Rien n'est assez beau à offrir au spectateur, pour Robin Renucci, qui vise un public à conquérir sans affaiblir l'art théâtral.

 

Le spectacle avait lieu ce soir-là à « l'Espace Pluriel », l'une des seize salles où il se joue, autour d'Avignon. L'Espace Pluriel est le Centre social de la Rocade. La Rocade est un quartier situé au sud de la ville d'Avignon, à 5 km du centre ville. Les immeubles ont été construits dans les années 70. En fait il y a deux Rocades, celle du nord et celle du sud, séparées par une... rocade, c'est-à-dire une double voie par laquelle les automobiles vont et viennent.

 

Les artistes et le social

L'Espace Pluriel est une ancienne MJC. Elle tombait en ruine quand le festival d'Avignon, pour sa programmation « hors les murs » a mobilisé qui et quoi il fallait pour que cette salle soit entièrement refaite et adaptée. 

Le Centre social est une structure municipale gérée par le CCAS (Centre Communal d'Action Sociale). Il est ouvert à tous les habitants du quartier. On y fait de l'accompagnement scolaire en relation avec les écoles et les collèges, de l'accueil des enfants de 3 à 5 ans le mercredi et pendant les vacances. On y trouve un club pour les adolescents (ateliers photos, percussions, graff, multimedia, culture et ateliers culinaires, un éventail qui n'est pas choisi au hasard). Des sports, de la danse, du soutien à la parentalité (rencontre de sage-femme, conseil conjugal, puéricultrice, psychologue), de l'aide aux assistantes maternelles, un goûter mensuel des parents, un lieu et un rendez-vous régulier intergénérationnel, un autre pour les parents et les enfants réunis autour d'une activité ludique. Il y a de la gymnastique, de la couture, de « l'alphabétisation socialisante » par séances hebdomadaires et groupes de niveau, un comité d'animation pour susciter des projets de quartier, et d'autres activités plus classiques, dont... un club de théâtre.

 

Espace pluriel La Rocade - Centre culturel La Barbière / Avignon, grande salle.

 

Tout cela sans tambours ni trompettes. Du moins pas d'autre trompette que celle du festival, une fois par an, qui invite le public à entrer en salle. Alors, il n'y a aucun habitant du quartier, ou presque aucun, au spectacle de Robin Renucci, c'est vrai. La pression même des festivaliers, qui veulent y assister, suffirait à les pousser dehors, mécaniquement. Mais cette itinérance du festival hors les murs aura au moins redessiné, un moment, le circuit des investissements financiers, de sorte que des travaux ont été faits, et une certaine dignité rendue.

Mais peut-être un peu de honte supplémentaire pour la République, parce qu'on se demande s'il n'y a que cette méthode pour la faire sortir de procrastination et de bureaucratie. Est-ce donc aux artistes de prendre soin du social, et de diriger l'action publique vers le concret ? Et plus précisément : est-ce donc aux artistes de rappeler qu'il n'est rien d'assez beau pour le peuple ( « notre souverain », disait-on sous la 1ère République) ? 

 

Une scénographie de tréteaux

 

L'artiste aux tréteaux

Pour Robin Renucci, rien n'est assez beau pour le public. Tous les publics. Directeur des Tréteaux de France   , il a repris depuis 2011 le seul CDN qui ne dispose d'aucune salle de spectacle. Longtemps basé dans un simple appartement parisien, il l'a fait emménager à Pantin dans des locaux adaptés, bureaux, salles de répétitions, ateliers. Le spectacle itinérant, qui va chercher son audience dans les quartiers des banlieues, dans les collèges et lycées, dans les entreprises et les usines, dans les campagnes, les prisons, et partout où l'art se fait rare, mais pas le désir, c'est-à-dire parfois aussi au centre des villes, est devenu son cœur de métier. 

Pour cette édition 2017, il a conçu une matinée poétique autour de l'enfance, et du mystérieux génie qui se lève alors en chacun. Quatre auteurs tout simplement : Valéry, Gary, Rimbaud et Proust. En tout sept textes, parmi les plus célèbres.

Cette programmation, par principe sinon en fait, s'adresse au public des Tréteaux de France, c'est-à-dire à ce qu'on appelle aujourd'hui un public « de la diversité », car le mot « populaire », qui désignait une classe sociale, la classe ouvrière, n'est plus tout à fait approprié. La classe ouvrière avait une culture homogène. Aujourd'hui, après soixante ans de vagues d'immigrations africaines et nord-africaines, comme chacun sait, le ghetto social s'est compliqué singulièrement : les différences culturelles ont eu tendance à se renforcer, et l'acculturation, ce phénomène universel, par lequel la rencontre de cultures différentes produit une culture nouvelle, s'est vécu dans une certaine souffrance, bien qu'il soit inconscient et aille toujours plus loin qu'on le croit. Et puis le monde du travail s'est transformé.

