Samedi 17 juin : tandis que la chaleur augmente, la prog' envoie du lourd sur scène.

Notre duo de chroniqueurs connaît en ce jour du samedi des fortunes diverses. Tandis que l'un effectue un aller-retour express à Paris pour sauver son appartement d'un dégât des eaux, l'autre, par solidarité, demeure au Hellfest et y passe un excellent moment, notamment devant les concerts suivants...

Rien de tel, en effet, qu'un bon live de sludge/doom pour bien démarrer une journée. Après Noothgrush la veille, c'est aujourd'hui le groupe Bongripper, originaire de Chicago, qui vient labourer la scène de la Valley en taillant de gros riffs lents et épais dans une matière sonore saturée où règnent le fuzz et les basses fréquences. L'originalité de Bongripper, c'est d'être une formation exclusivement instrumentale (pas de chant), dont le répertoire comprend de très longs morceaux (en quarante minutes de set, seuls deux d'entre eux pourront être joués, "Worship" et "Endless") tirant volontiers en direction du drone. En live, leur musique se vit comme un trip à la fois physique et contemplatif : le magma des graves saisit au niveau du plexus, tandis que les structures des compositions invitent l'esprit à planer dans un univers sombre et étendu. C'est clairement une sorte de transe que visent les Américains, qui, à l'instar des Italiens d'Ufomammut, amènent progressivement leur musique pachydermique et vrombissante vers des profondeurs psychédéliques insoupçonnées. 

 

Le chapiteau de la Valley voit ensuite débarquer un groupe canadien, Blood Ceremony, que nous ne connaissions pas, et qui se révèle une agréable découverte. Il faut dire que notre horizon d'attente n'était pas placé à son échelon maximum avant leur live, tant les descriptions de groupes de rétro-metal progressif faisant mention de chant clair féminin et d'introduction d'instruments traditionnels nous inspirent plutôt, d'ordinaire, quelque chose de l'ordre de la saine méfiance. Et pourtant, d'excellents groupes existent bel et bien qui mobilisent ces éléments-là, comme les Américains de Subrosa que nous avions vu la veille sur la même scène. Blood Ceremony fait partie du lot, et les partitions mélodiques d'Alia O'Brien (chant clair et flûte) apportent une indéniable dimension aérienne à un stoner-doom psychédélique de bonne facture, tirant parfois du côté de l'occultisme (notamment sur les derniers morceaux du set). Bref, toutes proportions gardées, si vous essayez d'imaginer comment Grateful Dead ou Jethro Tull pourraient sonner en 2017, associées à un orgue électronique à la Ray Manzarek ou à la Jon Lord, Blood Ceremony pourrait constituer une réponse convaincante (parmi d'autres, bien sûr).

 

La scène Temple étant distante d'environ trente mètres de la Valley, nul besoin de nous faire grande violence, en ces temps caniculaires, pour aller écouter le concert des Finlandais de Skepticism, groupe culte évoluant dans un genre très gai appelé le "funeral doom". Pour avoir une idée de ce qu'est le funeral doom, vous prenez un doom à la Black Sabbath première manière (donc un style musical qui ne respire déjà pas, en soi, la joie de vivre), et vous le ralentissez encore ; vous étendez les morceaux sur de longues durées (en moyenne dix minutes) ; vous travaillez prioritairement sur la pesanteur du son, la massivité des riffs de guitare (surtout lorsque, comme Skepticism au Hellfest, vous vous passez de basse) ; en accordant vos instruments très bas, vous vous concentrez sur les harmoniques graves, au sein desquelles se déploient notamment des nappes d'orgue en mode mineur ; vos compositions sont lentes, progressives, contemplatives ; vous construisez ainsi un univers sombre et méditatif, tout entier architecturé par la mort, avec des lyrics growlés évoquant le tragique de l'existence et un sentiment aigu de la finitude humaine. L'expérience esthétique et anthropologique d'un concert de funeral doom s'apparente ainsi à une cérémonie funèbre permettant aux auditeurs de s'immerger de façon profonde et vibrante dans la conscience de leur propre être-pour-la-mort. Avec leurs compatriotes de Thergothon (auteurs du premier disque identifié sous cette étiquette, Streams from the Heavens), les membres de Skepticism ont quasiment inventé ce courant radical qui a donné à la musique des vingt dernières années certains de ses plus beaux disques (notamment Atra Mors d'Evoken, Transcendance into the Peripheral de dISEMBOWELMENT, ou encore Shades of... de Shape of Despair). Eux-mêmes ont d'ailleurs largement contribué à cette discographie idéale, avec des albums comme Stormcrowfleet ou Alloy (ce dernier étant d'ailleurs particulièrement privilégié par la setlist). Visuellement, ils en proposent sur scène une incarnation tellement littérale qu'elle en devient étrange : les musiciens se présentent dans une tenue d'enterrement coupée façon dandy fin XIXe siècle, et accompagnent leurs compositions par une scénographie à la fois économe et solennelle. C'est ainsi qu'ils propagent une musique d'une grande beauté et d'une grande puissance, à la fois violente et atmosphérique, dont le souffle mélancolique nous place au contact de forces intangibles et intemporelles.

