Parmi ses nombreux travaux, l’historien Jacques Dalarun signait en 2012 Gouverner c’est servir (Alma). Dans ce livre inattendu et passionnant, il exposait l’émergence d’un rapport au pouvoir et aux richesses radicalement nouveau, réalisé dans la pratique de François d’Assise ; mais son enquête examinait tout autant l’échec de l’alternative franciscaine, ses apories et ses survivances.

Dans ce numéro spécial du JT de Socrate (*), alors que les institutions à la fois paternalistes et maternantes de la Ve République semblent devoir céder sous les coups de ses propres « enfants », Jacques Dalarun souligne la dimension franciscaine de notre système de gouvernement à la coloration familiale ; mais il rappelle aussi les solutions élaborées par François d’Assise pour en conjurer les effets pervers.

 

(François d'Assise - Illustration pour le Cantique des créatures.)

 

Le Moyen Âge reste le plus souvent un trou noir dans l’histoire de la démocratie. Pourtant le régime communal tel qu’il fleurit en Italie à partir du XIIe siècle ou les assemblées scandinaves ressortissent par bien des aspects à l’archéologie des régimes que nous considérons aujourd’hui comme démocratiques. Quant aux expériences de gouvernement propres aux communautés religieuses, avec délibérations collectives parfois quotidiennes et désignation des supérieurs par les frères ou les sœurs (car ces expériences, à la différence des régimes politiques jusqu’à une date récente, n’ont pas concerné que des hommes), elles apparaissent à bien y regarder comme des laboratoires de la gouvernementalité moderne.

À bien y regarder. Ce qui est rarement le cas, pour diverses raisons. La première est que ces expériences en vase clos ne s’accompagnent d’à peu près aucune théorisation. Or il est plus facile de brasser des idées que d’essayer patiemment de comprendre ce que les pratiques nous enseignent sans panache. La deuxième raison est que ces expériences sont religieuses et que par conséquent, dans les mentalités françaises en particulier, elles semblent de ce seul fait antinomiques avec quelque préfiguration que ce soit de la res publica. Comme si les démocraties antiques ne se développaient pas à l’ombre des divinités civiques ! Mais, étrangement d’un point de vue historique, le fait que le christianisme soit une religion encore vivante semble lui donner plus de poids que n’en auraient eu les religions aujourd’hui mortes, jadis vivantes pourtant.

S’appuyant sur une histoire de longue durée – qui commence en Occident au bas mot avec la Règle bénédictine compilée vers le milieu du VIe siècle –, deux Ordres religieux dits « mendiants », les Prêcheurs et les Mineurs, ont poussé fort loin, au XIIIe siècle, l’élaboration des techniques de désignation des responsables et de prise de décision collective.

 

Dominique : la force de la Constitution

Fondé par Dominique, l’Ordre des Frères prêcheurs fut reconnu par Honorius III en 1216. Composé de chanoines réguliers, il se consacra à l’étude et à la prédication. Il fut conçu d’emblée comme un unique organisme centralisé. Entre 1216 et 1236, l’Ordre se dota de Constitutions qui en font la famille religieuse la plus fermement et subtilement structurée de tout le Moyen Âge.

Aux trois échelons du couvent, de la province et de l’Ordre, les supérieurs sont élus par les frères ou leurs représentants réunis en chapitre. Le prieur conventuel est élu par les frères du couvent ayant plus d’un an de profession. L’élection est confirmée par le prieur provincial, lui-même élu par le chapitre provincial. Le chapitre de la province se réunit chaque année, rassemblant les prieurs conventuels, des prédicateurs et, élus par les frères comme une sorte de contre-pouvoir, autant de définiteurs que de prieurs. Le chapitre provincial désigne des définiteurs pour le chapitre général et les visiteurs. Le chapitre général a lieu chaque année à la Pentecôte. Deux années de suite, il rassemble les définiteurs provinciaux ; la troisième année, ce sont les prieurs provinciaux qui siègent. Mais, en quelque point du cycle que l’on se situe, le chapitre général a des pouvoirs inchangés et cogère l’Ordre avec le maître général.

