L'accent mis sur la flexibilité du travail, censée favorise l'emploi, pourrait compromettre les gains de productivité.

Les gains de productivité sont le principal moteur de la croissance économique. Le débat sur les causes de leur ralentissement, notamment aux Etats-Unis, pose la question – même si on ne peut pas faire totalement abstraction de certains problèmes de mesure – d’une possible stagnation séculaire en lien soit avec un épuisement du progrès technique, soit avec une demande durablement déprimée pour tout un ensemble de raisons. Cela ne dispense pas de s’interroger sur le ralentissement plus important encore de ceux-ci enregistré dans la plupart des pays européens par rapport aux Etats-Unis depuis la crise de 2008.

Si la productivité horaire du travail se situe en France à un niveau élevé, proche de celui de l’Allemagne, voire de celui des Etats-Unis, sa croissance connaît en effet depuis 2008 un ralentissement marqué. Ce ralentissement est concentré dans le secteur marchand et il intervient alors que l’investissement des entreprises est resté, contrairement à une idée reçue, relativement dynamique. Or, le manque d’efficience dans l’allocation du capital ne semble pas pouvoir expliquer ce phénomène (la variance du rendement du capital d’une entreprise à une autre, qui pourrait attester d’un tel manque d’efficience, n’aurait en effet augmenté que dans des proportions limitées). D’où l’idée de se tourner, pour expliquer ce ralentissement, vers les évolutions qui affectent le second facteur principal de production, le travail, et en particulier la qualité de l’emploi   pour rechercher de quelle manière celles-ci pourraient avoir une influence sur la productivité.

 

La dégradation de la qualité de l’emploi pourrait expliquer pour partie le ralentissement des gains de productivité en Europe et, en particulier, en France

Si les gains de productivité ont ralenti avec la crise, c’est en partie en raison d’un sous-ajustement de l’emploi à la baisse de la demande. Le niveau d’emploi est resté stable en France entre 2007 et 2010, pour progresser ensuite de manière modérée. Ni la flexibilité horaire, ni la baisse du coût du travail ne semblent avoir joué en France un rôle très important dans ce sous-ajustement. La réduction des heures travaillées n’a concerné, contrairement à l’Allemagne, qu’un faible nombre de salariés. La crise n’a pas interrompu immédiatement la hausse des salaires, même si ceux-ci ont finalement baissé en 2012 et 2013. Et si la croissance du coût du travail a ralenti avec la mise en place du « Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi » (CICE) en 2013, puis du « Pacte de responsabilité » en 2014, ces mesures auraient eu assez peu d’effet sur l’emploi, à en juger par les résultats des premières évaluations concernant le CICE. De fait, le sous-ajustement a surtout concerné les emplois qualifiés, dont le nombre a continué de progresser, alors que les emplois peu qualifiés baissaient plus fortement que pendant la crise précédente, cela malgré le poids des dispositifs mis en œuvre depuis celle-ci pour abaisser le coût des bas salaires.

Les mesures visant à accroître le degré de flexibilité des contrats de travail, affectant la qualité de l’emploi, pourraient avoir eu, en France en particulier, depuis 2008, un effet négatif plus important sur la productivité du travail. Le statut d’auto-entrepreneur, mis en place en 2009, a favorisé la croissance des emplois indépendants à revenus faibles. Ce qui s’est traduit par un effondrement de la productivité apparente de ces travailleurs, qui expliquerait, selon les auteurs, entre un quart et un tiers du ralentissement global. Le développement des CDD de très courte durée pourrait également avoir eu un impact négatif sur la productivité (la logique d'optimisation productive qui prévalait dans le recours à ce type de contrats dans la période précédente semble avoir cédé le pas à celle de réduction des coûts, tandis que se resteignaient les possibilités pour les salariés concernés d'évoluer vers des contrats pérennes). De même que le développement du temps partiel subi, qui a été important depuis 2013.

 

Une stratégie alternative pourrait consister dans une amélioration de la qualité des emplois, couplée à un développement de l’éducation et de la formation

Les constats ci-dessus suggéreraient de rompre avec les politiques en faveur des emplois de faible qualification, aujourd’hui, du reste, partiellement remises en cause chez nos voisins. Par exemple, pour accroître la production de jeunes de niveau universitaire avancé, à laquelle les politiques d’innovation menées en France ces dernières années ont insuffisamment porté attention. Ou encore, investir dans la formation et l’éducation, où la France accuserait un retard par rapport à ses principaux partenaires si on se focalise sur les dépenses dites cœur d’enseignement (hors cantines, transports scolaires, etc.).

Mais il conviendrait alors également de remettre en question l’objectif de flexibilisation à tout prix du marché du travail, dont il est douteux qu’il contribue à favoriser l’innovation et la productivité comme le prétendent les analyses standard, que viennent contredire les approches théoriques et les premières validations empiriques mettant l’accent sur les liens entre l’innovation et l’organisation du travail. Il s’agirait pour ce faire de renforcer les outils qui permettraient d’avancer dans cette direction : favoriser la mise en place d’indicateurs de suivi de la qualité de l’emploi et inciter les acteurs économiques, à tous niveaux, à s’y référer dans leurs décisions (le lecteur intéressé pourra se reporter au bel article d’un chercheur américain, Paul Osterman, publié dans Travail et emploi, la revue de la DARES   , qui décrit par le menu les politiques de lutte contre le travail à bas salaire aux Etats-Unis). Mais également d’accorder de nouveaux droits aux travailleurs pour s’efforcer d’accompagner les trajectoires et contrecarrer en partie au moins les effets d’une flexibilisation sinon particulièrement inégalitaire. Les économistes hostiles à la loi Travail opposaient déjà à la flexibilisation à tout prix du marché de l’emploi, la notion de qualité des emplois. Le regard porté ici par les auteurs sur les causes du ralentissement de la productivité renforce ce point de vue. Il nécessiterait maintenant d’être documenté par des analyses de données d’entreprises et des études de cas pour vérifier et comprendre précisément comment ces évolutions affectent la productivité

 

A lire aussi sur Nonfiction :

- "Qualité de l'emploi et productivité" avec P. Askenazy et C. Ehrel, par Jean Bastien.