Une historienne rend compte de la constitution de l’histoire de l’art, en portant l’accent sur son institutionnalisation.

La nécessité de réviser l’histoire de l’art telle qu’elle a été longtemps conçue (histoire téléologique, linéaire et continue, histoire des « progrès » artistiques, histoire de ses « héros » couverte par la mythologie des « pionniers », histoire des seules institutions d’État) n’est plus à démontrer. Nombre de chercheurs se sont penchés, ces dernières années, à l’appui des travaux de Hans Belting enfin traduits en français, sur la question et nous commençons à disposer d’autres perspectives, plus savantes. En revanche, il est plus rare de se trouver face à des histoires de l’histoire de l’art qui rendent compte, non moins dans d’autres termes, de ce qui fut entrepris, et qui sont susceptibles, simultanément, de ne pas se laisser piéger par la notion d’Art (d’ailleurs ici ramenée aux arts visuels, ce qu’affirme d’emblée le titre).

Cela étant, il est non moins essentiel de profiter des acquis, en matière d’histoire d’une discipline, des travaux pratiqués dans d’autres disciplines. On sait, du point de vue épistémologique, que de nombreuses analyses tentent désormais de restituer l’histoire d’une discipline à partir de la dynamique interne au champ de référence, sans négliger les interférences avec d’autres champ, et que dans ce même cadre il est important d’esquisser des vues d’ensemble, sans faire fi des travaux monographiques sur des figures, des thèmes et des courants particuliers.

L’ouvrage encore récent de Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques, 1848-1918 (Gallimard, 2016), pour prendre un exemple dont on a parlé sur Nonfiction, croisait les figures et les thèmes avec une conception singulière de l’histoire de l’art.

Dans L’œil et l’archive, dont la flèche est celle de l’histoire de l’art institutionnalisée, Michela Passini évite les obstacles les plus courants en cette matière en portant l’accent sur des textes et leur réception – de là une très abondante bibliographie –, des débats et des situations de conflit, des institutions ou des espaces de parole, des terrains et des objets de l’histoire de l’art en cours de professionnalisation. Elle a travaillé sur celles et ceux qui ont fait l’histoire de l’art, et dont les noms égrènent l’ouvrage. Et elle a croisé ses recherches avec les approches internationales, qui incitent heureusement à relativiser le grand récit national de l’invention de l’histoire de l’art, ne serait-ce que parce que les historiens qui ont fabriqué les linéaments de cette histoire ont intégré dans leurs recherche la lecture de corpus entiers de travaux étrangers, la référence à des territoires, des œuvres (on ne peut plus s’en tenir au seul « art national » et une histoire de l’art européen sérieuse serait bienvenue), des styles, qui ont eu un impact dans la conception de l’histoire de l’art.

 

Deux voies

Michela Passini, chercheure au CNRS, livre ici la synthèse de travaux entrepris depuis longtemps. En ce qui regarde l’histoire de l’histoire de l’art, elle nous conduit tout de suite vers la seconde moitié du XIXe siècle – ce qui est commun à de nombreuses autres sciences, y compris et surtout, pour ce qui nous concerne ici, l’histoire générale –, au moment où celle-ci se constitue en discipline. Chaires, revues, écoles (école de Vienne, Institut Warburg et tant d’autres...) favorisent la construction d’une première communauté scientifique de référence, tissée autour de conservateurs de musée, pour une grande part, et d’universitaires pour une autre ; non sans qu’on se demande si des artistes n’ont pas contribué aussi à cette élaboration (ce qui est le cas, par exemple, d’Eugène Guillaume). Mais cette histoire redoublée se prolonge au XXe siècle, non sans conserver les mêmes traits qu’au siècle antérieur.

Le premier congrès d’histoire de l’art se tient à Vienne en 1873, ce qui ne signifie pas qu’il soit conduit par une « école de Vienne » unifiée autour d’un programme commun, et ce qui signifie encore moins – ce qui se révèle au long de cette histoire de l’histoire de l’art – que l’œuvre d’un historien soit lue et appréhendée dès sa publication. Mais immédiatement un clivage a lieu : entre ceux pour qui cette histoire doit rester visuelle et donc attachée aux œuvres (un exemple, pour n’en citer qu’un, est dépouillé : celui de Giovanni Morelli) ; et ceux pour qui cette histoire doit procéder d’abord de considérations sociales, politiques, intellectuelles, tentant alors d’éclairer les rapports que l’art entretient avec les autres sphères de l’activité sociale. A ce sujet, un exemple analysé est celui de Jacob Burckhardt, mais aussi celui du rôle de Aby Warburg, exploitant des documents laissés de côté et donnant une dimension sociale et culturelle aux œuvres d’art.

