanes du transhumanisme, mais de manière critique, on le voit. Il émet des doutes à son égard, et en relève les croyances, en les détaillant et les remettant en cause (confusions sur les capacités de la technique, confusions sur les recours philosophiques, confusions sur le sens de la mort, etc.).

La seconde utopie à laquelle il s’attaque a pour nom « animalisme ». Elle est relayée par des mouvements de masse (véganisme) et par des groupements (L214). Son propos n’est pas l’amélioration du rapport des humains aux animaux, mais la libération des animaux. L’humanité ne doit plus utiliser les animaux, ni les produits dérivés. L’humain doit rompre avec son passé prédateur. Cette utopie dresse un portrait de l’humain en bourreau et récuse l’humanisme (des Lumières). Wolff cite les sources de cette utopie. Et comme pour le transhumanisme, il montre quels faits semblent justifier cette démarche (la question du bien-être animal n’est pas vaine par principe), même si elle s’égare ensuite (la civilisation ne serait que barbarie, etc.).

 

Du cosmopolitisme

Mais pouvons-nous vivre sans « nous » - c’était aussi le thème du livre de Tristan Garcia, Nous, animaux et humains, dont nous avons rendu compte ici même -, sans un « nous » de référence, qui d’ailleurs pourrait rendre les droits individuels et notamment les droits créance légitimes et efficaces ? Quel type de récit pourrait nous être commun, qui pourrait nous dire qui nous sommes et comment le devenir ?

Pouvons-nous vivre aussi sans un discours collectif, ancré philosophiquement, référé à des noms, au besoin des lieux et des faits, déployant une conception de l’humain et une éthique, expliquant pourquoi nous vivons ensemble et pourquoi c’est souhaitable ?

Telle est la question centrale à laquelle Wolff nous conduit et dont il déduit la possibilité d’un nouvel humanisme, au demeurant politique. Cette troisième utopie se constituerait alors autour d’un cosmopolitisme que Wolff, à l’égal de nombreux philosophes contemporains dont certains sont cités ci-dessus (indiqués dans l’ouvrage, p. 113), valorise et dont il retrace par ailleurs la genèse et les modifications (à partir de Diogène). Elle dresse un autre portrait de l’humain : ni héros, ni bourreau, mais politique. Même si la définition d’une citoyenneté du monde demeure pour l’heure problématique (en termes de droits juridiques), elle est possible en termes de projet philosophique.

Ce renvoi au cosmopolitisme n’est pas accompli sans nuances, puisque le terme peut avoir plusieurs acceptions (historiques et techniques). Il convient de tenir compte de nombreuses dimensions (la question de l’étranger dans le cosmopolitisme, celle de la morale, celle de la géopolitique, etc.). Néanmoins l’intérêt de la toute dernière partie de l’ouvrage est justement de s’attacher à exposer et résoudre les difficultés qui se profilent sur cette voie. Wolff y reprend les aspects philosophiques du problème (de Immanuel Kant à nos jours), ses aspects européens, juridiques et politiques.

L’auteur rassemble ainsi tout un vocabulaire décisif, reconduisant l’utopie en question cette fois vers le « nous », le commun et donc la Cité. Il souligne que dans toutes ces discussions, il convient de voir un débat de l’humanité avec elle-même. Certes, on peut vouloir vivre plus longtemps, certes encore, on peut vouloir apaiser les souffrances des êtres sensibles. Mais contrairement à ce qu’on croit, ce ne sont pas vraiment les fins des utopies transhumaniste et animaliste. Mieux vaut sans aucun doute s’attaquer à un affranchissement nécessaire des frontières artificielles entre les humains. Quoiqu’il en soit, et d’où que nous venions, nous savons bien que nous « sommes du monde ». Encore faut-il donner une véritable dimension politique à nos débats et à nos projets.