Le fonctionnement du parti communiste en URSS à travers ses militants, basé sur de nombreux témoignages entre 1920 et 1940.

« Le parti sous Staline : non pas l'appareil et son sommet, mais, pour une fois, le parti des communistes ». Voilà l'idée forte que s'était fixé Nicolas Werth dans son premier grand ouvrage, d’abord publié en 1981 avant d’être réédité cette année à l'occasion du centenaire de la révolution bolchevique. Werth était alors un jeune chercheur qui commençait à travailler sur l'Union Soviétique et venait juste de dépouiller un fond d'archive inédit, datant des débuts de l'URSS. Depuis cette époque, il a poursuivi ses recherches, au point de devenir l’un des meilleurs spécialistes de l'URSS et du communisme. Sa collaboration au Livre noir du communisme, publié en 1997 et dirigé par Stéphane Courtois, a mis ses travaux sous les feux des projecteurs. Au cours de sa carrière, il a publié de nombreux ouvrages sur l'URSS en s’intéressant notamment au système répressif et concentrationnaire de ce pays, en particulier dans la période stalinienne. Son dernier ouvrage en date, Les Révolutions russes   est appelé à devenir une référence parmi toutes les parutions consacrées au centenaire de la prise du pouvoir par Lénine et les Bolcheviks en Russie.

Être communiste en URSS sous Staline a été construit à partir d'un fond d'archives sur le parti communiste de la région de Smolensk, à l'extrémité ouest de la Russie, saisi en 1941 par les Allemands lors de l'invasion de l'URSS puis tombé en 1945 entre les mains des Américains qui l'ont à leur tour rapatrié dans leur pays. Lorsque Werth dépouille ce fond, pourtant connu, il l’aborde avec un angle d'approche tout à fait dans la veine historiographique de l'époque : celle de « l'histoire par le bas ». En effet, si l'Américain Merle Fainsod s'était déjà servi de ce fond dans les années 1950 pour publier Smolensk under Soviet Rule, il en avait surtout dégagé des grandes problématiques autour de la répression communiste ; il ne s'était pas intéressé à la diversité des témoignages qui s'y trouvait. Werth a donc pu, à partir de cette archive unique à la fin des années 1970, tenter de retranscrire la vie et les passions chez les communistes de cette région dans l'Entre-deux-guerres. Il est vrai qu'à l'époque, la plupart des archives en URSS sont fermées aux chercheurs, d'autant plus s'ils sont occidentaux, guerre froide oblige. Depuis, le mur de Berlin est tombé et l'URSS a implosé. Les archives se sont peu à peu ouvertes pour répondre à la demande des chercheurs, mais aussi des populations, qui ont alors voulu comprendre ce qui avait pu se passer sous le joug communiste. La nouvelle version de l’étude de Werth est précédée d'une préface où l’historien revient sur la genèse du présent ouvrage, « cet écrit de jeunesse que je livre aujourd'hui, sans retouche, au jugement du lecteur ». Pourquoi alors le rééditer, plus de trente-cinq ans après ?

 

Des témoignages contextualisés

L'un des grands intérêts de ce livre est la mise au jour de nombreux témoignages sur cette période clé dans l'histoire du communisme en URSS. Les témoignages sont classés et regroupés par thématiques, ce qui facilite la lecture, mais surtout leur donne du sens. Werth fait ici un remarquable travail d'historien qui n'a pas du tout vieilli. Les différents regroupements choisis facilitent à la fois la compréhension de la période et surtout rendent la lecture plus aisée. Nul besoin en effet de lire dans sa totalité l'ouvrage pour comprendre certains points précis. Le sommaire étant très détaillé, il suffit de se rendre à la rubrique souhaitée pour accéder à un ou plusieurs témoignages traitant de l'aspect recherché.

 

Une « histoire par le bas »

Les débuts du régime renvoient à une période clé de l'histoire du pays, mais aussi de l'Europe : celle de l'Entre-deux-guerres, marquée par les différents régimes totalitaires. Cette histoire, comme celle des régimes nazis et fasciste, a été souvent faite par les historiens à partir de grands personnages. Ainsi, la plupart des chefs bolcheviks ont fait l'objet de nombreuses biographies. Nicolas Werth s'est par exemple intéressé dans ses recherches au système soviétique   . Mais, l'intérêt primordial de ce livre est d'essayer de comprendre comment ce régime totalitaire s'est mis en place auprès de la population, de voir comment celle-ci a réagi. Il s'agit donc de partir des individus, en utilisant des sources premières (témoignages, rapports) pour tenter de saisir si les populations ont été enthousiasmées par le projet de Staline ou si elles ont été obligées d'y souscrire par la terreur stalinienne.

