L’épopée des soldats noirs américains lors de la Première Guerre mondiale, racontée par un livre d’histoire, un documentaire et une bande dessinée.

La Première Guerre mondiale fut sans nulle doute celle qui fit le plus grand nombre de victimes avec près de vingt millions de morts pour les nations engagées. Tandis que les corps s'amoncelaient dans les tranchées françaises, le président américain Woodrow Wilson avait fait du « non engagement » des États-Unis, une promesse électorale. Gage sur lequel il devait revenir rapidement une fois réélu. Le 6 avril 1917, les Américains s'engagent aux côtés des Alliés. Ce que les livres d'histoire ne racontent pas, ce sont les faits d'armes des soldats noirs américains qui participèrent à ce conflit armé afin de prouver qu'ils étaient des citoyens américains comme les autres, motivés par l'espoir que leur gouvernement leur apporterait reconnaissance et gratitude à l'issue de la guerre. C'est cette page oubliée de l'Histoire que nous relate le journaliste Thomas Saintourens avec Les Poilus de Harlem que nous rapprocherons du film documentaire de François Reinhardt, La Grande Guerre des Harlem Hellfighters, diffusé sur France Ô le 13 décembre 2017 et de la bande dessinée de l’américain Max Brooks, Les Harlem Hellfighters, illustrée par Caanan White, paru aux éditions Pierre de Taillac en 2017.

 

Un recrutement sous tensions

Pour la rédaction de son livre, Thomas Saintourens s'est attaché à une reconstitution historique très précise des faits à l'origine de ce drame. Il s'est appuyé sur le dossier dont s'est servi la Maison blanche pour remettre, en 2015, la médaille d'honneur, à titre posthume, à deux soldats du 369e (Henry Johnson et William Shemin), mais également, sur les archives du Service historique de la Défense. Le contexte historique est donc rappelé pour mieux comprendre la création de ce régiment et les évènements qui lui sont attachés.

En janvier 1917, les Britanniques interceptent un télégramme qui fait basculer le cours du conflit : il y est indiqué que les Allemands souhaitent s'allier avec les Mexicains contre les États-Unis et leur promettent en échange des États tel que le Texas. Le 6 avril 1917, le Congrès vote l'entrée en guerre des États-Unis. Il faut recruter des troupes et le 18 mai 1917 est promulgué le Selective service Act : tout homme âgé de 21 à 31 ans doit être conscrit, quelle que soit sa couleur de peau. Et c'est sur ce dernier point que le gouvernement américain se heurte : les noirs doivent participer à l'effort de guerre au même titre que les blancs. Mais il s’agit d’une contradiction puisque cela signifierait qu'ils sont des citoyens comme les autres, or le dispositif législatif en vigueur a instauré un système ségrégationniste faisant des citoyens noirs américains des hommes dépourvus de droits civiques et de reconnaissance. Mettre des armes entre les mains d'être considérés plus proches de l'animal que de l'homme constituerait un fait sans précédent qui pourrait entraîner de futures revendications auxquelles le gouvernement refuse catégoriquement de faire face. Cette perception raciste entraîne donc un traitement différencié pour les recrues noires : moins de nourriture, uniformes de moins bonne qualité, baraquements précaires, tests d'illettrisme permettant de justifier un rang inférieur etc. Á la demande du Département de la guerre et pour éviter qu'elles ne prennent part aux combats, les troupes de « couleur » sont affectées au service d'approvisionnement (dit SOS).

Thomas Saintourens souligne que la guerre commence avant tout sur le territoire américain, lorsque les soldats noirs recrutés sont victimes d'agressions multiples, de vexations et que des citoyens blancs s'en prennent à eux, comme ce fut le cas au Texas. Août 1917, une mutinerie éclate sur le camp Logan. Lorsqu'à la suite de nombreuses agressions, un soldat noir est arrêté, 156 soldats noirs prennent les armes. Dans le documentaire de François Reinhardt, cette scène est également relatée avec précision et illustrée par les images d'archives montrant la sanction immédiate de la Cour martiale : 19 soldats pendus.

C'est dans ce contexte, qu'apparaissent les soldats du 15ème régiment de la garde nationale de New-York, appelé « The Old 15th ». C'est un régiment assez hétéroclite dirigé par un ambitieux avocat aux aspirations politiques nationales, le Colonel William Hayward. Son souhait ? Montrer qu'il est possible de composer un régiment de soldats noirs américains prêts à se battre pour la démocratie et pour leur pays. Pour cet enrôlement, le Colonel Hayward fait aussi bien appel à des sportifs reconnus au sein de la communauté noire tels que des boxeurs, joueurs de baseball qu'à des avocats, des intellectuels, des migrants fraîchement débarqués, des petits caïds, etc. Le « Old 15th » choisit pour emblème, le serpent à sonnettes, « rattler ».

