La philosophie doit-elle être une sorte de science-fiction (dixit Deleuze) ? Et la science-fiction doit-elle être une sorte de philosophie ?

On peu faire l’hypothèse que peu de lecteurs des romans de Science-fiction (SF désormais) sont familiers de la lecture de la Logique (dite Grande Logique) de Hegel ; comme, à l’inverse, on peut penser que les philosophes, dans leur grande majorité, sont peu familiers de la SF. Pourtant les rencontres entre SF et philosophie sont plus courantes, dès lors qu’elles passent par d’autres biais, notamment des considérations sur la limite, l’espace infini et les tragédies de l’espace. Face à ces rencontres manquées, Jean-Clet Martin ne se laisse pas démonter. Avec Logique de la science-fiction, il livre une tentative singulière de réécrire la Logique de Hegel pour la rendre accessible au plus grand nombre, en recourant à un genre littéraire séduisant : la SF. En retour, il s’agit aussi de montrer la connivence entre la SF et la philosophie de Hegel.

Jean-Clet Martin fait ainsi entrer la SF à l’université de Hegel, et appelle les lecteurs de Hegel à se mêler à un monde très différent, entièrement littéraire. À moins, après tout, que la Logique de Hegel n’appartienne déjà à la littérature, par certains biais, et que la SF appartienne déjà à la philosophie par des pans entiers de son savoir ? L’une comme l’autre permettent désormais de laisser entendre que, par rapport à notre monde prosaïque, la spéculation et la fiction donnent accès à des questions qui nous dépassent et dépassent notre « pouvoir raisonnable de connaître » : c’est-à-dire aux questions métaphysiques, que Kant désignait ainsi pour mieux la dénoncer, et sur laquelle Jean-Clet Martin souhaiterait bien nous faire revenir.

Il y a dans cette tentative un jeu de construction absolument étonnant, même si les hégélianistes les plus rigoureux pourraient lui contester quelques points. L’optique générale porte à considérer, par exemple, que des pages de la Logique se sont incarnées dans le siècle de la conquête de l’espace. La justification de cette proposition est qu’Hegel est un philosophe pour qui le réel se tient en avant et en arrière de lui-même, dans des relances et des reprises dynamiques de soi, ce qu’il nomme lui-même des « dépassements ». Mais ces dépassements s’opèrent comme des cycles, or toute SF, écrit Jean-Clet Martin, est une écriture par cycles. Il serait donc question, dans la SF, de gestes circulaires d’un mouvement qui s’outrepasse, comme les « étages d’une fusée récupèrent la force du lanceur précédent ». Comme si la philosophie allemande de Hegel et de ses collègues mobilisait suffisamment d’images et d’expressions très proches de l’intérêt dont témoigne la SF de nos jours, par exemple, pour les âges du monde les plus enchevêtrés.

Voilà qui incite à trouver (ou à retrouver) Hegel au cœur de la fiction en passant aussi bien par la Logique que par la Phénoménologie de l’esprit. Sans doute, les bons lecteurs de SF le savent-ils déjà. Un auteur de SF, Edward Page Mitchell, fait par exemple de Hegel le maître incontesté de la complexité pour asseoir ses histoires fantastiques sur une dialectique faite de ruptures et de surprises. Souvent aussi la SF constitue une expérience de la limite, des confins proposant aux concepts philosophiques des espaces et des durées jamais abordées dans l’ordre de la chronologie : ainsi par exemple des cycles d’A. Asimov.

S’il existe alors quelque-chose comme une « logique de la science-fiction », que doit-on finalement entendre par « logique », pour autant que celle de Hegel soit privilégiée ici ? L’auteur va au plus simple dans cette logique dialectique : il y lit une démarche non linéaire et qui ne s’ancre pas dans la répétition du rapport cause-effet, dans la répétition que suppose toute pensée mécaniste. Non seulement ce refus pointe largement et avec pertinence vers Hegel, mais il pointe aussi, propose Jean-Clet Martin, vers la SF : elle pose une logique non moins exploratrice d’autres dimensions, une logique qui ne se contente pas du déjà connu, une logique de l’appel à d’autres univers.

