Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, vous cherchez le point commun entre Charlemagne et les rappeurs ? Ils ont tous le flow...

Vanner quelqu’un, on est tous capable de le faire. Mais certains sont vraiment plus doués que d’autres pour mettre à l’amende leurs interlocuteurs. On en a même fait un art, pratiqué lors des battles de rap, dans des grandes scènes de joutes verbales en public.

Si vous l’avez manqué, jetez un œil à Eminem séchant Papa Doc dans la dernière scène de 8 miles. Eminem a une stratégie unique : dénoncer lui-même ses propres faiblesses pour couper l’herbe sous le pied de son adversaire. En général, en battle, on fait le contraire : on expose toutes les faiblesses de l’autre. Regardez Nekfeu : pas besoin d’être le plus musclé, il faut juste avoir plus de tchatche, allez plus loin dans les délires de domination physique, sociale, sexuelle. Et là, il est vraiment le plus efficace.

C’est un jeu qui est né dans une culture très compétitive : celle du rap américain. Or ce genre de jeu était aussi pratiqué par les riches – par les nobles même, au Moyen Âge.

 

Gabes me tu ? L’ego-trip des chevaliers

Que vous soyez fan de rap ou de littérature médiévale – ou les deux… aucun jugement ! – vous êtes en droit de me demander si je me fiche de vous. Mais alors faites-le à la mode du XIIe siècle, dites-moi : « Gabes me tu ? ». Car gaber, au Moyen Âge, c’est se moquer des autres, en se vantant. Le gab, c’est l’ego-trip des chevaliers. Dans l'ego-trip, les rappeurs se lancent en rimes libres dans une série de punchlines vouées à proclamer qu'ils sont les plus grands, les plus forts, les meilleurs rappeurs du monde, et qu'en face leurs rivaux ne sont rien. C'est moins un discours sérieux qu'un exercice de style : en criant leur force, ils doivent montrer leur talent.

Les chevaliers font la même chose, tous voudraient être le meilleur chevalier du monde. Écoutons quelques exemples de gab, et voyons s’ils auraient pu répondre à Nekfeu.

Dans Le pèlerinage de Charlemagne, un roman de geste du XIIe siècle, Charlemagne et ses chevaliers en route pour Jérusalem se retrouvent à Constantinople, à la cour de l’empereur byzantin. Si Constantinople était vraiment sur la route du pèlerinage, vous imaginez bien que la situation ne s’est jamais produite dans les faits. La seule base réelle, c’est que Charlemagne était en rivalité avec l’empereur byzantin : il s’était fait couronner lui-même empereur en 800, et deux empereurs en chrétienté, cela faisait beaucoup.

 

Eminem, le meilleur chevalier du monde

Dans le roman, Charlemagne est bien remonté contre son rival. Une nuit, ses chevaliers et lui imaginent toutes les manières surhumaines dont ils pourraient venir à bout de l’empereur.

Roland – vous vous rappelez, celui qui meurt en soufflant dans son cor dans une autre chanson – fait dans la subtilité : « Que le roi Hugon me prête son cor, je sortirai de la ville, et je soufflerai d’une telle haleine que toutes les portes de la cité en quitteront leurs gonds. »

Olivier, lui, se lance lui dans un délire de puissance sexuelle : « Que le roi prenne sa fille aux cheveux si blonds. Et qu’il nous mette en sa chambre, bien cachés dans un lit. Si, de son propre aveu, je ne l’ai pas possédée cent fois, qu’on me décapite demain ! ».

Les autres promettent de détruire le palais à main nue, et inventent mille manières de tuer l’empereur. Évidemment, dans la version en ancien français, tout ça est beaucoup plus poétique et beaucoup mieux dit. En fait, ces vantardises font totalement partie de la culture chevaleresque féodale. C’est une culture extrêmement compétitive – on dit aussi agonistique (du mot grec agôn, le combat), fondée sur l’honneur. Comme le rap américain.

 

Culture de la compétition, ou comment bien humilier les autres

Les chevaliers sont des combattants qui doivent sans cesse montrer leur valeur. La lutte ne s’arrête donc pas sur les champs de bataille, et se retrouve dans ces joutes verbales. Bien sûr les chevaliers plaisantent, et ces joutes sont aussi des moments de sociabilité virile. Il n’empêche, cela résume bien les rapports dans lesquels ils vivent en permanence. Ils doivent non seulement être forts, mais aussi veiller à le montrer, à le faire savoir. Ils doivent protéger leur propre honneur, mais peuvent humilier leurs ennemis et ceux de leur seigneur. L’honneur se défend en groupe. Et humilier l’autre, à condition que cela soit public, c’est une victoire en soi.

D’ailleurs, on le retrouve bien aujourd’hui quand on s’affiche : littéralement, on s’expose au regard des autres. Pour qu’une société soit compétitive, il faut qu’il y ait cette interconnaissance entre ses membres. Une humiliation efficace, c’est une humiliation publique, avec un public qui connait les règles du jeu. En live, ou via Youtube.

Or justement, dans la salle ou les chevaliers de Charlemagne gabent, un espion de l’empereur de Constantinople s’est glissé, qui lui ignore les règles, et va tout prendre au pied de la lettre. Cette séance de gab ne l'amuse pas du tout : elle le terrifie. Un peu comme un néophyte perdu dans une battle de rap. Alors qu'en réalité, les ego-trips et les gabs, ça ne doit pas seulement faire peur, ça doit aussi faire rire.

 

Pour aller plus loin :

- François Bougard, Régine Le Jan et Thomas Lienhard (dir.), Agôn : la compétition, Ve-XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2012.

- Marc Durand, La Compétition en Grèce antique. Agôn : généalogie, évolution, interprétation, Paris, L’Harmattan, 1999.

- Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire de la virilité. Tome 1, Paris, Points, 2011.

- La Chanson du Pèlerinage de Charlemagne, éd Gaston Paris,  Paris, 1880.

 

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