Jacques Rancière montre comment la littérature, à la fois acte et vision politique, rend justice aux personnages qu’elle invente.

La notion de « fiction » s’étaye à une thèse sur la construction des intrigues fictionnelles, formulée par Aristote au neuvième chapitre de la Poétique. Depuis lors, et particulièrement ces dernières décennies, son usage est l'objet d'une inflation pour le moins galopante, au point qu'on pourrait se demander si ses significations ne se brouillent pas et si son emploi dans des contextes si variés n'élime pas les « bords » du discours commun. Jacques Rancière montre qu'il n'en est rien. Dans la pensée contemporaine, la fiction est plutôt liée à une manière bien particulière de soumettre les intrigues au régime de l’information et de la communication. Sous des formes nouvelles, la fiction contemporaine contribue à maintenir des fenêtres et des portes derrière lesquelles les maîtres observent les « gens du peuple ». Elle insiste même sur la nécessité de ne pas ouvrir trop grand ces fenêtres et ces portes, puisqu’il y aurait risque d’être « envahi » par le « vulgaire ». En ce sens, l’omniprésence du storytellling dans les discours des hommes politiques ne laisse pas d’inquiéter.

Un récent volume de la revue Questions de communication   souligne d’ailleurs que les significations de cette notion de « fiction » se déclinent en plusieurs axes, selon que l’on met l’accent sur la convergence culturelle, le schéma narratif ou les propriétés des univers créés. En contrepoint de ces considérations, Jacques Rancière, qui fait depuis longtemps un usage singulier de la notion de « fiction », compléte désormais ses propos antérieurs par un ouvrage entièrement consacré à cette question, de telle sorte que, au fil des pages, le lecteur puisse se pénétrer de cet usage-là. C’est, par ailleurs, dans un flot continu, souvent repris et/ou complété, que le philosophe livre, selon les cas, les archives de l’établissement de son propos, au fil des années, ou ses prolongements et amplifications. La trajectoire de pensée ainsi tracée frappe au cœur de l’espace social et du « partage du sensible », par la voie de la littérature du régime esthétique. Dans ce dernier ouvrage, Rancière ramasse ainsi à la fois des travaux des années 2014-2016 et des pièces originales d’un parcours théorique incontournable.

 

L’art de la fiction

Que signifie déjà ce titre : Les Bords de la fiction ? Et d’abord, à quoi reconnaît-on une fiction, sinon au système des écarts qu’elle dessine et qui construisent la topographie à partir de laquelle elle se met en œuvre ? Sans doute faut-il commencer par éclairer cette expression-titre, mais on ne peut guère l’accomplir sans retourner à un ouvrage antérieur (Aux bords du politique, 1990). Par analogie avec ce titre précédent (et avec la démarche qu'il désignait), on peut dire que l'enjeu est de se demander ce que « fiction » peut bien vouloir dire, et donc reconsidérer la fiction, rendre à la fiction sa fonction telle que le sage désabusé peut la mettre au jour. Or il apparaît assez tôt que cette fonction n'est pas d'illusion ; et qu'elle ne réside sans doute dans aucun passé originel. En cela, repenser la fiction ne consiste pas à revenir à un quelconque fondement ou à trouver dans le passé le meilleur usage de la fiction. Dans ce dessein, il faut plutôt s’installer « aux bords » de la fiction, dans le type de rhétorique spécifique qui est produit là, et autonomise certains textes en marquant leur « réel » d’un esprit démocratique. C’est aux bords de la fiction que recommence sans cesse le mouvement qui instaure, rend effectif tout un régime (esthétique) de l’art.

D’autant qu’a existé un régime de la fiction, jadis, structuré par l’enchaînement des causes et des effets, sous couvert de la référence à Aristote, en tant qu’elle a fixé pour des siècles la rationalité dominante de la fiction. Le cœur de la fiction n’était pas autre chose que l’enchaînement des actions en un tout. Mais à l’initiative d’un certain nombre d’écrivains étudiés par Rancière (qui les privilégie ici, par différence avec les volumes consacrés au cinéma), le temps et l’espace de la fiction prend un autre tour, comme les liens qui se nouent entre voyage, temps et savoir, ou entre fiction et réalité. La rationalité fictionnelle antérieure est détruite. Une révolution dans la fiction a eu lieu. En explorant ses propres « bords », elle s’est conçue comme un ensemble d'ouvrages dans lesquels désormais quelque chose arrive à des gens à qui il ne devait rien arriver, à des gens dont la condition même semblait nier la possibilité que quelque chose arrive.

