Epées, haches, poings : une plongée au cœur des techniques de combat du Moyen Âge.

Daniel Jaquet est l’auteur d’une thèse remarquée sur les pratiques de combat en armure au Moyen Âge, à partir de deux types de sources : d’une part, des manuels de combat, copiés dès le XIVe siècle et surtout aux XV-XVIe siècles ; et, d’autre part, ses propres reconstitutions d’affrontements en armure, dans une démarche d’archéologie expérimentale pionnière, largement et justement médiatisée (on trouvera ainsi de bonnes vidéos de ses expériences en ligne, par exemple ici ou ici). Il y revient d’ailleurs dans les troisième et quatrième chapitres de cet ouvrage, ainsi que dans une brève annexe, et il faut souligner non seulement l’importance de ces travaux sur les pratiques du corps, mais surtout la grande humilité de Daniel Jaquet : loin de se mettre en avant – ce qu’il aurait légitimement le droit de faire tant ses recherches ont fait progresser nos connaissances –, il ne cesse au contraire d’insister sur tout ce que l’on ne sait pas, pour mieux souligner, dans une souci d’explicitation qui est au cœur de l’approche scientifique, les limites de son propre travail.

L’ouvrage en question ici est clairement tourné vers le grand public – comme l’atteste par exemple la présence d’un très utile glossaire en fin d’ouvrage. Néanmoins, les médiévistes auraient tort de s'en détourner, car, comme l’auteur le souligne rapidement dans son introduction, cette étude des gestes et des savoirs martiaux a été et est encore largement ignorée des historiens.

 

Gestes et techniques, ou de l’art de mettre quelqu’un dans un sac

L’ouvrage s’articule en quatre grands chapitres. Dans le premier, l’auteur revient sur les manuels de combat et sur leurs auteurs, ainsi que, plus généralement, sur les maîtres de combat qui proposent leurs services dans les grandes villes d’Europe. Il s’agit bien d’un service : leurs prix sont fixés par les autorités urbaines, et leurs clients sont essentiellement des bourgeois, même si les maîtres ne manquent jamais de mettre en avant les seigneurs auxquels ils ont eu le privilège d’enseigner. L’auteur insiste particulièrement sur la grande diversité des formes de combat : à pied ou à cheval, en armure ou non, avec des épées, des lances, des gourdins, des haches... Maîtrisant parfaitement son sujet, l’auteur sait exhumer des textes souvent très drôles : ainsi de ce manuel daté de 1482 qui explique doctement comment « jeter quelqu’un dans un sac ». Plus sérieusement, il note bien que ces combats pluriels ne forment en réalité, pour les médiévaux, qu’une seule et même discipline : la distinction entre l’escrime et la lutte, par exemple, ne date que du XIXe siècle.

Le second chapitre se penche sur les manuels de combats en eux-mêmes, étudiés comme des textes : les formes qu’ils revêtent, les objectifs qu’ils se fixent, etc. Se construit peu à peu au cours du XVe siècle une « science des armes », comme le note un auteur de manuel, qui se manifeste par une volonté de décrire de manière exhaustive et raisonnée les différentes techniques possibles. Les usages de ces livres font encore débat parmi les chercheurs : s’agit-il d’ouvrages de prestige offerts à des seigneurs désireux d’étaler leur maîtrise des arts martiaux, de manuels d’enseignement utilisés par les maîtres ou encore de prospectus destinés à se faire recruter en montrant tout ce que le maître peut apprendre ? Les pages les plus intéressantes sont celles dans lesquelles Daniel Jaquet réfléchit à la difficulté propre à ces textes, qui cherchent à transposer des gestes à l’écrit.

 

D’où le troisième chapitre, reflet du précédent, qui s’intéresse à la façon dont le chercheur contemporain peut décoder ces textes pour retrouver des gestes, des techniques, un ensemble de « savoirs tacites du corps ». Pour cela, l’auteur dégage plusieurs pistes, parmi lesquelles la nécessité d’interroger ensemble textes et images et le fait de « faire parler les objets » : il est nécessaire d’expérimenter avec une épée pour se rendre compte qu’il s’agit d’un instrument extrêmement efficace, optimisé au fil des générations. De même, l’armure complète, symbole à elle seule du Moyen Âge dans l’imaginaire collectif, se révèle-t-elle un instrument de combat incroyablement performant.

