Et si un candidat populiste se présentait aux élections présidentielles américaines et l’emportait ? Telle est la question posée par Sinclair Lewis en 1935 qui cherche à alerter ses compatriotes face aux dangers que représente la montée des discours totalitaires.

Dans ce roman d’anticipation d’une incroyable vérité, Sinclair Lewis nous dépeint un candidat extrémiste séduisant une société américaine en proie aux doutes et aux peurs après la crise économique. Ce candidat, Berzélius dit « Buzz » Windrip, a tout de la caricature et pourtant ses promesses sonnent comme une douce musique pour les classes les plus touchées par la récession économique qui attendent avec impatience une reconnaissance jusque-là refusée par les plus nantis. Ce roman écrit d’une plume tranchante plonge le lecteur au cœur d’une dystopie dont la résonnance se rapproche effroyablement de la réalité en 2017.

 

                   

 

« Buzz » Windrip, le candidat du peuple

À la sortie du roman, la journaliste américaine du New York Herald Tribune, Dorothy Thompson écrivait : « Aucun peuple n’a jamais reconnu son dictateur à l’avance. Celui-ci ne se présente jamais à une élection sous la bannière de la dictature. Il se présente toujours comme l’instrument de la Volonté Nationale Constituée »   . C’est là toute la justesse du roman de Sinclair Lewis qui pose le cadre de cette fiction dans une petite ville du Vermont « doucement sommeillante » où quelques notables débattent sur l’orientation de la société américaine sans pour autant remettre en cause l’existence d’un candidat populiste. Et pourtant, au cœur de ce débat, une femme aux élans patriotiques excessifs, Mme Grimmitch qui faisait déjà campagne en 1919 contre le vote des femmes, énonce que la culture livresque doit prendre fin, pour laisser place à la Discipline pour que la société retrouve sa grandeur.

Un seul homme, Doremus Jessup voit dans cette candidature ce qu’elle est réellement car la promesse du rétablissement de la stabilité économique du pays fait toujours écho même si elle semble utopique.
Au cours de l’un de ces échanges, Doremus Jessup, prévient « la tyrannie est possible » mais son interlocuteur lui répond « Ici, c’est impossible, nous sommes un pays d’hommes libres »   . Et le couperet tombe : « il n’y a aucun pays qui soit aussi capable d’hystéries collectives que l’Amérique ».

On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec les élections présidentielles de 2016 tant les éléments de langage font écho. Sinclair Lewis à travers Doremus Jessup, règle ses comptes avec une société américaine schizophrénique lancée sur plusieurs batailles mais qui accepte la tyrannie, la corruption électorale, les escroqueries, le gangstérisme à Chicago, le Ku Klux Klan, la censure, l’épouvantail communiste, l’épouvantail catholique, les lynchages, la prohibition etc. Tous ces éléments montrent qu’au contraire cette société est mûre pour un régime de terreur.

Le portrait de « Buzz » Windrip est particulièrement acerbe, de telle sorte qu’a priori cette candidature parait improbable. « Un petit homme correctement et pauvrement vêtu [qui] avancait, l’air fatigué, baissant la tête, boitant »   . Un homme se décrivant lui-même comme un « péquenaud » alors qu’il venait d’être élu Sénateur. C’est bien là toute la force de l’orateur autocrate, un homme simple, parti de rien se présentant comme un humble citoyen dont la rhétorique est accessible à tous mais surtout aux âmes les plus sensibles. Il énonce clairement ses intentions : « oui, c’est vrai, c’est rigoureusement vrai, je veux le pouvoir, un pouvoir impérial, un vrai pouvoir, un grand pouvoir, mais pas pour moi non, mes amis, mais pour vous ! »   . À travers un discours populiste, antisémite, anti communiste qui préfigure le Mac Carthysme, le candidat séduit son auditoire sans trop y paraître, impressionnant Doremus Jessup lui-même. Lorsque le candidat présente son programme en 15 points, aucun sursaut de colère ni d’exaspération car encore une fois les esprits les plus brillants pensent qu’il n’a aucune chance d’aboutir. Néanmoins, il ne fait aucun doute qu’un régime totalitaire est le but ultime. Contrôle absolu des banques, suppression des organisations ouvrières aux mains des communistes, fixation d’un revenu annuel maximum, retour de la femme au foyer, révision de la Constitution et octroi de pouvoirs exceptionnels au président… telles sont les propositions aussi absurdes et autoritaires du candidat. Tous les éléments sont donc réunis pour voir apparaître un régime tyrannique. Et la création de cette milice paramilitaire, les Minute Men n’est pas sans rappeler les futures jeunesses nazies. Ce portrait effroyable du candidat décrit avec justesse qui parvient à séduire tant de foyers interroge sur la fragilité de cette société américaine capable de produire de tels candidats aux discours irrationnels et pourtant si proches de la magistrature suprême.