L'élément notable dans la composition de ce régiment est la présence de musiciens de jazz parmi ces 2 500 soldats. Dirigé par James Reese Europe dit « Jim Europe », musicien et chef d'orchestre reconnu pour son talent aussi bien par les publics noirs que blancs, cette fanfare sera la tête d'affiche du régiment. Accompagné de son ami, Noble Sissle, Jim Europe devient l'ambassadeur du jazz en France où ce genre musical est alors méconnu. S'agissant des officiers de haut rang au sein de cette unité, la consigne est claire, ils doivent tous être blancs. Hayward va donc recruter le capitaine Hamilton Fish et quarante-huit officiers blancs vont se joindre au projet. Pari réussi pour le Colonel Hayward, un régiment complet de soldats noirs est créé.

Cependant, le contexte politique demeure toujours très tendu et les soldats du « Old 15th » ne sont pas appelés immédiatement sur le front, ils sont relégués à des tâches subalternes et sont marginalisés. Ils doivent sécuriser des cibles potentielles sur le sol américain puis sont envoyés en Caroline du Sud dans le camp de Spartanburg où les tensions sont aussi élevées que sur le camp Logan au Texas. Malgré les provocations, la consigne donnée par le Colonel Hayward à ses hommes demeure de ne pas céder ou répondre aux insultes. Le régiment recevra l'appel tant attendu à la fin de l'été 1917, et le « Old 15th », embarquera pour la France, privé de parade, la Rainbow division refuse de voir défiler à ses côtés des soldats de « couleur », le noir n'étant pas une couleur de l'arc-en-ciel. Argument spécieux comme on peut le voir dans le documentaire de François Reinhardt, car tout était prétexte pour rabaisser ces soldats et les marginaliser le plus possible.

 

Débarquement de soldats inexpérimentés, saqués par l'AEF

En 1917, l'armée américaine est une armée de métier qui compte seulement 121 797 soldats, la guerre contre le Mexique étant le dernier grand conflit des américains. Lorsque les soldats du 15ème régiment quittent les États-Unis, ils n'ont reçu aucun entrainement, ne sont pas habitués au maniement des armes, l'armée ayant refusé d'en fournir à toute l'unité, ils doivent se les partager. Ce sont donc des soldats inexpérimentés qui débarquent à Brest le 1er janvier 1918 alors que les Alliés au plus fort de la guerre, ont essuyé de lourdes pertes et doivent faire face à l'épuisement de leurs troupes. C’est l’armée française qui va former les troupes du « Old 15th », leur enseigner le maniement des armes, comment survivre dans les tranchées et qui leur fournira l'équipement nécessaire.

Tandis que les alliés réclament l'entrée en action de ces nouvelles recrues, le corps expéditionnaire de l'armée américaine (AEF) dirigé en France par le Général Pershing, s'évertue à empêcher une quelconque participation des troupes de soldats noirs. Il s'agit avant tout pour Pershing, d'appliquer les mêmes principes ségrégationnistes qui régissent les rapports entre noirs et blancs aux États-Unis ; il faut mater ces soldats. Ils sont donc relégués à des tâches de logistique et d'approvisionnement. Un retour en arrière pour des hommes qui pensaient avoir laissé derrière eux les champs de coton.

Sous la pression des Alliés, le Général Pétain en tête, Pershing cède et laisse les soldats du 15ème régiment s'entraîner au sein de l'armée française. Il est convenu que les américains gardent la main sur les questions d'ordre administratif liées à ces troupes et les Français gèrent l'entraînement et le déploiement de celles-ci. Ils seront rebaptisés le « 369e » régiment d'infanterie américaine (369 RIU). Pendant près de trois semaines, ces soldats vont apprendre la routine des tranchées, à se prémunir contre le « gaz moutarde ». Et si la maîtrise de la langue fait défaut, les mimes entre soldats français et américains permettront de mieux se comprendre. C'est un nouvel univers qui s'ouvre aux Rattlers, ils font face à des soldats qui les considèrent comme leurs alter ego, qui n'ont aucun sentiment de défiance ou de mépris à leur encontre. Ils se font de nouveaux amis au sein de l'armée française. Ils sont devenus des Poilus au même titre que leurs formateurs qui les respectent car ils sont mus par un même objectif : anéantir l'ennemi. Thomas Saintourens décrit avec détail le quotidien dans ces tranchées, la fatigue, les poux, les rats et la règle vitale, se maintenir tête baissée pour éviter les balles.

Pendant ce temps, les tractations s'intensifient et le Général Henri Gouraud a besoin de ces troupes américaines toutes fraîches pour faire la différence. L'AEF ne souhaite toujours pas leur engagement sur le terrain et s'interroge sur l'intégration de ces soldats novices ainsi que sur les interactions qu'ils entretiennent avec les soldats français.