 

L’invention du regard cinématographique

Les fictions nouvelles dont il va être question déclinent une politique de la fiction, dont la propriété est de dessiner un regard qui contamine toutes choses de son égale curiosité ou de son égale indifférence, par différence avec les trésors cachés et hiérarchisés de la littérature classique et avec une « politique » hiérarchisante des personnages. Certes, ce nouveau regard fictionnel n'est encore confiné que dans quelques romans seulement, ceux qui inventent des figures de langage autour d’un objet : ce que désigne la notion de « fenêtre ». Du moins est-ce ainsi que Rancière les repère. Et l’auteur de se lancer dans une enquête qui rend compte des déplacements de la fiction, par fait de dispositif de la fenêtre. La fenêtre n’est pas seulement un élément de construction défini par des architectes en fonction de la fortune des commanditaires !

Il était possible de s’arrêter sur de nombreux autres éléments : les médecins qui circulent entre des mondes séparés, les cafés donnant vue sur la rue, etc. Le choix de Rancière se porte sur les fenêtres, qui n’en sont pas à leur premier commentaire : fenêtres et sexualité dans certaines théories, fenêtres freudiennes de l’homme aux loups, fenêtres fermées qui obligent à se concentrer sur l’intérieur, fenêtres ouvertes sur le monde... On s'est souvent intéressé à ces fenêtres qui ne sont pas toutes transparentes, parce qu’elles font l’effet de frontières.

Maupassant, Balzac, Proust, Rilke, et surtout Conrad (à propos duquel Rancière reprend l’analyse d’Au cœur des ténèbres, en termes de chimère coloniale comme rapine stupide et comme sacrifice absolu à l’idée de progrès) ou Woolf et Faulkner, servent ici à l’exploration de cette thèse qui se déploie dans plusieurs directions. Ici, elle livre une analyse privilégiée de fenêtres dans quelques romans : frontières ou ouvertures, fenêtres qui assurent la transparence des cœurs ou fenêtres qui sont devenues opaques (Stendhal), fenêtres de voyeurs ou fenêtres prises sous le signe de l’inquiétant. Là, elle propose l’analyse de fenêtre qui sont devenues des cadres ouvrant la vision et instaurant des dispositifs de capture, pour l’entomologiste des espèces sociales (Balzac), par exemple. Le roman nouveau inverse les trajets anciens du dedans vers le dehors. Il bouleverse la hiérarchie des choses dignes ou indignes d’être racontées. La fenêtre délivre une intrigue de savoir.

Mais Jacques Rancière ne procède pas pour autant à une taxinomie des fenêtres. Il s’intéresse aux fenêtres qui s’ouvrent soit sur le côté protégé jusqu’alors, soit sur l’autre côté - aristocrates d’un côté et pauvres de l’autre - et qui bouleversent la hiérarchie fictionnelle opéré par les fenêtres dans les romans. Il relève un usage des fenêtres, dans les romans des XIX-XXe siècles, qui donne à la démocratisation de la fiction une figure centrale : devenir le point d’organisation d’un grand tableau des espèces sociales en mutation et de l’effacement des distinctions (nobiliaires notamment).

 

Les seuils et les portes

C’est dans ce cadre des fenêtres que Jacques Rancière observe les bords de la fiction et par conséquent ses passages. Par exemple, le passage du faux au vrai, en lequel s’annonce la démarche générale de la science, telle qu’on la concevait jadis, comme déploiement d’un théâtre de la métamorphose : celui de la duplicité caché dans toute simplicité, manifestée par les choses.

Ainsi en va-t-il, par exemple, de Karl Marx et de la structure narrative particulière des premières pages du Capital, dont nous suivons ici une relecture à partir des théories des scènes et des fictions développées par Rancière, en accord avec la critique du présupposé « scientifique » du « marxisme ». Karl Marx présente un modèle tout abstrait de l’échange, qu'il enferme dans l’idée selon laquelle seule la science peut permettre le passage du lieu des apparences au laboratoire secret de la science. Mais en vérité, selon la lecture qu'en fait Rancière, il pose des personnages d’une scène. De ce fait, l’enjeu de l’analyse de Karl Marx n’est pas de montrer, derrière les prétendues lois éternelles de l’économie, la réalité historique du mode capitaliste de production de la marchandise. Il est plutôt (ou tout autant) d’interdire une certaine forme de critique de l’économie, et une certaine résolution de ses contradictions.