Les marxistes, avec leur conception de l’histoire sociale, ne sont pas les derniers sur ce dernier terrain, comme, par ailleurs, les tenants des « conceptions du monde », traversant toutes les activités sociales. La situation géographique de ce congrès et de ceux qui le suivent fait l’objet d’une analyse des hiérarchies internationales des producteurs d’histoire de l’art. Elle est confrontée à l’examen des protagonistes de l’histoire de l’art, dans leurs rapports avec les chaires d’esthétique et d’histoire de l’art, voire de psychologie de la vision, de l’histoire sociale et de la sociologie esthétique.

Ces éléments ne sont importants que si on les relie à la conscience du fait que cette histoire ne peut se réduire à la transmission d’un savoir. Elle requiert le développement de savoir-faire et de pratiques spécifiques, à la mise en place d’outils déterminés notamment relatifs à l’apprentissage visuel (comprenant des lieux de référence).

 

Les identités nationales

Que faire alors des identités nationales ? D’autant que, comme le montre l’auteure, l’essor d’une histoire professionnelle de l’art est alors étroitement lié à la formation d’une nouvelle conscience patrimoniale et nationale. La perspective de la mémoire nationale les taraude. On en est encore à fabriquer le récit historique légitime de l’affirmation d’un génie national. Quel est le pays qui a produit les véritables œuvres de la Renaissance ? Qui a inventé l’art gothique ? Toutes questions qui se remuent déjà chez des écrivains ou des artistes (Goethe, Schiller...) – questions de l’antériorité, de la priorité, de l’importance, de la quantité, etc. Toutes questions qui assujettissent les œuvres d’art à tel pays et à telle nation, dans une histoire fermement défendue par ces historiens.

L’histoire de l’histoire de l’art met au jour ces querelles et leurs raisons. Elle se complète d’une étude de la différence entre le « savant » en matière d’histoire de l’art et le « connaisseur » (l’érudit, voire le conseiller du collectionneur ?), qui relève d’une pratique mondaine et commerciale antérieure. D’ailleurs, les conditions techniques d’exercice du métier changent la donne : innovations techniques, usages de la photographie, accessibilité des œuvres, débats d’attribution mieux étayés – l’auteure analysant un échange exemplaire autour du cas d’œuvres attribuées à Raphaël. D’une certaine manière, cette nouvelle organisation engage aussi une réflexion sur la « science » : quel rapport entre l’expert et le savant ? Quelle parole tenir sur les œuvres, les objectifs et les enjeux de l’histoire de l’art ? Et sur quel modèle de scientificité peut s’appuyer l’épistémologie de cette histoire ?

L’histoire de l’art reste tributaire de débats concernant largement les sciences de l’esprit. La lecture interne des œuvres est vite débordée par l’intérêt porté aux histoires de la culture, aux histoires de la civilisation, voire de nos jours, aux histoires culturelles. La connexion de l’art, de la civilisation et de la société s’exprime dans des termes que l’on retrouve encore souvent : l’art et la société, l’art dans la société, l’art au-dessus de la société.

 

Des débats théoriques

En aucun cas, la reconstitution de cette historie de l’art (en fait de l’art visuel) ne pouvait éviter de restituer des concepts en usage, par ailleurs, dans des débats philosophiques et scientifiques : non seulement les questions de « causalité » ou de « processus », mais aussi les concepts de « continuité ou rupture », de « persistance ou nouveauté », de scansion de l’histoire, de « sens et signification », de « psychologie de l’artiste en cause de son œuvre » ou de « séparation de l’œuvre et de l’artiste », d’« autonomie et hétéronomie », de « condition sociale de l’artiste », d’« iconologie », comme ceux de Kunstgeographie ou de Kunstgeschichte. Pourrait-on construire une histoire de l’art sans noms d’artistes ? Telle est aussi la question centrale posée par Alois Riegl, ouvrant sans doute la porte aux approches structuralistes, beaucoup plus tardives (et si on réduit ce dernier à cet aspect).

