Galerie de portraits du Cambodge moderne

 

Le 29 juillet 2018, les citoyens cambodgiens seront appelés aux urnes pour choisir leurs députés. Le premier ministre Hun Sen (65 ans) visera alors un sixième mandat consécutif à la tête du gouvernement. Une échéance qui tourne à l’épreuve de force avec l’opposition. Son leader Ken Sokha a été arrêté le 3 septembre, la presse et les ONG font l’objet de pressions croissantes. Le Cambodge qui connaît l’un des taux de croissance les plus dynamiques d’Asie du sud-est est-il une fois encore condamné à la violence et l’autodestruction ? Le journaliste Jean-Claude Pomonti dépeint le Cambodge contemporain et les défis auxquels le Royaume fait face.

 

            Depuis près de cinquante ans, tous ceux qui s’intéressent à la scène politique indochinoise ont lu avidement les articles et les ouvrages de l’ex-correspondant du Monde en Asie du sud-est. Si sa bibliographie comprend un grand nombre d’ouvrages consacrés au Viêt Nam   , l’ex correspondant de guerre qui obtint le prestigieux prix Albert Londres en 1973 pour sa couverture de la guerre américaine, a également suivi avec minutie, constance et passion les affaires politiques cambodgiennes et leurs drames les plus sanglants. De ses enquêtes sont sortis en leur temps deux livres retentissants : Des courtisans aux partisans (1971) écrit avec Serge Thion, récemment décédé, bien avant que ce dernier ne bascule dans le négationnisme tonitruant, sur l’ébranlement politique qui allait conduire le Royaume dans les mains de Pol Pot et Poussières de vie (1993) sur les petits chiffonniers de Phnom Penh. Ces reportages racontaient la vie des plus humbles emportée par les tourments des deuxième et troisième conflits indochinois et les pratiques des régimes autoritaires qui n’ont pas cessé d’imposer leur ordre brutal depuis l’instauration du Sangkum Reastr Niyum par le prince Norodom Sihanouk au milieu des années 50.

 

 

Si Jean-Claude Pomonti est certainement le journaliste français le plus à même d’écrire l’étude de référence sur l’histoire cambodgienne depuis le coup d’Etat de Lon Nol en mars 1970, la biographie faisant autorité sur la vie tumultueuse du roi Norodom Sihanouk (1922 – 2012) ou encore l’histoire politique du Royaume depuis le retrait des troupes viêtnamiennes du pays en 1989 puisqu’il n’a pas cessé de se rendre plusieurs fois par an à Phnom Penh et en provinces depuis vingt-neuf ans, il demeure un observateur du moment, résolument tourné vers demain. C’est en ce sens que son nouvel essai sur le Cambodge est le plus intéressant. S’il se nourrit d’une connaissance intime et détaillée de l’histoire contemporaine du Royaume, il dépeint avec attention une société en plein bouleversement. Certes, celle-ci n’en a pas fini avec ses démons passés comme en témoignent les nouvelles dérives autocratiques du premier ministre Hun Sen - à la tête du gouvernement depuis janvier 1985 -, la répression brutale de toute forme d’opposition, l’impossibilité de clore les poursuites pénales engagées contre les dirigeants historiques khmers rouges et la collusion entre les élites du Parti du peuple cambodgien au pouvoir et les compradors qui s’approprient toutes les ressources du pays.

 

L’essai met en avant différents types de personnalités qui contribuent à redessiner le Cambodge moderne : le Dr Hay qui a su revaloriser les savoir-faire agricoles pour un développement durable avec le poivre IGP de Kampot   ; Youk Chhang, le directeur du Centre de documentation sur le génocide khmer rouge, qui construit avec détermination et professionnalisme la mémoire du génocide khmer rouge ; Ou Ritthy l’initiateur des Polittikoffee, espaces de rencontres et de débats pour les jeunes) ; Ou Virak le fondateur de l’Alliance pour la liberté d’expression, une organisation de promotion des droits de l’homme) ou encore Phloeun Prim à la tête de l’association Cambodian Living Arts, qui assure la renaissance des arts. Jean-Claude Pomonti distille ainsi des perles d’espoir pour un avenir moins sombre pour les Cambodgiens. Le propos est loin d’être béat d’optimisme mais il met en valeur des Cambodgiens des nouvelles générations, y compris en fin de manuscrit par la retranscription de courtes interviews. Le choix des personnes interrogées démontre combien le journaliste septuagénaire a su entretenir son carnet d’adresses et sait sortir des sentiers battus, de ses réseaux d’amitié les plus anciens. Il ne masque pas les difficultés rencontrées par les Cambodgiens pour bâtir un développement durable et un pays en paix. Il souligne combien contrairement aux idées reçues, l’un des obstacles auxquels les Cambodgiens sont confrontés est celui d’avoir face à eux un Etat « faible », peu opérant car non seulement corrompu mais avec une trop faible assise territoriale ce qui n’est malheureusement pas antinomique avec un recours à la violence, bien au contraire.

