Ou comment l'opéra français a tenté de se "méditerraniser" au temps ou le Félibrige vantait le génie méditerranéen contre l'infulence germanique.

Il y a la matière de plusieurs livres dans ce livre, fruit de deux colloques réunis à Saint-Étienne et à Nîmes en 2014. Le premier, qui est annoncé dès l’abord dans l’introduction, partirait de la célèbre injonction formulée par Nietzsche en 1888 dans Le Cas Wagner : «Il faut méditerraniser la musique.» Aux brumes nordiques et néo-médiévales dont la fascination menaçait dangereusement l’avant-garde littéraire et artisttique européenne, le philosophe allemand opposait la musique «solaire» de Bizet, qui puise son inspiration dans ce sud mythique, déjà chanté par Goethe, «où fleurissent les citronniers». Or, s’agissant de l’opéra français, l’influence méditerranéenne est une vieille tradition, que l’on peut faire remonter à l’Aixois Campra, à l’Avignonnais Mouret et au Narbonnais Mondonville   , mais dont on trouve aussi bien, comme on nous le rappelle, des traces chez Rameau : les danses qui célèbrent le retour de Thésée au troisième acte d’Hippolyte et Aricie ont une saveur méridionale évidente qu’on retrouve dans de nombreux autres ouvrages à sujet mythologique du maître dijonnais. Il n’en reste pas moins que l’opéra en France est depuis ses origines, plus qu’aucune autre forme artistique ou littéraire, un genre éminemment parisien : s’il a fallu attendre 1879 pour qu’une œuvre d’envergure soit créée en province   , on peut y voir une confirmation a contrario de cette tendance puissamment centripète, le compositeur et le sujet de l’œuvre étant on ne peut plus parisiens.

 

L'opéra à l'heure du Félibrige

Dans la France postnapoléonienne de 1850-1914 étudiée ici, la question de la «méditerranisation» de l’opéra français se complexifie en raison de deux courants d’égale importance et en partie contradictoires : d’une part la renaissance, deux générations après la Révolution, ennemie des particularismes régionaux, de l’identité culturelle provençale avec la création du Félibrige   en 1854 ; et d’autre part, après la défaite de 1870, un sursaut patriotique qui, en musique, se concrétise avec la fondation, en 1871, de la Société nationale de musique vouée à la promotion d’un nouvel ars gallica.

Il était pertinent d’ouvrir le volume par la contribution de Philippe Martel, historien du Félibrige. N’étant pas musicologue et ne prétendant pas l’être, il hasarde à propos de Mireille, œuvre phare de l’ouvrage, quelques jugements auxquels répond implicitement Gérard Condé dans le chapitre qu’il consacre au chef-d’œuvre de Gounod : c’est en effet faire un mauvais procès à un musicien «savant» que de lui reprocher de n’avoir pas su intégrer dans son opéra des thèmes populaires authentiques, hormis le chœur «Vous qui du haut des cieux» qui ouvre le cinquième acte. Il importe bien davantage de constater, comme le fait Gérard Condé, que Provençaux et Languedociens, à de rares exceptions près, ne s’y sont pas trompés et ont reçu comme s’il était leur le folklore imaginaire recomposé par Gounod. Mais Philippe Martel a le mérite de ne pas dissimuler certaines ambiguïtés du Félibrige, sur lesquelles revient Katharine Ellis dans un chapitre qui est peut-être le plus remarquable du livre (et qui a de toute apparence, comme celui de Hugh Macdonald au sujet de L’Arlésienne, été rédigé directement en français, vu qu’aucun nom de traducteur n’est indiqué).