Certains débats se renouvèlent à l’occasion des guerres. À la sortie de la Grande Guerre, l’histoire a sa place dans l’université, mais elle l’a conquise aussi en se prononçant sur l’étendue et la gravité des dévastations. Les historiens de l’art passent alors pour spécialistes du patrimoine, donc des monuments endommagés. Ils prennent position dans l’espace public, conférant ainsi une visibilité à l’histoire de l’art. Henri Focillon n’est pas le dernier à s’engager, tandis qu’à cette occasion, la démographie de la discipline change : les femmes s’y affirment.

Cette histoire de l’histoire de l’art tombe elle-même devant les difficultés de l’histoire de l’art, puisqu’elle pouvait tout aussi bien se constituer en histoire des seuls textes des historiens de l’art, comme elle pouvait exiger d’ouvrir ses analyses aux possibilités offertes aux historiens par les techniques nouvelles, les options des institutions culturelles, les exigences des savoirs combinés. L’étude du cas de l’iconologie – qui n’est pas l’iconographie, simple technique de déchiffrement des scènes et personnages représentés sur une toile – est patent. Dans cette appropriation des œuvres d’art, on fait jouer une analyse visuelle et une analyse textuelle. L’approche d’Erwin Panofsky, puisqu’il s’agit de lui, recourt autant aux savoirs médicaux qu’aux doctrines théologiques, à l’imagerie populaire qu’aux mathématiques, à l’alchimie qu’à l’astrologie. La culture dont procèdent les œuvres de Dürer, dans son cas, articule des savoirs, des modes de vision, des croyances et un contexte allemand (du XVI° siècle). Un chapitre entier lui est consacré.

Quoi qu’il en soit, et ce volume est assez rigoureux pour le relever, l’histoire de l’art est celle, à la fois, de choix de références, de choix d’objets, de méthodes d’analyses, mais aussi de style d’écriture. On ne peut guère séparer l’histoire de l’écriture de l’histoire.

 

Une difficulté

Cet ouvrage destiné à restituer les façons de faire l’histoire de l’art à l’époque de sa professionnalisation ne concerne pas seulement les historiens professionnels. Il peut intéresser un public instruit des travaux d’histoire de l’art, en ce qu’il leur permet aussi de regrouper des lectures souvent éparses et de suivre des trajectoires conceptuelles au-delà de telle ou telle lecture. Au demeurant, il ne s’achève pas à la dernière page du texte, dans la mesure où cette histoire n’est ni achevée, ni achevable. L’histoire de l’art est une science en marche. Elle a même largement éclaté, tant dans ses méthodes que dans ses questionnements, ces dernières années. De ce fait, elle se nourrit, sans doute plus encore qu’avant, d’échanges nombreux, internationaux, et avec les autres disciplines. On sait par ailleurs que l’histoire de l’art est soumise à de fortes pressions de la part de chercheurs qui souhaitent en réviser la teneur.

Au demeurant, pour autant que cet ouvrage restitue une phase bien précise de l’élaboration institutionnelle de l’histoire de l’art, il montre aussi, sans qu’il en soit explicitement question, que les impasses signalées par ces chercheurs existent bel et bien dans les conceptions antérieures de l’histoire de l’art (et ne sont pas véritablement relevées par l’auteure dont ce n’est pas l’objet). Le visuel et l’esthétique y semblent presque toujours uniquement une affaire de style et de regroupement d’œuvres. La question des publics de l’art ou des spectatrices et des spectateurs n’y est jamais (ou peu) posée par les historiens de l’art. Ce qui est curieux, alors que la notion même d’art suppose un regardeur en corrélat de l’œuvre. Peut-on vraiment déchiffrer les lois des univers visuels, l’histoire des manières de voir, sans tenir compte de cette dimension, en concentrant tout le sens des œuvres dans leur incarnation dans des œuvres ?

Les structures générales de la vision donnent certes une éventuelle clef de l’évolution artistique. Cependant, la recherches sur les notions (art, œuvre, spectateur, etc.) et de nouvelles générations qui remettent en question les assises épistémologiques politiques et sociales de l’histoire de l’art traditionnelle et les méthodes d’analyse de l’histoire sociale, de même que les travaux esthétiques appellent, à dépasser les catégories classiques de la discipline : époques, styles, écoles... pour aborder la question centrale des inscriptions de l’art dans l’œil du spectateur