 

Un régime autoritaire au nom de l’Amérique

Doremus Jessup annonce à ses pairs que le candidat va gérer le pays, comme sa fortune privée. Cette affirmation concorde effroyablement avec le portrait du candidat aux élections de 2016 et l’on ne peut s’empêcher de rapprocher les deux candidats malgré le siècle qui les sépare.

Le régime instauré par le président Windrip n’est en aucun cas tyrannique puisqu’il se présente sous des auspices salvateurs. « Les ennemis de l’Amérique - Wall Street et l’URSS combinés – avaient lancé une dernière attaque, dans leur rage de le voir à la présidence. Tout redeviendrait tranquille dans quelques mois, mais pendant tout le mois que durerait cet état de choses, il fallait que le pays soit avec lui »   . Autrement dit, tout citoyen s’opposant à ce régime serait considéré comme un ennemi d’État car contreviendrait aux plans pour restaurer sa grandeur au pays. Mais le tyran se trouve toujours un grand ennemi à désigner à son peuple, un alibi permettant de prolonger la durée de son régime de manière indéfinie et autocratique. Les personnages les plus abjectes, les soutiens de la première heure se voient récompensés et deviennent des membres incontournables de cette nouvelle administration. Encore une fois, Sinclair Lewis pose très justement les ingrédients d’une dictature réussie que l’on retrouvera chez Georges Orwell dans 1984 et qui annoncent les futurs régimes autoritaires européens. Censure de la presse, répression dans le sang des manifestations, emprisonnement des membres du Congrès récalcitrants, mise en place de camp de concentration, mise en place d’un parti unique sont quelques-unes des mesures prises par le Président. Point de contestation, au contraire ces mesures sont acceptées par la majorité des citoyens, voire saluée comme la suppression de toute criminalité car après tout « la seule manière de supprimer le crime est de le supprimer » énonce « Buzz » Windrip   .

S’agissant des autodafés, il n’y avait pas de liste arrêtée, « les nouveaux croisés déterminaient, selon leurs haines particulières, les livres à brûler »   .Ces destructions montrent bien entendu que la littérature, le savoir et donc la connaissance sont les premiers piliers à briser afin d’éviter toute contestation par des opposants érudits. Ce que Mme Grimmitch rappelait déjà dans les premières pages du roman.

La mise en place des camps de concentration répond à une surcharge de la population carcérale et a pour objectif d’y placer tous les opposants au régimeexplique tout simplement le Président. Puis, peu à peu, toute personne communiste ou soupçonnée de l’être est placée dans ces camps puis torturée. Quelle sombre période de l’Histoire Sinclair Lewis anticipe avec justesse ! C’est un véritable drame qu’il nous présente, criant de vérité. Nul ne pensait sans doute au moment de sa publication qu’il décrivait exactement la montée en puissance du régime nazi et de ses satellites ainsi que cette obsession de combattre l’ennemi communiste dont le Sénateur Mac Carthyse fera le fer de lance au début des années 1950.