En effet, si la Méditerranée de Nietzsche est essentiellement mythique et ouverte, au sens où l’Aixois Darius Milhaud parlait de sa Provence idéale qui partait de Jérusalem et s’étendait jusqu’en Californie, le pays d’oc des félibres accueillait volontiers une rhétorique de la terre, du sang et de la race qui pouvait se prêter à toutes les dérives idéologiques. N’oublions pas que L’Appel au soldat de Barrès, deuxième volet de son Roman de l’énergie nationale, et mentionné ici sans plus au détour d’une phrase, comporte un étonnant chapitre où le héros rend à Mistral une visite qui a des allures de pèlerinage. C’est peut-être là que les limites chronologiques du livre, de même que ses limites géographiques un peu étroites (alors qu’on évoque une aire culturelle de quelque trente départements) l’empêchent de poser la question dans toute sa richesse. Katharine Ellis n’en a que plus raison d’élargir la perspective en confrontant Le Cœur du moulin (1909) de Déodat de Séverac, non seulement avec Le Pays (1912) de Guy Ropartz, opéra  «breton» dont le livret est dû au barrésien Charles Le Goffic, mais aussi avec Le Mas de Canteloube, autre « opéra de terroir » créé seulement (et sans aucun succès) en 1929 mais conçu et écrit en 1911-1913, et qui aurait  donc mérité de figurer dans la liste d’œuvres en annexe de l’introduction (et où, par parenthèse, Jules Barbier est indiqué par erreur comme co-librettiste de Mireille).

En fait on peut regretter que Canteloube, auteur d’un article paru dans L’Action française en 1941 sur « L’utilisation des chants populaires » et d’une monographie parue six ans plus tard sur Les Chants des provinces françaises, n’ait pas fait l’objet d’une attention plus grande : né à Annonay, il « s’enracinait », au sens où l’entend Barrès, dans le village occitan du Quercy (Bagnac-sur-Célé) dont était originaire son père. Certes, de même que les régions d’aujourd’hui ne correspondent guère aux anciennes provinces, même quand elles en conservent le nom, il est parfaitement compréhensible que l’Occitanie au sens administratif actuel souhaite ne récupérer que les aspects, disons «positifs», du renouveau régionaliste ; mais, comme nous l’a appris Max Weber, le discours scientifique et le discours politique appartiennent à deux ordres bien distincts.

 

Porte ouverte sur une histoire en gestation

Les remarques qu’on vient de faire n’ôtent rien à l’intérêt individuel de nombre des chapitres du livre, notamment ceux de Sabine Teulon Lardic, le premier sur Les Absents (1864), opéra-comique en un acte du Nîmois Ferdinand Poise sur un livret de son jeune compatriote Alphonse Daudet, le second sur le topos de la «chanson provençale» dans l’opéra-comique, et celui de Patrick Taïeb sur Les Dragons de Villars (1856) du Montpelliérain Aimé Maillart, dont, presque inexplicablement, le cadre cévenol attendu est «déplacé» dans l’Estérel. Les deux chapitres, fort riches par ailleurs, consacrés aux Barbares (1901) de Saint-Saëns, et celui portant sur l’Héliogabale (1910) de Séverac appartiennent presque à un autre ouvrage qui serait consacré aux opéras créés dans des théâtres languedociens ou provençaux (ou du moins conçus pour eux dans le cas des Barbares, prévu pour Orange et monté en définitive au Palais Garnier). La «piste» Edmond Audran, auteur de Gillette de Narbonne (1882) se révèle moins riche qu’on ne l’espérait. Quant à Belzébuth ou les Jeux du roi René (1841) de Castil-Blaze, il aurait été mieux à sa place dans un ouvrage portant sur la période précédente et se raccorde mal avec la thématique centrale. En revanche, la Sapho (1897) de Massenet, dont il est plusieurs fois question, aurait vraiment mérité un chapitre à part, que Jean-Christophe Branger était mieux à même de traiter que quiconque ; or le chapitre portant sur Massenet ne l’aborde que du point de vue, en définitive assez peu intéressant, du décor et des costumes, en le confrontant avec Grisélidis (1901), qui, de tous les opéras «provençaux» abordés ici, est le moins provençal qui soit. L’autre chapitre consacré aux aspects visuels souffre lui aussi de son éloignement par rapport à la thématique centrale et impatiente le lecteur en lui résumant de manière assez plate, plus de trois cents pages après le début du livre, des œuvres qui ont déjà fait l’objet de chapitres entiers. Quant à la contribution portant sur «la vision de l’Allemagne en France durant l’entre-deux-guerres» (expression ici prise au sens inhabituel d’entre 1870 et 1914…), elle est tellement étrangère au livre, indépendamment du fait qu’elle n’apporte aucun regard neuf sur la question, qu’on est bien obligé de se demander si elle n’y figure pas pour des raisons non plus politiques que scientifiques. Mais reconnaissons pour finir qu’une certaine hybridité, déjà inhérente au genre même des actes de colloque, était une condition inévitable de l’originalité du domaine abordé.