 

Combattre comme un chevalier

Le quatrième chapitre revient précisément sur cet imaginaire collectif, pour tordre le cou à un certain nombre de clichés portant sur le combat médiéval. Daniel Jaquet y rappelle notamment que le poids d’une armure complète n’excède pas celui d’un équipement de pompier contemporain, permettant au chevalier une grande mobilité ; il souligne également que l’escrime médiévale ne se réduit pas, comme l’a trop longtemps pensé l’historiographie, à l’affrontement sommaire de deux brutes cuirassées, mais est au contraire une discipline hautement technique et rationnelle, très tôt comparée à une science. Les combats sont brefs, intenses, impliquent des passes et des bottes codifiées.

Le livre vaut aussi pour les nombreuses pistes de réflexions qu’il dessine, promesses de futures recherches. Ainsi des duels judiciaires livrés entre un homme et une femme : même si les textes de lois en reconnaissent parfois la possibilité théorique, on a du mal à croire qu’il y en ait réellement eu beaucoup, et l’on attend avec impatience l’article de Daniel Jaquet sur le sujet. Ainsi, également, des évolutions du mot « chevalerie », que l’on retrouve partout dans les sources. Il peut être employé comme un adjectif, et un chroniqueur rapporte qu’un combat est « chevaleureusement » livré ; il peut également devenir le symbole même de la culture courtoise, lorsqu’on distingue par exemple les « combats à vie » (comprenons à mort) et les « combats pour chevalerie ». Les chevaliers sont plus que jamais une élite sociale, en même temps qu’ils sont en train de devenir un mythe littéraire et un archaïsme militaire : ainsi de Jacques de Lalaing, champion européen du combat à la hache, régnant sans partage sur les lices pendant plusieurs années, avant de mourir d’un tir d’artillerie lors de la révolte de Gand (1453). Ces chevaliers sont bien, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Benjamin Deruelle, « à l’épreuve de la modernité   ».

 

Qu’est-ce qu’un sport ?

L’ouvrage est bien écrit, nourri surtout d’une grande maîtrise des sources, à la fois littéraires et iconographiques, le va-et-vient entre les deux étant toujours très bien mené. Certains passages – brièveté du livre oblige – sont un peu rapides, voire survolés : ainsi de la tentative de catégorisation sociale et professionnelle des maîtres d’armes, esquissée en quelques lignes alors qu’elle aurait gagné à être davantage développée. De même, quelques analyses semblent plus fragiles : ainsi quand l’auteur mentionne, au sujet du célèbre duel de 1547 entre Jarnac et La Châteigneraie, que leurs armes « rappellent celles des roturiers   », alors qu’au contraire, les deux seigneurs se battent à l’épée, tandis que les non-nobles n’utilisent que des massues. Le duel judiciaire est dès lors l’occasion de mettre en scène la différence entre nobles et non-nobles, ce que l’on trouve depuis plusieurs siècles déjà dans les textes de lois. Signalons enfin que la bibliographie aurait gagné, vu la volonté du livre de ne pas s’adresser qu’à une poignée de spécialistes, à être davantage nourrie de travaux francophones ; d’autant plus que l’auteur cite plusieurs articles ou ouvrages qui existent par ailleurs en français – ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, des recherches de Jean-Dominique Delle Luche sur les compétitions de tir dans les villes allemandes.

La référence au travail de cet historien permet de mettre en avant ce qui reste la grosse absence du livre : une réflexion sur la notion de sport. Celle-ci reste en effet sous-jacente dans l’ouvrage. Daniel Jaquet rappelle par exemple que ces entraînements urbains à l’art du combat ne sont qu’exceptionnellement reliés par les sources à l’activité guerrière au sens strict : on ne prend pas de leçons d’escrime pour devenir un bon soldat. Plus loin, il souligne la dimension ludique de ces activités, qui sont également pratiquées pour garder une bonne forme physique. Bref, on tourne autour de la notion contemporaine de sport – l’auteur en a bien conscience et utilise d’ailleurs la notion pour le moins floue de « proto-sport »   . Il aurait mieux valu prendre le problème à bras le corps et poser directement la question : ces arts martiaux médiévaux sont-ils un sport ? Si non, comment les définir ?

Ce sont là des questions qui restent à approfondir. Les prochains travaux de Daniel Jaquet s’y attèleront, d’autant plus qu’il est par ailleurs un membre fondateur de l’Association des Arts Martiaux Historiques Européens, regroupant des reconstituteurs qui œuvrent à rendre l’histoire vivante. Dans sa conclusion, Daniel Jaquet rappelle avec mesure que, malgré toutes les expériences, on ne pourra jamais combattre « comme au Moyen Âge » : tout au plus peut-on retrouver un certain nombre de pratiques du corps, d’arts du faire, permettant d’incarner un peu plus l’histoire