Le maître général est élu à vie par le chapitre général, qui confirme aussi les prieurs provinciaux. Mais chaque supérieur peut être déposé par son supérieur immédiat, tandis que le maître général peut être démis par le chapitre général. La procédure de chacune des élections est définie de manière rigoureuse. Ainsi, pour l’élection du maître de l’Ordre, le chapitre général comprend-il à parité prieurs provinciaux et grands électeurs élus par les chapitres provinciaux, ou définiteurs provinciaux et prieurs provinciaux. Le lundi de Pentecôte, ce chapitre élargi est réuni en conclave, avec interdiction de sortir et sans nourriture. Les Constitutions précisent :

« Une fois les électeurs enfermés de la manière décrite ci-dessus, comme l’élection se fait par enquête ou par scrutin des volontés, que trois des prieurs provinciaux qui, parmi tous les autres provinciaux, auront revêtu en premier l’habit de notre religion, s’enquièrent et inscrivent les volontés de tous individuellement et un peu à l’écart, dans la même pièce pourtant et sous les yeux de tous. Si, la grâce les inspirant, tous se sont mis unanimement d’accord sur quelqu’un, que celui-ci soit tenu pour le véritable maître de l’Ordre. Mais, s’ils se sont divisés en parts inégales, que soit maître, par la vertu d’une telle élection et de cette constitution, celui sur lequel plus que la moitié de tous ceux qui doivent élire se sont mis d’accord. »

 

François : les limites du charisme

François d’Assise, par son charisme, s’était spontanément imposé à la tête de la fraternité qui s’était formée autour de lui. Il n’avait accepté que le titre de « ministre et serviteur » : le dernier des derniers. Mais il exerçait sur ses frères, de fait, un pouvoir sans partage. Face à une tentative de contestation en 1220, il résigna sa charge, mais désigna son successeur, Pierre Cattani, et, à la mort de celui-ci, frère Élie. Dans le projet de Règle fixé en 1221, le mode de désignation des ministres n’était pas même prévu. Dans la nouvelle rédaction, confirmée en 1223 par Honorius III, il était prescrit :

« Que tous les frères soient tenus d’avoir toujours un des frères de cette religion comme ministre général et serviteur de toute la fraternité, et qu’ils soient fermement tenus de lui obéir. À son décès, que l’élection de son successeur soit faite par les ministres provinciaux et les custodes, au chapitre de la Pentecôte, auquel les ministres provinciaux sont toujours tenus de se réunir ensemble, en quelque lieu qu’aura fixé le ministre général ; et cela une fois tous les trois ans ou à un autre terme, plus grand ou plus petit, comme il en aura été ordonné par ledit ministre. Et si à quelque moment il apparaissait à l’ensemble des ministres provinciaux et des custodes que ledit ministre n’est pas apte au service et à l’utilité commune des frères, que lesdits frères auxquels a été confiée l’élection soient tenus au nom du Seigneur de s’en élire un autre pour custode. »

Le mode de désignation des custodes et des ministres provinciaux n’est pas précisé, non plus que la procédure pour l’élection du ministre général. Ce dernier bénéficie d’un mandat viager sous réserve d’une déposition par le chapitre (qui, loin d’être une clause ornementale, fut souvent de mise dans l’histoire de l’Ordre), mais la convocation des chapitres est en fait laissée à l’arbitraire du ministre général. On sent, dans ces multiples apories, la réticence qu’eut François à opérer le passage du charisme à l’institution. Une fois sa mort advenue, les querelles firent rage entre frère Élie, qui voulait tenter de sauvegarder des chapitres généraux ouverts à tous, comme au temps du fondateur, et les ministres provinciaux, de plus en plus systématiquement recrutés parmi les frères prêtres et universitaires, qui entendaient se réserver le contrôle de l’appareil. Pour contrer leur opposition, Élie omit de convoquer le chapitre général de 1232 à 1239 et, lorsqu’il fut contraint de le faire en 1239, il fit appel à ses amis les frères laïques armés de leurs gourdins, espérant qu’ils arriveraient à convaincre les prêtres universitaires par ces arguments massues. Avec le soutien du pape Grégoire IX, l’appareil l’emporta. Élie fut déposé, excommunié, victime d’une durable damnatio memoriae. Les universitaires s’inspirèrent des Constitutions des Frères prêcheurs pour rédiger celles des Frères mineurs. Ces dernières limitèrent aussi le recrutement aux seuls lettrés, ce qui fait qu’à treize ans de sa mort, François d’Assise n’aurait été admis qu’à grand peine dans l’Ordre qu’il avait fondé.

 

On admirera l’extraordinaire élaboration des Constitutions dominicaines, avec l’élection des supérieurs par la base à tous les échelons, l’affirmation du principe majoritaire simple, le contrôle des prieurs par les définiteurs, la cogestion de l’Ordre par le pouvoir exécutif et législatif, la possibilité de déposition des supérieurs. Mais la comparaison entre Prêcheurs et Mineurs est aussi fort instructive : les Prêcheurs forment un Ordre d’intellectuels, particulièrement homogène dans son recrutement – si ce n’est social, au moins culturel. Ce qui n’est pas le cas, au départ, de l’Ordre des Frères mineurs, fraternité en principe ouverte à tous, indépendamment de l’origine sociale, du niveau d’instruction ou du statut canonique. En fait, la technicité des institutions et leur fonctionnement harmonieux semblent en proportion inverse de l’ouverture du recrutement. Signe d’une tension qui ne nous est pas totalement étrangère.

