Un film boîteux et réactionnaire, qui semble ne savoir que faire du personnage-icône JLG et des enjeux de son cinéma.

Certains films présentés à Cannes cette année nous ont intrigué quant à la nature de leur projet artistique et de leurs motivations idéologiques. Ce fut notamment le cas du Redoutable de Michel Hazavanicius, sorti sur les écrans cette semaine, et qui évoque une année (1968) dans la vie du cinéaste Jean-Luc Godard (interprété par Louis Garrel), à travers le regard de la jeune femme (la comédienne Anne Wiazemsky, incarnée par Stacy Martin) qui partage alors la vie du cinéaste-emblème de la Nouvelle Vague. Inspiré par le livre autobiographique récemment publié par Wiazemsky, le film se concentre donc sur une période-charnière dans le parcours d'un JLG blessé par l'insuccès public et critique de La Chinoise (1967), fortement investi dans les luttes sociales et culturelles de Mai 68, et sur le point de sauter dans l'inconnu en expérimentant une nouvelle façon de faire politiquement et collectivement du cinéma, avec la constitution du groupe Dziga Vertov. A partir de ce matériau, Le Redoutable semble chercher une voie médiane entre reconstitution historique, burlesque décalé et chronique sentimentale. Ce faisant, il pose de nombreux problèmes.

Le premier, c'est de dresser un portrait à charge et sans nuance de Jean-Luc Godard, qui apparaît ici comme un histrion médiatique assez médiocre (dont le principal talent réside dans la spiritualité de ses jeux de mots), mais également comme un fanatique politique, dont la radicalisation esthétique en direction d'un improbable cinéma collectiviste va de pair avec l'évolution intime en direction d'une jalousie obsessionnelle accablant sa compagne : on voudrait "pathologiser" l'engagement révolutionnaire et la démarche expérimentale en art que l'on ne s'y prendrait pas autrement. 

Non qu'il soit interdit de déboulonner les idoles et d'ironiser sur le culte parfois excessif dont Godard a pu faire l'objet,. Mais le temps de sa surexposition médiatique étant passé depuis longtemps, on peut se demander à qui, en 2017, se destine ce traitement caricatural et agressif : au public restreint des connaisseurs des films et de la persona de JLG, ou bien à un grand public qui n'en a de toute façon pas grand chose à faire aujourd'hui, de Godard ? En tout cas, il nous semble que ni les premiers (auquel le film n'offrira guère plus qu'une poignée de plaisanteries auto-référentielles), ni les seconds (auquel le film ne fera pas comprendre grand chose de l'intérêt et de la portée des films de JLG), ne sortiront grandis de cette grande entreprise de moquerie aigre, qui échoue globalement à cerner les zones d'ombre de l'homme (il aurait fallu pour cela plus de nuances) comme les enjeux de son parcours créatif.

C'est là un autre problème majeur du film : sa façon de reproduire, ou plutôt de "citer" certaines innovations formelles tirées des films réalisés par Godard dans les années 60 (graphies, montage saccadé, etc.) s'apparente à un petit jeu référentiel vidant totalement de leur substance et de leur densité les formes engagées. Ces dernières se trouvent ainsi réduites à des chromos d'époque, au même titre que le mobilier "Showroom Ikea Vintage" façon Trente Glorieuses complaisamment déployé à l'image avec l'idée de souligner l'artifice de l'époque. Ainsi, à l'image d'un Louis Garrel étouffant sous les postiches et accessoires (fausse calvitie, zozotement forcé) lui permettant d'approcher au plus près des "signes distinctifs" de l'homme JLG, Michel Hazanavicius ne fait que "singer" le cinéma de Godard, sans jamais en être inspiré, sans jamais le questionner sur le terrain de la mise en scène et du montage, sans jamais en retirer autre chose que des vignettes illustratives "d'époque".

Et cette époque, il s'agit, dans Le Redoutable, de lui régler son compte, de manière "fun", certes, irrévérencieuse, diront certains. Mai 68 ? Une petite poussée de fièvres pour des révolutionnaires de salon. Les manifestations réprimées par les CRS ? L'occasion d'un petit clip sympa sur ces petits débordements bien typiques, bien pittoresques, de ces temps utopiques. Un réalisateur globalement installé en tant que super-auteur qui met en danger sa situation sociale et sa position acquise dans le "monde de l'art" cinématographique pour chercher une façon révolutionnaire de mêler politique et cinéma ? Un caprice d'enfant gâté se prenant trop au sérieux. Ainsi, la "morale" du film, énoncée de façon tout à fait littérale en fin de projection est la suivante : il faut choisir, Jean-Luc, soit tu milites (pour toi et les quelques illuminés dans ton genre qui imaginent que le monde puisse changer), soit tu fais du cinéma (pour plaire aux spectateurs, au grand public) ; tu ne peux pas faire les deux, c'est une impasse (et en plus ça ruine ton couple). Politique et cinéma, on ne mélange pas.

Ce n'est pas là le passage le plus naïf et irresponsable de ce film régressif et réactionnaire. On pourrait également mentionner ce tour de force : sans trop se poser de question, Le Redoutable réduit le personnage d'Anne Wiazemsky (et donc la comédienne Stacy Martin) à la fonction de petite poupée sans personnalité, dont le principal apport au film est sa plastique avantageuse, complaisamment détaillée par la caméra ; quelle contradiction pour un film qui entendait dénoncer le rapport aux femmes de Godard - et qui parvient donc à être lui-même encore plus misogyne que son protagoniste !

Tout cela est d'autant plus dommage qu'il y avait un vrai beau sujet à traiter avec ce matériau (une bifurcation créative, un grand événement politique, l'histoire d'un couple en crise) : la fatigue d'être soi. On sent parfois le personnage de JLG porteur de cette dimension, quand s'expriment sa lassitude vis-à-vis de son propre personnage médiatique, sa quête d'un nouvel idéal artistique rencontrant une volonté de "se faire oublier" en se fondant dans le collectif. On touche alors du doigt une articulation intéressante entre crise existentielle et engagement politique, que l'on aurait aimé voir traitée de façon approfondie. Mais hélas, tout à son programme puéril de dégommage satirique, le film d'Hazanavicius ne fait qu'effleurer cette dimension.