Werth est donc, au moment où il écrit ce livre, un témoin de la recherche historique de son temps, celle où les grands historiens voulaient faire l'histoire des peuples à partir des sources que ceux-ci ont laissé. C'est l'époque de la micro-histoire, c'est à dire de l'étude d'objet précis, souvent dans un cadre géographique restreint, grâce à une archive particulièrement éclairante sur le sujet. Il s'agissait donc de faire une « histoire par le bas », une histoire sociale qui s’intéresse à tous les individus et pas seulement à ceux qui ont exercé un certain pouvoir. En faisant cela, Werth avait réussi son pari de l'époque, celui de faire émerger une histoire de l'URSS et de ses habitants loin du pouvoir afin d'aller au-delà de l'image laissée à la postérité par la propagande soviétique. L'utilisation de tous ces témoignages, parfois intimes, place le lecteur au plus près de ce qu'ont vécu les habitants de l'URSS sous Staline.

 

Une adhésion militante

Werth montre que le parti communiste et ses militants en URSS sous Staline sont bien les instruments de la mise en place du régime totalitaire, voulu par celui qui est surnommé par la propagande le « petit père des peuples ». Ce surnom, hérité du culte de la personnalité développé autour de Staline à cette époque, souligne la volonté des dirigeants de s'appuyer sur une base solide, régulièrement épurée et totalement dévouée : les militants du parti.

Le parti, en dépit des purges quasi permanentes dont il est victime (avec l'apogée de la grande terreur stalinienne des années 1936-1938) est d'une foisonnante activité : malgré les arrestations et les exclusions des années précédentes, un million de Russes adhèrent au PCUS en 1939. Pour Werth, le parti communiste en URSS sous Staline est un « instrument à la fois terriblement efficace et plein de vitalité, car soudé par quelques grands thèmes sur lesquels repose un consensus entre le Guide et le militant. […] Ni avant-garde, ni armée d'occupation intérieure, mais microcosme social, reflet d'une époque ».

Werth montre bien que, malgré l'extermination de plusieurs millions d'opposants (ou jugés comme tels), le régime communiste totalitaire s'est imposé dans les années 1930 grâce à l'action des militants, chevilles ouvrières de la politique décidée à Moscou et appliquée par eux aux quatre coins de l'immense empire soviétique. Il explique également comment Staline a su tirer profit contre ses concurrents (Trotski) du travail de militants de plus en plus fanatisés et contrôlés par un parti omnipotent, jusque dans la vie privée de ses membres. Le parti cherche en effet à « transformer le militant « en chair et en os » en une créature idéale, transparente, entière à ses ordres, amnésique ». C'est ce travail débuté dans les années 1930 qui, selon lui, fait que le mythe autour de Staline et le fonctionnement du parti a pu durer aussi longtemps. Rien n'aurait donc été possible pour les dirigeants communistes sans l'assentiment et surtout le soutien des masses de militants. Ce livre décrypte comment, à travers les cas étudiés dans la région de Smolensk, le communisme en URSS s'est développé et a perduré pendant plus de 70 ans grâce à la création d'une élite (les membres du Parti) qui lui a fourni une base sociale et politique solide.

 

Une autre approche du stalinisme

Dans une période féconde de production historique sur la Russie et l'URSS en ce centenaire des révolutions russes, l’on pourra s’interroger sur la pertinence de rééditer une telle étude, d’autant plus qu’avec la chute du régime soviétique en 1991, de nombreuses archives se sont ouvertes aux historiens, ce qui n'était pas le cas en 1981.

Cette réédition se justifie pour trois raisons principales. La première est rendre à nouveau disponible en librairie, en format de poche, un livre majeur pour qui veut comprendre le stalinisme et surtout ses effets sur la population. La deuxième bonne raison est de rendre facilement disponibles des sources classées et problématisées selon cinq grandes thématiques : « adhérer », « la cellule », « le digne nom de communiste », « le travail de masse » et « parler politique ». La troisième bonne raison est tout simplement la valeur de l'archive exploitée elle-même : sans doute une des plus complètes sur la période, tandis qu’en Russie, à l'heure actuelle, peu sont encore disponibles ou d'un aussi grand intérêt, bien souvent à cause des destructions occasionnées par la déstalinisation intervenue en URSS dans les années 1950-1960