 

Le gouvernement maternel de « tous et chacun »

Si les Mineurs font pâle figure par rapport aux Prêcheurs quant aux techniques que nous appellerions démocratiques, François d’Assise a, pour sa part, porté au paroxysme une forme de gouvernementalité que Michel Foucault désigne sous le terme de « pastorat », mais qui prend, chez le fondateur des Mineurs, des teintes spécifiques de gouvernement maternel.

François écrit à son compagnon frère Léon « comme mère » à son fils. Sa première biographie précise « qu’il s’était choisi [frère Élie] en guise de mère ». Les deux Règles conservées énoncent sensiblement le même principe : « que chacun chérisse et nourrisse son frère comme une mère chérit et nourrit son fils », prescrit la Règle de 1221 ; « qu’avec assurance l’un manifeste à l’autre sa nécessité, car, si une mère nourrit et chérit son fils charnel, avec combien plus d’affection chacun ne doit-il pas chérir et nourrir son frère spirituel ? », s’interroge la Règle de 1223. Le Cantique de frère Soleil, monument inaugural de la littérature italienne puisque François le composa dans sa lingua madre, en ombrien, pousse encore plus loin l’audace en prônant le gouvernement maternel de la Terre : « Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre, laquelle nous sustente et gouverne. »

Ce gouvernement de service par le dessous – celui d’un « ministre et serviteur » au féminin, d’une « gouvernante » – s’oppose à la domination paternelle de l’abbas – le père étymologiquement – par le dessus. Mais, comme Michel Foucault l’a si bien montré (sans pour autant citer le cas de François d’Assise), ce pastorat est à l’origine de la gouvernementalité moderne qui prétend non pas régir omnes uniment, mais omnes et singulatim, tous et chacun, tout un chacun ; la gouvernementalité qui substitue à l’empire de la domination surplombante et visible l’emprise d’un gouvernement de service. Un mode de gouvernement d’autant plus redoutable qu’il est a priori aimable.

Sans doute est-ce là un des succès les plus insidieux du Poverello, dont la signature souvent indéchiffrée ne cesse de hanter notre vie publique. Dans l’actualité récente, n’avons-nous pas entendu ces plaintes, exacerbées par la proximité d’échéances électorales ? Les campagnes françaises – c’est bien connu – sont les laissées-pour-compte de la République. Mais les banlieues sont ses déshéritées, les départements d’outremer ses orphelins. Chaque territoire, chaque profession, chaque classe sociale, chaque génération s’insurgent de ne pas avoir été davantage cités par tel ou tel candidat ou d’avoir été simplement passés sous silence. Et si, aux forceps, un mot de compassion lui a été concédé, la catégorie concernée lance derechef son cri de guerre : « Oui, mais concrètement ? Concrètement ? » Et l’on tente donc d’arracher au malheureux candidat des promesses, chiffrées s’il vous plaît, qu’il ne pourra évidemment pas tenir. Ce qui fait qu’au bout de quelques semaines d’exercice du nouvel élu, omnes et singulatim, ne voyant rien venir, laissent libre cours à leur déception, leur désillusion, leur écœurement, leur ras-le-bol, leur indignation et leur colère. On ne les y prendra plus ! Jusqu’à la prochaine.

Le mouvement est si profond et si insidieux qu’aucun candidat – du fait même de sa candidature – n’aura jamais l’audace de dire ce qui pourtant ressorti à l’évidence : que la res publica ne saurait se réduire à la somme sans fin des res privatae. Que la responsabilité du grand nombre requiert un effort d’abstraction et non des promesses prétendument concrètes qui n’engagent que ceux qui les ont extorquées.

Quel remède ? Peut-être en trouvera-t-on une esquisse dans la Règle pour les ermitages, module élémentaire de la gouvernementalité franciscaine qui prévoit une salutaire complémentarité puis inversion des rôles :

« Ceux qui veulent rester religieusement dans les lieux déserts, qu’ils soient trois frères ou quatre au plus ; que deux d’entre eux soient les mères et aient deux fils ou un au moins. Que les deux qui sont les mères mènent la vie de Marthe et que les deux fils mènent la vie de Marie. […] Que les fils assument de temps en temps l’office des mères à leur tour, pour le temps qu’il leur aura paru bon de disposer. »

Mais à condition de dépouiller cette esquisse de tout jeu de rôle infantilisant : dans l’univers politique, de grâce, ni papa, ni maman, ni crise d’adolescence ! À condition d’oser, un jour, une démocratie adulte.

 

(*) Le JT de Socrate a pour ambition de lire l’actualité au prisme de la philosophie, et de mettre la philosophie à l’épreuve de l’actualité.

 

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