 

Pour éclairer les paradoxes de la société cambodgienne, l’auteur s’appuie sur les travaux de terrain de chercheurs francophones souvent peu connus du grand public mais aussi de bien des commentateurs de la scène politique cambodgienne. Une qualité rare car J-C. Pomonti sait rendre hommage à ces contributions académiques en précisant les opus cités. Dommage toutefois que les notes en bas de page ne renvoient pas à la pagination précise des manuscrits notamment ceux de l’anthropologue Anne Yvonne Guillou (CNRS-EHESS) ou du linguiste Jean-Michel Filippi (Université Royale de Phnom Penh).

En entremêlant exigence universitaire et forme journalistique, Jean-Claude Pomonti donne un livre profond sur l’âme khmère, ses tourments, les quêtes de modernité notamment urbanistiques et l’expression des nostalgies construites depuis l’époque coloniale vis-à-vis de la civilisation angkorienne. Par petites touches, l’amoureux du Cambodge (re)met à sa place sociétale le bouddhisme, les effets de l’urbanisation frénétique de Phnom Penh, le mouvement de khmerisation des trois provinces du nord-est, la défiance des jeunes intellectuels vis-à-vis de la classe politique dans son ensemble, les expulsions foncières (6% de la population), les relations de clientélisme (Aekudom, Oknha), les conséquences relationnelles à travers le royaume d’une vaste main d’œuvre provinciale employée dans l’industrie textile de la capitale, les accords léonins signés avec la Chine, et les héritages historiques de la République Khmère (1970 – 1975), du Kampuchéa démocratique (1975 – 1979), de la République populaire du Kampuchéa (1979 – 1992) et de la restauration monarchique. Un exposé qui omet néanmoins toute description de la place accordée au roi Norodom Sihamoni, monté sur le trône voici déjà treize ans. Certes selon l’article 7 de la constitution de septembre 1993 « le Roi règne mais ne gouverne pas » mais le souverain demeure le recours ultime en cas de crise politique aigue et prolongée. Comme son père, le roi Sihamoni a déjà été appelé à intervenir pour dénouer les affrontements entre le chef du gouvernement et une opposition dont l’emprise se fait de plus en plus forte non seulement à Phnom Penh mais également dans les campagnes du Cambodge central.

 

A la veille des élections générales de juillet 2018 qui s’annoncent tendues, la lecture du petit livre de Jean-Claude Pomonti s’avère donc un récapitulatif très complet des défis auxquels les Cambodgiens sont aujourd’hui confrontés. Dans les mois qui viennent, suivons donc comme nous y incite l’auteur l’évolution des rapports de force dans les régions historiquement contestataires depuis soixante-dix ans, d’Anlong Veng (nord-ouest) à Kampot (sud-est) en passant par la chaîne des Cardamones le long de la frontière thaïlandaise. Interrogeons-nous sur les conséquences politiques à court et moyen terme d’une absence de mécanismes solides de succession royale, le souverain âgé de 64 ans n’a ni descendant, ni successeur désigné. Une situation toute aussi incertaine du côté du gouvernement, le premier ministre d’un an l’aîné du Roi n’a pas mieux préparé une succession qu’il a dit ne pas avoir envisagé avant ses 74 ans, autrement dit en l’an 2026. Son hospitalisation en mai dernier à Singapour a toutefois attisé les spéculations notamment sur les rôles que pourraient jouer à l’avenir trois de ses quatre fils : le Lieutenant-général Hun Manet (40 ans), en charge du contre-terrorisme au ministère de la défense, le Brigadier général Hun Manith (36 ans) et leur cadet Hun Mani (34 ans), le benjamin de l’Assemblée nationale. L’opposition quant à elle, elle entre elle aussi dans les incertitudes de la succession puisque son leader patenté depuis 1994, M. Sam Rainsy (68 ans), a annoncé qu’il ne se représenterait aux élections générales de 2018. Dans ces contextes de transition et d’incertitudes qu’accentuent l’insertion de l’économie du pays dans l’espace de l’ASEAN et sa dépendance aux exportations textiles, il est nécessaire de disposer d’informations historiquement et socialement contextualisées et détachées de débats partisans qui se prolongent jusque dans les diasporas installées en Amérique du nord, en Australie et en France. C’est le tour de force réussi de cette étude vivante de 90 pages.