 

Difficile, évidemment, sur ces critères-là, de touver une proposition plus extrême que Skepticism. Chelsea Wolfe s'en approche pourtant, en imposant sur la scène de la Valley (et devant un chapiteau comble) un live majestueux et pénétrant, parfaitement adapté aux conditions d'un Hellfest. Sa setlist comporte ainsi, judicieusement, un grand nombre de morceaux extraits du récent album Abyss (2015), dont les orchestrations, plus directes et moins initimistes que celles de son classique indus/darkfolk Pain is Beauty (2013), épousent sans doute mieux l'énergie du lieu et du contexte. Le son s'impose d'emblée par sa puissance, notamment sur deux premiers titres ("Feral Love" et "Carrion Flowers") où basse et batterie semblent légèrement sur-mixés. A défaut de proposer la finesse du jeu de Dylan Fujioka, la nouvelle batteuse du groupe apporte un feeling doom plutôt bienvenu dans un samedi qui finit par ressembler, pour nous, à une journée thématique à l'intérieur de ce sous-genre du metal. Quant à la poignée de chansons tirées du nouveau disque (à paraître cet automne), elles laissent également entrevoir une production plus ample et saturée que ce que l'artiste californienne proposait jusqu'alors (sur disque, Abyss sonne synthétique, un peu comme une version âpre et rugueuse du Homogenic de Bjork). Y a-t-il de quoi anticiper un véritable tournant "metal" dans la carrière de Chelsea Wolfe ? L'avenir nous le confirmera (ou non), mais une chose est sûre : dans l'intensité, la noirceur et l'émotion, ce concert-là pouvait en remontrer à de nombreux groupes de metal.

 

Le constat est similaire pour le dernier groupe chroniqué en ce jour, légende vivante du rock indé américain : Primus. Faisant écho aux lives de Swans ou de Magma les années précédentes, ce concert triomphal couronne sous la Valley un groupe ne faisant pas partie de la constellation metal, même s'il peut lui être apparenté par certains aspects. Primus est avant tout la créature du bassiste et chanteur Les Claypool, merveilleux showman mettant dans sa poche un public conquis d'avance au moyen de son jeu de basse en tapping, gorgé de classe et de groove. N'ayant qu'une heure devant lui (contrairement à ses concerts en date unique, qui peuvent facilement durer trois heures), le groupe va à l'essentiel et aligne ses plus grands hits ("Those Damned Blue-Collar...", "Frizzle Fry", "Mr Krinkle", "My Name is Mud", "Jerry Was a Race Car Driver") dans une ambiance de feu. Les cartoons projetés en arrière-plan du groupe, et le travail original aux lumières, achèvent de faire de ce concert un show coloré et atypique, pas doom pour un sou, lui, mais profondément jouissif.

 

 

Retrouvez la chronique du Jour 1 ici :

Hellfest 16.06.2017, chaleur et poussière au pays du metal

 

 

Le metal sur Nonfiction, c'est aussi :

 

http://www.nonfiction.fr/article-8697-musique__live_report_au_hellfest_2016.htm

 

MUSIQUE – Hellfest 2016 : cartographie du champ metal

 

Hellfest, metal et musiques extrêmes

 

http://www.nonfiction.fr/article-7057-musique___pour_une_esthetique_du_metal__entretien_avec_francois_oualia_autour_de_la_programmation_du_hellfest_2014.htm