Une biographie de référence de celui qui, formé à l'école de Staline, en appliqua les recettes tout en prenant la tête du mouvement des non-alignés.

Avec Tito, Joze Pirjevec livre une monumentale biographie du chef de l’État yougoslave, qui en plus de 500 pages et une centaine de pages de références infrapaginales offre un portrait nuancé du dirigeant croate de la Yougoslavie. L’auteur montre comment Tito, devenant homme d’État, passe du stade de révolutionnaire professionnel à celui de dirigeant des groupes de Partisans dans les montagnes des Balkans. Le kominternien puis le partisan changent de statut social et de physionomie en arborant le titre de Maréchal et en occupant la place de principal responsable de la république yougoslave. Le bleu de travail et la veste du militant, puis la vareuse du militaire, sont troqués contre le costume ciselé du maréchal devenu chef d’Etat, interlocuteur de Roosevelt et de Staline puis plus tard de Khrouchtchev, de Brejnev, de Nixon ou, plus surprenant, lorsqu’on le voit attablé avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Sa biographie déroule les différentes facettes d’un communiste au parcours à la fois traditionnel, similaire à ceux des autres dirigeants des démocraties populaires, et en rupture par la place originale qu’il occupe dans le mouvement des non-alignés.

 

A l’école de Staline

Tito est né sous le nom de Josip Broz en 1892 à Zagorje, en Croatie. Comme de nombreux dirigeants communistes, il tente par la suite de changer sa date de naissance, dans une Croatie alors dominée par les Habsbourg. Il devient apprenti serrurier en même temps qu’il rejoint le mouvement socialiste. Athlétique, il se distingue lors de son service militaire. Blessé sur le front russe pendant la Première guerre mondiale, il en vient, au terme de péripéties complexes, à participer à l’action révolutionnaire en Russie et rejoint les rangs bolcheviks. Fuyant en Sibérie, il obtient la nationalité soviétique et devient révolutionnaire professionnel, appointé d’abord par le jeune État soviétique puis par l’une des sections de l’Internationale communiste. Militant en permanence, il connaît la prison puis l’exil en Autriche et surtout à Moscou, où il est représentant du Parti communiste yougoslave (PCY) sous le nom de Walter auprès de l’Internationale communiste (IC) à partir de 1934, non sans avoir suivi des cours à l’école léniniste internationale. Broz part ensuite en Espagne, comme commissaire politique, avant de revenir en URSS à la demande des instances dirigeantes.

En raison de sa proximité avec Staline, il passe à travers les purges. Chargé de reconstruire le PCY clandestin, il est missionné à Zagreb en 1940 pour faire appliquer la ligne consécutive du Pacte germano-soviétique. Il anticipe l’invasion de juin 1941 et commence à préparer les conditions de la lutte armée. La topographie locale en favorise les conditions et Tito se révèle habile tacticien militaire. La guerre des partisans l’impose comme chef de guerre et comme véritable stratège militaire et politique : plaçant ses partisans dans les combats décisifs et s’attirant ainsi les bénéfices de la victoire en même temps que la reconnaissance des alliées.

 

Un communisme non-aligné

Dès lors, Tito est un ange déchu pour Staline : auréolé de ses succès, le Vodj fait d’abord de lui un modèle, il favorise son accession au pouvoir en lui apportant une aide militaire. Si Tito élimine d’abord les anciens collaborateurs, le mot de collaborateur devient vite extensif et lui permet de liquider toutes les autres tendances de la Résistance, les noyant sous différentes accusations dans le cadre de la construction de procès de type stalinien, montés de toute pièce. Bien que fidèle disciple de Staline, Tito s’oppose à certaines directives venues du centre et refuse de céder des places aux hommes liges de Staline dans le Parti et l’État yougoslaves. La rupture est consommée en 1948, ce qui n’empêche pas Tito de conduire la même politique : collectivisation, terreur de masse, régime concentrationnaire. Cependant sa séparation avec Staline lui permet aussi de devenir un allié objectif des Occidentaux et de bénéficier de l’aide économique américaine.

La mort de Staline entraine la fin du dissensus entre la Yougoslavie et l’URSS, même si Tito ne rentre pas dans la sphère d’influence soviétique. Joze Pirjevec excelle dans la description des enjeux diplomatiques par lesquels Tito parvient, lors de la naissance du mouvement des non-alignés, à se placer au centre du dispositif, malgré l’hostilité des Chinois, en se rendant en Afrique et en jouant de son originalité pour nouer des alliances avec les principaux dirigeants des pays fraîchement décolonisés. En parallèle à la politique étrangère, Tito procède à l’intérieur du pays à des mises au pas régulières, écartant la vielle garde des compagnons de route pour une nouvelle génération, comme l’avait fait son mentor Staline.

Joze Pirjevec montre également, dans les années 1970, un Tito vieillissant d’abord préoccupé par ses conquêtes et son bien-être, délaissant le pluralisme multiethnique tel qu’il l’avait construit lors de sa prise du pouvoir et laissant la Yougoslavie sombrer dans une dérive économique et sociale qui augurait des nouveaux drames des années 1990. On pourrait finalement regretter que la vie privée de l’homme public soit rejetée dans un chapitre à la fin de l’ouvrage : si cet éclairage manque un peu, il n’obscurcit en rien un travail remarquable