 

Un autre lieu de l'itinérance

 

La question c'est : quel théâtre proposer au public populaire d'aujourd'hui (et de demain) ? L'enjeu c'est : nourrir la vitalité créatrice sans affaiblir l'art théâtral. Enraciner la créativité et sa totale liberté dans les traditions et leurs structurations pleinement contraignantes. C'est cette tension entre la vie et la mort, ou entre la différence et la répétition, qui permet de donner un épisode nouveau à son histoire. Sachant qu'il peut parfaitement mourir. Rien n'interdit à la danse, à la musique, au chant, au conte, de progressivement le faire disparaître de la scène. Pour l'instant, cet art existe encore. On le reconnaît à ce jeu si particulier qui se déploie sur un plateau, un jeu à nul autre pareil.

 

L'Enfance à l'œuvre

Robin Renucci propose donc une matinée poétique : Valéry, Gary, Rimbaud et Proust. Il ne s'agit pas de réciter des poèmes. Et le piano qui est là n'est pas un piano de concert. Pourtant, Nicolas Stavy se livre à des interprétations de Schubert, Rachmaninoff, Tchaïkovski, Scriabine, Schumann et Franck. Pourtant, entre les morceaux de ce récital, Robin Renucci dit les textes. Mais il y a ce jeu, à nul autre pareil, qui fait de la matinée poétique, pour la pièce en trois ou cinq actes, ce qu'est la nouvelle pour le roman.

Les deux hommes arrivent tous deux côté cour. Stavy va s'asseoir au piano, tandis que Robin (appelons ainsi ce personnage vétu d'un pantalon bleu et d'une chemise sobre et élégante), pieds nus, qui vient de gravir lui aussi les tréteaux, s'asseoit au bord. Un long silence pour prélude, et Robin, qui regarde l'écran des souvenirs, ou échange des regards denses avec Stavy, se lève, raconte. Il joue. Il joue l'homme qui se souvient. Il joue le dialogue d'un enfant avec sa mère, il joue les caprices amoureux d'une petite fille, il joue les jeunes femmes qui cherchent les poux, et l'enfant dont la tête est prise dans leurs mains, il joue les parents qui trouvent leur fils gros de chagrin dans la nuit noire de la maison, et l'homme mûr enlevé, ravi, par une expérience de mémoire involontaire (nommément : « l'épisode de la madeleine »).

 

 

La narration enveloppe ces purs moments de jeu. Une narration théâtrale, elle aussi : c'est Robin, ce type calme, simple et sincère avec lui-même, qui raconte un souvenir. Il est là tout entier devant vous, et fragile. La frêle existence d'un être humain. Quant à la musique, son sens dramaturgique ne fait pas mystère. Au-delà du caractère de chaque morceau, celui-ci mélancolique, celui-là enjoué, l'autre grave et surréel, le piano vient occuper la fonction du chœur, qui détend la temporalité, et qui agrandit, comme par un jeu de miroir, l'espace imaginaire. La musique élève le niveau de sensibilité du public, par un autre coin de sa réceptivité. De plus, une pièce musicale jouée peut développer toutes les couleurs, toutes les intonations, et toutes les intensités, mais pour autant elle n'a rien à dévoiler qu'une énigme. Et c'est de cela qu'il s'agit.

 

Rien n'est assez beau

Ce spectacle, dans sa modestie et simplicité, atteint un niveau d'excellence rare. Robin Renucci réaffirme au cœur même de son art, non seulement que rien n'est assez beau pour le public, mais que rien n'est assez beau pour le public populaire issu de cette diversité culturelle qui le compose aujourd'hui. Car, comme le disaient certains ouvriers des premiers temps de la décentralisation théâtrale : « Cet art bourgeois, nous voulons le voir, nous voulons le connaître. C'est nous qui l'avons financé par la plus-value de notre travail. C'est à nous qu'il appartient. Nous voulons le voir, et nous verrons ensuite ce que nous en ferons.»   En ce sens, il n'y a pas de théâtre élitiste et de théâtre populaire. Le théâtre bourgeois flatte ou ennuie, il n'a pas de caractère artistique. L'art bourgeois, c'est l'art tout court ou ce n'est rien du tout. Il n'y a donc que le théâtre tout court, qui est l'affaire de tous. Un art universel, qui produit, dans ses formes à lui, bien particulières, la conscience de soi d'un univers social, moral, historique.

 

Nicolas Stavy

 

 

Festival d'Avignon 2016 : Prométhée Enchaîné au Centre culturel La Barbière, mise en scène d'Olivier Py.