Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, avec la fin des déclarations des impôts, le débat sur le prélèvement à la source... et si on revenait justement à la source de l'impôt sur le revenu en Europe ?

 

À tous ceux qui n'ont pas un compte au Panama (il en reste...) : c'était la dernière semaine pour faire votre déclaration d'impôt ! Et oui, ça revient tous les ans... Mais pourquoi l'impôt ? Et pour quoi ? L’impôt sur le revenu a été une grande victoire des socialistes en 1914, au terme d’années de luttes politiques acharnées. Vu comme l’impôt démocratique par excellence, celui-ci était présenté comme le couronnement de toute une série de réformes et d’avancées. Mais cet impôt ne sortait pas de nulle part. Le premier exemple n’est pas à chercher pendant la Révolution française, ou sous Napoléon, mais bien en plein Moyen Âge.

 

Inventer l'impôt sur le revenu

En 1183, Baudouin IV, roi de Jérusalem – le célèbre roi-lépreux – lève une « taxe générale » destinée à fournir de l’argent. Car le royaume, plus que jamais menacé par Salah ad-Dīn (Saladin) a besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Cette taxe extraordinaire (c'est-à-dire non usuelle) est calculée en fonction de la richesse de chacun : une forme d’impôt sur le revenu, donc, inspirée de certaines pratiques fiscales byzantines. La taxe est élevée : on perçoit 1 % des possessions et 1 % des revenus ; ceux qui ne possèdent que « peu de choses » doivent payer « en fonction de leurs richesses », donc selon une gradation. À bien des égards, cette taxe est une nouveauté absolue. Tout d’abord, parce qu’elle est levée en argent, à une époque où la société est encore peu monétarisée. Ensuite, parce que le texte qui la promulgue porte une grande attention aux détails, précisant notamment les modalités de la levée des fonds : des agents du roi, par quatre, feront le tour de chaque foyer, établiront la solvabilité de chacun avant de collecter la taxe, et l’argent collecté sera rassemblée dans les deux plus grandes villes du royaume, Acre et Jérusalem, et gardé sous clef. Ces agents doivent jurer sur la Bible de garder secret les informations qu’ils apprennent au cours de leur enquête : on pourrait presque parler de secret bancaire... Enfin et surtout, cette taxe est une nouveauté car elle touche absolument tous les habitants du royaume, sans distinction ni de sexe ni d’âge, ni même confessionnelle ou sociale. Tous sont égaux face à la taxe – ou presque, puisque les seigneurs doivent payer un besant supplémentaire par foyer sur leurs terres, et que le clergé n’est pas imposé sur ses possessions. Même s’il y a déjà eu en Occident des taxes générales portant sur l’ensemble des sujets du royaume (Louis VII de France en a promulgué une en 1146), et des impôts calculés sur la base du revenu, cette taxe est la première à véritablement joindre les deux dimensions.

Nouvelle taxe, inédite. Une taxe qui nivelle, qui abolit les différences sociales pour mieux défendre le « bien du royaume ». Face au péril, les hiérarchies s’effacent : tous sont d'abord habitants du royaume, et doivent donc contribuer à le défendre. Une taxe qui ne touche plus des groupes ou des communautés, mais qui descend au niveau de l’individuel ; une taxe qui ne repose plus sur le statut social de l’imposé mais sur la capacité économique du contribuable. « Que chacun paye selon ses facultés : que le pauvre ne soit pas trop chargé, et le riche pas trop allégé » dit le texte. Nouveauté, donc, et le texte précise bien, probablement pour désamorcer les inquiétudes des clercs et des nobles, que non seulement toutes les autres taxes sont suspendues pendant que celle-ci est levée, mais surtout que c’est une exception qui ne devra jamais être répétée : « que l’on fasse ainsi, et cela ne sera jamais répété, cela n'engage à rien pour l'avenir ».

 

L'impôt et l'État

Mais c’est trop tard : quelques mois après, le roi de France, puis d’Angleterre, reprennent cette idée d’une taxe touchant tous les habitants et calculé sur leurs possessions. Pratique fiscale formidable, à la fois parce qu’elle permet de lever rapidement beaucoup d’argent, et parce qu’elle exprime les nouveaux pouvoirs d’un État de plus en plus centralisé, capable d’encadrer et de contrôler l’individu. Un État qui veut savoir précisément combien possèdent ses sujets – en 1914, les ligues de droite, pour s'opposer à l'impôt sur le revenu, dénonceront significativement « l’inquisition fiscale ». Bref, renvoyant à la fois aux besoins croissants en argent, à une centralisation administrative et fiscale, et à un nouveau rôle de l’État, l’impôt de 1183 annonce et participe de la construction de l’État moderne.

Notre impôt sur le revenu est à la fois l’héritier et le contraire de cette taxe de 1183. L’héritier, parce que même si l’argent levé en 1183 n’a pas suffi à sauver le royaume de Jérusalem, l’idée a survécu et fait son chemin, jusqu’à notre époque. La grande différence, bien sûr, c’est que notre impôt sur le revenu est régulier : il revient chaque année, alors que, on l’a vu, la taxe générale de 1183 est présentée comme une exception, liée à un contexte de crise. Mais cet impôt est aussi le contraire du nôtre : lorsqu’il est voté en 1914, l’impôt sur le revenu est présenté par la gauche comme un progrès démocratique, alors que cette taxe était ressentie au Moyen Âge comme un abus de pouvoir, écrasant les privilèges de chacun sous une même exigence venue d’en haut – c'est pourquoi, précisément, on parle d'impôt, ce qui est imposé...

 

L'impôt et l'imaginaire social

L’impôt de 1183 servait à mettre les chevaliers sur le même plan que les bourgeois, pour mieux affirmer la supériorité du royaume, et donc du roi ; l’impôt de 1914 sert à mettre les pauvres sur le même plan que les riches, pour mieux affirmer que tout le monde participe, à la mesure de ses moyens, à la solidarité nationale. Bref, les deux impôts sont diamétralement opposés : le médiéval installait l’État au-dessus des privilèges des individus, le contemporain place l’individu au cœur des préoccupations de l’État. Au fond, derrière la fiscalité, c’est le sens du mot « égalité » qui s’est inversé : perçue au Moyen Âge comme un nivellement inacceptable des hiérarchies sociales, celle-ci est vue désormais comme une conquête, pour la justice. Ne l’oublions pas.

 

 

Pour aller plus loin :

- Benjamin Z. Kedar, « The General Tax of 1183 in the Crusading Kingdom of Jerusalem: Innovation or Adaptation? », The English Historical Review, 1974, vol. 89, n° 351, p. 339-345.

- L’Argent au Moyen Âge, Actes du XXVIII congrès de la SHMES, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

- Alain Guéry, « Le Roi dépensier. Le don, la contrainte et l’origine du système financier de la monarchie française d’Ancien Régime », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1984, 39e année, n° 6, p. 1241‑1269.

 

À lire sur également Nonfiction :

- Florian Besson, "ACTUEL MOYEN ÂGE (13) : l'offshore des croisés"

- Jean Bastien & Patrick Cotelette, "Un impôt en ligne... de mire", compte-rendu de Camille Landais, Thomas PIketty et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu au XXIe siècle.

 

 

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