 

La légende des Hellfighters

Les livres d'Histoire regorgent de récits relatifs à des hommes ou des femmes qui se sont illustrés par leur bravoure ou leur résistance. Cependant, comme l'observe François Reinhardt, aucun livre d'histoire en France ou aux États-Unis ne mentionne l'épopée de ces soldats noirs américains. Tel est l'objectif mutuel du réalisateur et de l'auteur des Poilus de Harlem. Faire renaître les faits d'arme de ces soldats afin qu'ils ne demeurent pas inconnus.

Le soldat Henri Johnson est sans doute le premier d'entre eux : 1 m70 et 58 kg, le porteur de valise d'Albany âgé de 19 ans fut blessé à vingt et une reprises au cours de la nuit du 15 mai 1918 alors qu'il portait secours à son compagnon d'armes. Il tua vingt-quatre allemands et fut le premier soldat américain décoré de la croix de guerre. S'il força l'admiration du plus sudiste des journalistes, Irving Cobb, le vocabulaire utilisé pour le décrire n'en demeurait pas moins simpliste et raciste. L'illustration qui accompagna l'article était celle de l'imaginaire américain stéréotypé, un homme proche de l'animal, terrassant de façon bestiale l'ennemi allemand.

Le soldat Horace Pippin, dessinateur et peintre, s'est illustré au combat en abattant un sniper qui visait le porteur de soupes qui ravitaillait les soldats dans les tranchées. Gravement blessé au cours du siège de Séchaut, il restera des heures au sol presque étouffé par le corps d'un soldat ayant voulu lui porter secours.

Les batailles se multiplient et les victoires s'accumulent, les allemands les surnomment « Hellfighters ». Une telle situation est inacceptable pour la direction de l'AEF : ces soldats se comportent trop bien : « Pas de recrudescence de maladies sexuellement transmissibles. Pas de recrudescence des viols […] Pas d'outrages passibles de la cour martiale »   . De nouvelles tractations se jouent en coulisse pour miner ce régiment et un nouvel objectif apparait: « blanchir les leaders du régiment »   . Cette position qui est celle du Département de la guerre illustre à quel point le gouvernement américain était effrayé par les revendications que pourraient soulever ces soldats vainqueurs, et l'obsession de maintenir un statut quo des relations interraciales. Dans le documentaire, l'historienne Hélène Harter parle de « danger social » pour le gouvernement, en évoquant le retour de ces soldats. Ils représentent en effet, un risque trop grand de déstabilisation des fondements même de l'Amérique. Il convient donc pour l'AEF d'y mettre un frein. Thomas Saintourens mentionne une note que l'on retrouve dans les archives du service historique de la Défense, signée par le Lieutenant-Colonel Albert Linard le 7 août 1918. C'est un « guide » d'instructions, à l'attention des officiers français, sur l'attitude qu'il convient d'adopter vis-à-vis des troupes noires. Préjugés racistes et vocabulaire méprisant prédominent la rédaction de cette note qui tendait à démontrer les risques que représenteraient une interaction avec ces soldats tant pour la population que les militaires français. Cette note qui porte le sceau de l'AEF est aussitôt annulée et retirée par le Général Vidalon le 19 août 1918. Loin de ces considérations, les soldats du « 369th » continueront à se battre et à tenir héroïquement le siège de Séchaut alors qu'ils seront épuisés et isolés dans cette ville « fantôme ». Seuls 725 d'entre eux survivront à ce conflit. Ils seront restés au front plus longtemps qu'aucune autre unité américaine : 191 jours.

 

Le retour au pays : le début d'un nouveau combat

Le Colonel Hayward a tenu sa promesse, les Rattlers ont pu défiler en héros à New-York, ils étaient les premiers soldats à avoir leur propre parade. Néanmoins, aucun officiel n'était présent dans la tribune. Il fallait remettre au pas ces soldats, les premières mesures visant à rabaisser ces hommes tombent. Ils sont rebaptisés « 15th NY guard » et sont interdits de déploiement à l'étranger. Seul un soldat blanc ayant appartenu au « 369th » recevra la médaille d'honneur. Ils se verront souvent fixés par les médecins de l'armée, un taux d'invalidité de 29 % alors qu'un taux de 30 % est nécessaire pour une prise en charge totale des handicaps. Leurs paies sont en attente, y compris celle du héros Henry Johnson dont l'invalidité ne sera pas reconnue. Quant aux soldats du SOS, ils sont restés en France pour nettoyer les champs de bataille, ramasser les restes de corps pour les enterrer plus profond. Ils doivent construire des cimetières. Enfin, afin de maintenir la stabilité de la société américaine, aucun soldat noir ne sera présent en France au défilé de la victoire du 14 juillet 1919. C'est un ordre de l'AEF.

