Une généalogie de la figure du spectateur pour fonder une théorie politique de la participation aux décisions concernant les affaires culturelles.

S’il est vrai que la modernité s’affirme chaque jour un peu plus comme la « société du spectacle » discernée dès 1967 par Guy Debord, alors penser ce qu’est la condition du spectateur n’est pas seulement une manière de réfléchir aux meilleures manières de s’exposer à la force de l’art. Dans une telle configuration de notre vie politique, l’enjeu du spectateur est au moins autant sa gémellité avec le citoyen ; ou plutôt, cet enjeu réside dans le fait qu’être spectateur est une dimension cardinale des modalités selon lesquelles on est, aujourd’hui et ici, un membre de la cité.

Tel est, en effet, le paradoxe dans lequel est plongé celui qui s’interroge sur sa condition d’acteur politique et sur sa capacité d’agir : d’une manière ou d’une autre, il s’agira d’abord de prendre la mesure de la distance qui le sépare de la scène – du tableau, de l’écran… Telle est ainsi l’une des perspectives selon lesquelles on pourra lire l’entreprise livrée par Christian Ruby de reconstituer la généalogie du spectateur d’art : cette figure désormais familière qui arpente les différents lieux dans lesquels se donnent à voir les œuvres d’art et les productions de l’industrie culturelle.

A cette fin, Christian Ruby entreprend un parcours un peu différent de celui de Jacques Rancière, complétant ses réflexions inaugurales sur la « spectatorialité » d’art. Celui-ci, creusant une voie relativement singulière et tenue à l’écart des contempteurs les plus séduisants de la démocratie, compte parmi ceux qui ont le plus insisté sur l’importance des questions « esthétiques » dans les efforts d’émancipation vis-à-vis des forces qui maintiennent les masses dans la position d’un public passif (Le spectateur émancipé, 2008 ; Aisthesis, 2011). Or si les rapports de pouvoir sont d’abord une question de « partage du sensible », le partage du pouvoir, comme ambition, exige de mettre au jour l’« invention et (la) mutation du public culturel ».

 

Le spectateur à la croisée des chemins

L’émergence de la figure classique et moderne du spectateur, telle que la reconstitue Christian Ruby, se déploie dans un rapport étroit avec la constitution d’un espace public dont l’espace de l’art (et de sa critique) fournissent comme une esquisse. Ce qui signifie d’abord que cette émergence du spectateur d’art est indiscernable de l’autonomisation de la sphère de l’art, qui s’accélère aux XVIIIe et XIXe siècles : à mesure que les œuvres sont sorties des espaces sacrés où elles étaient souvent reléguées, invisibles, se met en place tout un champ de la « spectatorialité » qui embrasse tout ce que recouvre cette nouvelle condition publique de l’art. Des institutions, des connaissances et des goûts, un public, de bonnes et de mauvaises manières d’être spectateur… De ce processus historique ressort encore une caractéristique essentielle du spectateur comme élément d’un rapport à un art désormais autonome : il s’enracine dans la culture européenne et prend forme lorsque celle-ci laisse libre cours à la partition nette de la culture – qui sera donc le lieu du sujet spectateur – et de la nature – qui justifiera le tri entre les « vrais » spectateurs et les autres en fonction de critère de capacités.

Ce qu’est le spectateur cristallise en fait un moment : celui d’un devenir. Dès le départ, le « spectateur » se présente comme l’aspect d’une relation : il se réalise dans le rapport à une chose vue, ou entendue. La littérature  de l’âge classique donne mille preuves de ce que ce devenir a la forme d’un apprentissage et d’une éducation ; or bientôt, l’éducation à la sensibilité devient une affaire d’Etat : la mise en place d’institutions pour l’exposition des arts ou la formation des artistes et le développement d’une esthétique adaptée à la nouvelle nature sociale de l’art « désenchanté » expriment dès l’époque monarchique la conviction selon laquelle l’art est investi d’une fonction auprès du peuple, ou plutôt des sujets. C’est dans ce bain que la pensée des Lumières, brandissant l’arme de l’art contre l’obscurcissement des esprits par les dogmes, en vient à concevoir un programme dans lequel la formation d’une population de « spectateurs » se confond en définitive avec la formation d’un « peuple ».