Il convient donc, écrit Jacques Rancière, d’expliquer ceci : le récit marxiste des enchantements de la marchandise est d’abord fait pour barrer l’accès au rêve des libres producteurs prôné par les militants des associations ouvrières. Pour lui, l’analyse des contradictions de la marchandise est une machine de guerre visant moins la science économique, comme on l’a expliqué longtemps, que pour masquer la possibilité d’un échange direct de services et de produits.

Comment s’opère la démonstration ? Par une lecture rigoureuse de l’enchâssement des rhétoriques dans ces premières pages du Capital, enchâssement qui marie des phrasés théoriques, des élaborations de scènes sociologiques et des emprunts aux penseurs sociaux de l’époque. Ainsi, les illustrations choisies par Karl Marx composent, par rapport au récit rigoureux de la science, un second récit qui compte la descente aux enfers du prolétariat.

Mais ce nouveau tour de la fiction, par les fenêtres, détermine aussi le rapport du dehors et du dedans, même si ce rapport peut être brouillé par l’énigme de crimes commis. Ainsi en va-t-il chez Edgar Poe, dans ce « premier » roman policier, Le Double Assassinat de la rue Morgue. Ce qui nous vaut une très belle étude du rapport entre l’association des idées et la manifestation de la liaison spirituelle entre les phénomènes dans un tel cadre. La naissance du roman d’investigation policier, comme y insistent largement José-Luis Borges comme Roger Caillois (le premier critiquant d’ailleurs le second), noue la littérature de labyrinthe et la science, mais en mettant en œuvre une idée bien spécifique de la science. Gilles Deleuze n’a pas été non plus sans le remarquer et le commenter (L’Île déserte et autres textes). Dans ce type de littérature, par la foi en la science, le roman policier partage avec d’autres ouvrages la même idée de la science : « Il y a dans l’univers une liaison de tous les phénomènes qui échappe à l’intelligence ordinaire mais se laisse saisir par cette forme particulière d’intelligence qui est capable de voir le lié dans le délié. »

Mais justement, ces connexions se défont rapidement devant les menaces d’une tout autre idée de la science, et de ses conséquences sur le roman policier (de Chandler à Ellroy).

 

Le réel de la fiction

Finalement, la nature de la fiction peut-être aussi trompeuse que son rapport à la réalité. Car il y a bien un réel de la fiction : une invention qui pose simultanément l’énoncé de l’invention. Sur le réalisme, en un propos que l’on pourrait tirer aussi de José-Luis Borges (La Postulation de la réalité), Jacques Rancière écrit : « Ce que réalisme signifie, ce n’est pas l’abdication des droits de l’imagination devant la réalité prosaïque. C’est la perte des repères permettant de séparer un réel de l’autre et donc aussi de traiter leur indistinction comme un jeu. »

En un mot, on peut se demander à la fois ce que Jacques Rancière fait de la fiction et dans quelle mesure la littérature peut rendre justice aux personnages qu’elle invente. Est-ce que la littérature est la seule activité qui puisse reconstruire un récit « vrai » de l’existence sociale et individuelle démocratique ? Si le régime de la représentation reflétait les hiérarchies sociales, naturalisant la différence entre la vie obscure et passive de la masse du peuple, dont il n’y a rien à dire, et la vie héroïque ou tragique des grands, qui seule faisait sens, le régime esthétique de la littérature brouille cette voie. Et l’on pourrait affirmer que la littérature a permis de transformer la vie obscure du plus humble des personnages (un idiot de village, la femme coquette et écervelée d’un médecin de campagne, déjà) en matériau de l’œuvre d’art. Avec la littérature ainsi définie vient la démocratie des personnages, des auteurs et des lecteurs. Et nous sommes ici renvoyés aux archives des propos de Jacques Rancière, notamment aux ouvrages portant sur la littérature