C'est une vision tronquée qui amène à toutes ces séries de mesures, le gouvernement américain a peur du retour de ces soldats et des droits qu'ils pourraient éventuellement revendiquer. La crainte de la Maison blanche : le retour d'une « Ligue internationale des peuples sombres »   . À cette peur paranoïaque, s'ajoute la crainte d'une déstabilisation politique avec des revendications communistes, un « péril rouge » relayée par la presse qui montre des soldats apparentés à des monstres, susceptibles de s'en prendre aux citoyens blancs. La conséquence directe de cette perception faussée : les vétérans sont sommés d'ôter leurs uniformes en pleine rue, sur des quais de gare car les voir ainsi vêtus est insupportable. Des soldats subissent des lynchages et les tensions raciales se multiplient un peu partout. Des émeutes éclatent à Chicago, ou encore Charleston : autant de prémices de la lutte pour les droits civiques.

 

Les Rattlers, du documentaire à la bande dessinée

Thomas Saintourens comme François Reinhardt se sont attachés au contexte historique de l'épopée des Hellfighters grâce aux archives disponibles, aux vidéos car ils ont été filmés sur le champ de bataille en France. En revanche, les photos du côté américain sont très rares. Ce récit permet de suivre une unité de soldats du début à la fin de leur engagement. Aucun détail n'a échappé à l'auteur des Poilus de Harlem, de la traversée chaotique de l'Atlantique à la mort prématurée de James Reese Europe, pourtant promis à un bel avenir musical. Les descriptions d'affrontements permettent aisément de se projeter sur le terrain. C'est un récit objectif, sans partie pris qui rappelle combien « la der des der » fut une guerre longue, épuisante dans des conditions climatiques très défavorables. Des soldats sans entrainement sont devenus des experts des tranchées après quelques semaines de formation aux côtés des soldats français. Le film documentaire comme le livre suivent le même fil et constituent une nécessité historique, entretenir la mémoire de ces soldats qui ont contribué par leurs actes, à changer le cours de la première guerre mondiale.

Enfin, il n'est pas possible de relater l'histoire des Rattlers sans mentionner la bande dessinée de Max Brooks, Les Harlem Hellfighters   . Celle-ci poursuit également une démarche de reconstitution historique. Toutefois, Max Brooks a choisi d'introduire des personnages fictifs et de romancer le récit. Ce biais n'en est pas moins intéressant puisqu'il permet par une narration rapide, voire brutale de découvrir qui était le 369e. Le dessin de Caanan White est précis, nerveux et met en scène des personnages héroïques et valeureux au combat. Il s'inscrit dans la veine des comic books : des soldats au physique surdimensionné avec des plans rapprochés permettant de mettre en valeur leur regard d'acier, leur détermination et des scènes de combat presque surréalistes. Le narrateur est l'un d'entre eux, son ton âpre et sans concession, permet de comprendre qu'il est lucide sur l'état des relations interraciales et l'issue qui l'attend à son retour. Les poings de ces soldats sont souvent serrés, les regards remplis d'une colère qui ne les quitte pas de la première à la dernière page. Canaan White a très bien su jouer le contraste s'agissant du soldat Henry Johnson. En effet, on voit apparaître en pleine page, un soldat debout, blessé, couteau en main, affaibli par le combat mais entouré des corps qu'il a abattus. C'est un héros en pleine lumière alors que sur la page suivante l'illustration de presse le fait apparaître comme « un gorille ». Il a perdu toute humanité pour devenir un être sanguinaire assoiffé de sang. Toute l'horreur de cette guerre surgit dans ces planches, parfois trop brutalement.

À la lecture des notes de l'auteur, on comprend que quelques années ont été nécessaires afin que le projet n'aboutisse, une bande dessinée au lieu d'un scénario de film. Des rejets motivés par l'idée même que le sujet ne capterait pas l'attention, une guerre peu connue du public qui plus est avec des soldats noirs disparus. Par ailleurs, au début des années 1990, un professeur érudit pour lequel il avait le plus grand respect, lui répond sur un ton n'appelant aucune objection, qu'il n'y avait pas de soldats noirs dans la Première Guerre mondiale alors qu'il lui évoque l'histoire des Hellfighters. C'est la stupéfaction. Sans doute, ces différents événements ont-ils joué dans la rédaction du scénario de cette bande dessinée et la volonté de raconter leur récit était plus forte que celle d'être précis. La bande dessinée de de Max Brooks paraît parfois un peu noyée dans le flot des séquences de guerre où l'on peut se perdre et ne permet pas contrairement aux Poilus de Harlem, de suivre les tractations politiques qui ont tenté de saboter ce régiment. Mais c'est avant tout un cri d'alerte que nous envoie Max Brooks : Nous aussi nous étions là, ne nous oubliez pas

 

A lire aussi sur Nonfiction.fr :

DOSSIER – Historiographies de la Grande Guerre.