Là encore, le vieux Kant est mis en question pour ses propos sur la limite du savoir et les bornes mises à la métaphysique. Parmi les auteurs de SF mobilisés, Alfred Elton Van Vogt serait un auteur qui réclame qu’on pense à partir d’une autre logique. Mais aussi Philip K. Dick, dès lors qu’il s’engouffre dans la brèche ouverte par Van Vogt. Leurs efforts rencontrent finalement ceux d’un Jacques Rancière qui, de son côté et autrement, réfute Aristote, sa théorie de la fiction et de la narration. Les uns comme l’autre cherchent des modèles de rigueur qui ne se soumettent plus à des temporalités linéaires et à un monde unique. La SF réclame depuis longtemps une logique plutôt fragmentaire, libérée du carcan de la vraisemblance : une logique non-aristotélicienne et un concept de la limite non-kantien. Ou pour aller directement au but : une logique du non-A (pour revenir à Van Vogt). Ce que Jean-Clet Martin appelle une « logique créatrice », une logique qui recommence un/le monde (pour revenir à Asimov).

Que Hegel ait été lu par les auteurs de SF importe peu finalement. Les textes de SF en reprennent, à la lumière du propos de Jean-Clet Martin, la mise en mémoire, dans des conditions extrêmes, c’est-à-dire le mouvement de l’Aufhebung (le fameux « surmontement », qui est à la fois dépassement et conservation). Aussi « Hegel autant que Asimov nous invitent-ils à traverser l’infini, développant autant de spirales ou de nébuleuses pour penser les parcours réalisés, pour en collecter des monuments », des agencements démesurés. Belle affaire, alors, que celle de Titan, de Stephen Baxter, qui tente de relancer la conquête spatiale en direction de la lune de Saturne, laquelle s’avère être pour l’humanité « la révélation de son Histoire, un dépassement de ses limites et de sa finitude dans un esprit de conquête infinie ». En quoi il faut relire de près ces départs de fusées qui partent vers l’inconnu.

Philip K. Dick arrive bien tard dans toutes ces considérations, mais dès lors qu’on en vient à lui, nous nous retrouvons au cœur de la critique des abstractions de l’entendement et du refus des calculs laborieux. Nous quittons l’affligeante réalité pour des aventures qui ne sont pas celles de la dialectique, mais qui sont dialectiques. Il faut cependant ajouter, pour que le lecteur ne se sente pas déçu, que Jean-Clet Martin ne cesse de prendre en charge aussi bien la littérature de la SF que le cinéma et ses images. Nombre de films, dont les réalisateurs ne sont pas familiers de Hegel, n’empruntent-ils pas des propositions décisives à Hegel ? Par exemple, Alien et Dune, deux films dans lesquels il s’agit de dépasser toute mesure abstraite et de se lancer dans une « rencontre de troisième type ». Ce à quoi on a alors affaire dans cet usage cinématographique d’Hegel, c’est à « une façon particulière de se servir de la philosophie comme d’une illustration » : un procédé que l’on ne retrouve pas uniquement dans Dune, mais aussi dans Asimov, citant, entre autres, l’Encyclopedia Galactica. Voilà pourquoi, dit-il, on trouvera dans la SF une « réécriture possible de la Logique », c’est-à-dire un « goût rare pour l’absolu qui en constituera comme un terrain d’expérimentation supérieure, une entrée en des aventures paradoxales ».

Que Dick s’inspire ouvertement de Descartes n’empêche pas d’entrevoir qu’il cite aussi le Hegel de l’absolu, afin de justifier sa manière de négocier les passages au-delà des frontières, mais aussi ses escaliers qui imposent une force infinie pour les gravir (sinon à vivre dans un monde aux lois naturelles et aux dimensions différentes des nôtres).