Pour autant le spectateur des arts n’est alors qu’un spectateur parmi d’autres, ce qu’il restera encore lorsque le terme aura acquis des connotations plus spécifiques : on peut tout autant être spectateur d’un événement, du monde, de la politique, de l’histoire, d’un jeu, de la nature… A tel point que l’attitude du spectateur a nourri un débat philosophique, de Husserl à Sartre et Merleau-Ponty, sur sa valeur de modèle pour penser la relation au monde. Avant Debord, l’existentialisme français a noté que dans un monde moderne fondé sur la représentation, la figure du spectateur et les différentes manières d’être spectateur – passif ou actif – ou de changer d’attitude constituaient une question aussi difficile que décisive sur tous les plans qui intéressent la philosophie.

 

Invention et mutations

Christian Ruby s’attache alors à reconstituer la longue genèse du « spectateur » d’art et des fonctions dont il est investi, tel que la littérature le donne à voir et tel que les philosophes le justifient. Dans la pensée des Lumières, l’assimilation des connaissances de base et surtout des réflexes liés à la circonstance – admirer, s’enthousiasmer, huer… – est tout autant incorporation de signes qui distinguent celui qui est digne de participer à la vie publique. Mais par la suite, l’opposition entre bons et mauvais spectateurs installe progressivement la « spectatorialité » comme l’un des leviers les plus efficaces pour tenir les masses incultes à l’écart des places chèrement gagnées par les citoyens-spectateurs.

Car de fait, les bénéfices socio-politiques de la constitution de l’homme en spectateur s’adossent à une théorie politique dont Christian Ruby retrace également l’édification, et dont la force vient de ce qu’elle vise dans tous les cas à articuler sensibilité et jugement. Dès le départ, le spectateur est conçu comme une instance normative d’autant plus conséquente qu’elle est réputée désintéressée. A l’aune de ces enjeux, la généalogie de l’« esthétique » comme question philosophique prend toute sa signification : tel que les philosophes allemands du XIXe siècle l’envisagent, le Beau est d’abord une affaire de bien commun. Il justifie les politiques culturelles et d’éducation non seulement en raison des effets immédiats de l’œuvre sur les esprits qu’elle élève, mais aussi par ceci que la critique artistique consiste, en un sens, en une propédeutique à la délibération politique.

Dans la réalité, cependant, l’art d’être spectateur, dans lequel tant de penseurs ont fondé et fondent encore des espoirs d’émancipation, a surtout donné forme à de nouvelles mises à l’écart sur le plan des arts. Christian Ruby dessine dans toute leur complexité les nouveaux « partages du sensible » qui accompagnent la massification des spectateurs : ils se donnent à voir dans les normes esthétiques et de comportement, dans les architectures des lieux de l’art qui séparent les rangs, dans les nouvelles consommations culturelles dont les publics ne se rencontrent pas, et surtout dans les propos ou dans les caricatures qui représentent les attitudes culturelles des uns et des autres.

Des réformateurs de tous bords, comme Fourier, Bentham ou Marx, continuent cependant à promouvoir une formation massive aux spectacles d’art, certains pour ses vertus en matière de civilisation des mœurs, d’autres pour subvertir ce qui est désormais perçu comme un nouveau moyen d’aliénation. C’est en réalité toute la littérature romanesque qui, en plus de littératures théoriques et parfois même populaires, s’empare de la question sociale de la culture, ou de la culture comme question sociale, et des titres que chacun possède à se mettre en relation avec les œuvres. La réflexion psychologique n’est pas moins riche, qui reprend à son compte la question des rapports entre sensibilité et jugement à l’époque des premières industries culturelles et des aspirations à une participation politique toujours plus large.

En passant attentivement en revue les discours sociaux et psychologiques d’un XIXe siècle qui institue la modernité, Christian Ruby montre combien, souvent, ils se rejoignent dans la naturalisation des différentes attitudes de spectateur, que celles-ci doivent conduire à l’espace visible de la cité ou qu’au contraire elles assignent à la passivité d’un public anonyme et non-individualisé. C’est avec cette installation des rôles, en premier lieu face aux arts, qu’a voulu rompre le XXe siècle en plaçant le spectateur dans des positions nouvelles de regardeur, d’activateur ou en l’impliquant de diverses manières. L’art contemporain s’attache à rompre avec un devenir ancien : Devenir spectateur s’attache à montrer ce qu’il fut et est encore, les espoirs qui l’ont porté et les normalisations qui justifient ces attaques, dans un monde où l’art se conçoit aussi comme un laboratoire du politique.