 

Doremus Jessup au cœur de la révolution

Personnage central de ce roman satirique, Doremus Jessup incarne la figure du résistant. Sinclair Lewis écrivit d’ailleurs en 1939 : « il était une fois en Amérique un érudit qui mena une révolution pour un seul homme et l’emporta »   . Ce n’est pas un hasard si Sinclair Lewis a choisi un personnage qui lui ressemble, du même âge, aux idées subversives pour ses compatriotes, un lanceur d’alerte que personne ne veut entendre. Dorothy Thompson, son épouse, n’eut de cesse en sa qualité de journaliste, de dénoncer la montée en puissance de l’Allemagne nazie, du régime fasciste de Mussolini et la création des camps de concentration. La crise économique de 1929 ainsi que l’apparition de personnages populistes charismatiques sont autant d’éléments qui ont incitéSinclair Lewis à prendre la plume afin de mettre en garde ses compatriotes sur la possibilité que l’Amérique ne pouvait être épargnée par le totalitarisme.

Contrairement à son auteur, si Doremus Jessup pressent le danger de l’accession au pouvoir de « Buzz »Windrip, il restera quelque temps un spectateursilencieux, indécis, voire courbé avant de se décider à prendre la plume et mettre en cause le régime fraîchement établi. Il est avant tout le rédacteur en chef du Daily Informer, un journal apprécié de tous dans la petite ville du Vermont où il est installé. Passionné de littérature, il apprécie son cadre de vie bien qu’il ait conscience que cet état de fait ne peut durer avec la menace qui pointe. Dans un état second à l’approche des élections, il se lance dans une lecture frénétique des ouvrages ayant marqué son enfance, ultime refuge contre le changement. Mais cette tentative est vaine, il a conscience qu’il ne peut se désintéresser de la société dont il fait activement partie. Un crime haineux le fera néanmoins basculer et entrer dans l’ombre afin de résister. Il s’agit de l’assassinat brutal et sauvage d’un rabbin et de son hôte. Un ancien élève antisémite, jaloux et envieux de l’art de vivre de son ancien professeur qui éructe dans un élan patriotique : « Espèce de sales intellectuels ! Espèce de youpins ! vous vivez au milieu d’une somptueuse bibliothèque alors qu’il y a des gens qui meurent de faim - qui seraient morts de faim si le Chef ne les avait pas secourus ! »   . Ce double meurtre n’eut droit à aucun procès, son auteur ayant reçules félicitations du Président. Ce qui est intéressant chez Doremus Jessup, c’est que son engagement se fera croissant au fur et à mesure que les dangers se rapprocheront même si la fuite le démange. Il maintient ses positions jusqu’au bout y compris face à son fils : « Je ne peux pardonner le mal, ni le mensonge, ni les atrocités, et je pardonne encore moins aux fanatiques qui les excusent ! Comme dit Romain Rolland, une société qui tolérerait de pareils actes pendant une génération serait une société empoisonnée, pervertie, à jamais »   . Il cherche à rallier des réseaux avant de se rendre compte de la posture idéologique dans laquelle ils s’enferment et qui ne mène à aucun résultat. Et c’est finalement sa formation professionnelle qui lui permettra d’entrer en résistance, lui cet homme âgé de 60 ans qui entre dans la clandestinité au nom de la liberté d’information.

Ce roman d’anticipation a unécho particulier aujourd’hui, après l’élection du candidat Donald Trump en 2016. Candidat improbable et impossible pour bon nombre d’observateurs. La fiction a rejoint la réalité, les promesses d’hier sont devenues les slogans de campagne d’aujourd’hui. Ces peurs irrationnelles exacerbées dans le contexte de récession économique de 1929 sont toujours bien présentes aujourd’hui, la peur du communiste étant devenue la peur de l’Autre. Et le slogan visant à restaurer sa grandeur à l’Amérique en réorganisant le marché du travail pour les « vrais américains » demeure toujours d’une cruelle actualité. Cependant, malgré la dictature, la violence, la censure, les contraintes, Sinclair Lewis laisse ce message d’espoir : Il y aura toujours des Doremus Jessup

 

Sinclair Lewis

Impossible ici

(Trad. Raymond Queneau)

La Différence

2016, 377 p., 20 €