Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, on vous parle de l'obsession pour la réputation au Moyen Âge, qui n'avait rien à envier à l'e-réputation d'aujourd'hui...

 

Combien de likes avez-vous eu cette semaine sur Facebook ? sur Twitter ? sur Instagram ? Est-ce que vous avez pris le temps de poster ? Assez pour entretenir votre réseau social ?

On dirait un questionnaire voué à mettre en lumière les dérives des réseaux sociaux. Pourtant cette obsession de la réputation n’est pas nouvelle. Dès le Moyen Âge, la réputation, qu'on appelle la fama, est au cœur de l'identité.

 

La mauvaise réputation

Un petit exemple. En 1254 saint Louis interdit de soumettre à la torture les personnes de bonne réputation, même si elles sont pauvres. Dit ainsi, ça a l'air peu sympathique, et pourtant c’est une mesure qui vise à plus d’humanité. Remettons-nous dans le contexte : la torture est encore une étape possible des procédures judiciaires, même si on commence alors à avoir quelques doutes sur son efficacité. Le roi décide donc que la pauvreté n’est pas un critère suffisant pour torturer. Il envisage qu'on puisse être pauvre, et pourtant de bonne réputation. Belle décision! mais vous avez remarqué que les gens de mauvaise réputation, eux, peuvent encore y passer. Et à cette époque, ce n’est pas une question de likes, ou de nombre d’amis… enfin un peu quand même.

La mauvaise réputation, la mala fama, n’est jamais vraiment institutionnalisée, et pourtant certains critères reviennent de façon systématique. D’abord il y a des catégories sociales qui en sont frappées sans recours. Les juifs sont relégués aux marges de la société, ils deviennent un symbole de l’exclusion. Les prostituées sont tolérées dans les cités, mais frappées d’infamie, de mauvaise fama. Les acteurs et autres gens du spectacle sont également suspects, et leur simple profession peut suffire à les condamner s’ils sont accusés. Enfin les usuriers sont l’ennemi public numéro 1 des XIIIe et XIVe siècle. Les prédicateurs dénoncent l'usure, pas par haine purement religieuse de l’argent, même si la richesse reste souvent un tabou, mais par rejet de cette façon précise de gagner de l’argent.

Et puis la mala fama menace aussi toute une série de personnes aux situations plus fragiles. Parmi lesquels les pauvres, que Saint Louis veut protéger.

 

Les infâmes et les déclassés

La bonne réputation de certains est garantie par leur statut ou par leur profession. Les nobles peuvent se revendiquer d’un lignage, les clercs bénéficient d’une dignité particulière, les artisans exercent un métier honorable au sein de corporations. C'est un peu comme si devant la justice le simple fait de se dire médecin ou cadre supérieur dans une entreprise connue (et respectable) changeait votre crédibilité. Vous n'êtes pas une star, mais vous êtes identifiable au sein de la société.

Entre ces personnes respectées et les infâmes, il existe tout un inter-monde dont la réputation est plus fluctuante. Les domestiques, les salariés, les prêtres aux mœurs douteuses, ou même les femmes en général, qui doivent veiller à leur réputation, car elle dépend de l’approbation de leur réseau social.

 

La réputation des femmes

La réputation d’une femme, par exemple, dépend largement de ses mœurs sexuelles. Une femme non chaste perdra immédiatement son honneur, et avec le sien celui de son mari. Ce déclassement n’est entériné par rien d’autre que la rumeur, mais dans un monde d’interconnaissance dense comme l’étaient les sociétés médiévales cela suffit pour la faire passer du côté de l’infamie. Ce qui la rend aussi disponible sexuellement : puisque de toutes façons elle n'est "plus respectable", pourquoi la respecter ?

La parole est d’ailleurs si efficace que calomnier quelqu’un suffit à le perdre, à condition que ce soit en public. Par exemple, dire d'un mari qu'il est « jaloux », c’est l’insulter, puisque ça sous-entend que sa femme le trompe. Et là pas moyen d’effacer les commentaires, ou de passer en profil privé : la mauvaise réputation est une menace réelle.

Les personnes en situation précaire doivent donc être particulièrement vigilantes : on a vite fait de passer du côté des infâmes. Ce qui explique pourquoi saint Louis prend le temps de distinguer pauvreté et mauvaise réputation : la bonne réputation, c’est en quelque sorte l’honneur des pauvres.

 

L’honneur des pauvres

Alors comment faire pour soigner sa réputation, lorsque l’on est justement dans cette zone grise de la fama, où tout dépend de l’avis de la communauté ? Tout le contraire de Facebook.

D’abord il faut être de « bonne conversation », ce qui ne se réfère pas juste à la discussion, mais à la tenue en générale. Pas d’excès, pas de vulgarité, rien qui ne pourrait vous signaler comme un original. Ensuite il faut avoir un réseau étendu, mais tout de même sélectif. Pas de mauvaise fréquentation, pas de changement trop fréquent d’amis, et surtout une bonne insertion dans son réseau familial. Remplissez les cases sur votre lieu de résidence, votre nombre d’enfant, votre profession : plus vous habitez longtemps au même endroit, plus vous êtes identifiables et donc fiable. Car au Moyen Âge le nouveau-venu est sans réputation, et donc sans garant, à moins qu'il n'ait apporté des lettres qui témoignent de son passé.

Car ce qui se joue dans cette affaire de réputation, c’est aussi la fiabilité. Et pas seulement sociale ou économique : la bonne réputation intervient très souvent dans les procédures judiciaires : elle permet d’être appelé comme témoin, d’avoir une parole crédible. La fama a beau être peu institutionnalisée, elle a des conséquences très concrètes.

Finalement, l’obsession actuelle pour les réseaux sociaux est sans doute très en dessous de l’obsession médiévale pour la réputation. Mais allez tout de même vérifier : on n'est jamais à l'abri d'un troll...

 

Pour aller plus loin :

- Giacomo Todeschini, Au pays des sans-noms : gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, Lagrasse, Verdier, 2015.

- Annick Porteau-Bitker, Annie Talazac-Laurent, « La renommée dans le droit pénal laïque du XIIIe au XVe siècle », Médiévales, vol. 12, n. 24, 1993, p. 67-80.

- Thierry Dutour, Sous l’empire du bien : « bonnes gens » et pacte social (XIIIe-XVe siècle), Paris, Garnier, 2015.

 

À lire également sur Nonfiction :

- Florian Besson, "Giacomo Todeschini : « le capital au XIIIe siècle »"

- Florian Besson, "La confiance comme ciment social"

 

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