Une contribution au débat sur la scientificité de l’économie lancé (malgré eux ?) par ces deux chercheurs.

Ce petit livre réunit un ensemble de contributions suscitées par la parution du pamphlet de P. Cahuc et A. Zylberberg, révisées par leurs auteurs.

Au-delà des interrogations, que soulèvent principalement l’introduction et les secondes parties des contributions de Michel Husson et de Thomas Coutrot, concernant les motivations des auteurs de ce pamphlet et celles des relais qu’ils ont trouvés dans médias, cet ouvrage revient sur des questions de fond qui ont pu être abordées à cette occasion   .

 

Confusions épistémologiques

Les premières contributions traitent d’épistémologie. André Orléan revient ainsi sur l’ignorance dont font montre Cahuc et Zylberberg en la matière. Contrairement à ce que soutiennent ces derniers, l’économie n’a pas adopté massivement la méthode expérimentale. « A contrario, une littérature abondante, aisément disponible, démontre, sans ambiguïtés à quel point les « expérimentations économiques aléatoires » sont limitées, non seulement quant à leur aptitude à produire des lois générales mais du simple fait qu’elles sont totalement inadaptées pour de larges domaines de l’économie, et non des moindres, comme, par exemple, la macroéconomie !   » Les essais contrôlés par tirage au sort restent ultra minoritaires en économie.

Orléan montre également que Cahuc et Zylberberg confondent les expérimentations aléatoires et les évaluations (où ils puisent la plupart de leurs exemples), qui peuvent être menées à partir de situations « naturelles » utilisées pour comparer deux populations, dont l’une a subi un choc exogène et l’autre non, alors que rien n’assure a priori dans ce cas l’homogénéité des groupes test et témoin.

 

Agnès Labrousse, déjà auteure d’un article où elle se penchait sur les limites que rencontrent dans la pratique les expérimentations aléatoires et montrait que celles-ci avaient déjà été mises en lumière lors de la précédente vague d’expérimentations de ce type dans les années 1970-80 aux Etats-Unis, plaide ici en faveur du pluralisme en économie (en digne représentante de l’Association française d’économie politique, dont on peut lire le manifeste sur son site). Pour cela, elle mobilise les travaux contemporains de l’épistémologie des sciences et signale que : « Le pluralisme intradisciplinaire constitue un état de fait bien documenté dans l’ensemble des disciplines relevant des sciences de la nature, de la physique, à la biologie, en passant par la médecine, l’écologie ou l’agronomie.   »

 

Arthur Jatteau   critique lui aussi la confusion qu’entretiennent les auteurs à propos de la notion d’expérimentation. Il rappelle également la différence entre une preuve d’efficacité et une preuve de causalité. L’expérimentation, si elle conclut qu’un programme est efficace, peut passer complètement à côté des raisons pour lesquelles il fonctionne. Tout particulièrement lorsqu’elle concerne le monde social, où « les chaines causales en jeu (…) sont souvent trop complexes pour être captées à l’aide du seul cadre expérimental   », comme le relève également Angus Deaton   . Tirer des conclusions générales à partir d’études de ce type est également plus difficile que Cahuc et Zylberberg ne semblent le croire.

 

Retour sur la réduction du temps de travail

Les trois contributions suivantes sont consacrées à la réduction du temps de travail. Anne Eydoux reprend en partie la note qu’elle y avait consacrée récemment pour les « Economistes atterrés ». Elle revient sur les évaluations des effets quantitatifs des 35 heures sur l’emploi menées au début et au milieu des années 2000 par l’Insee, la Dares et l’OFCE et qui avaient permis de conclure que celles-ci avaient créé ou sauvegardé de l’ordre de 350 000 à 400 000 emplois.

Elle rappelle qu’il s’agissait d’évaluations réalisées à partir de travaux microéconomiques, fondés sur la comparaison d’établissements passés à 35 heures avec d’autres qui n’y étaient pas passés, et qui répondaient donc pleinement aux critères méthodologiques défendus par les auteurs.

Parce que la conclusion que la réduction du temps de travail avait créé des emplois ne cadraient avec leur représentation du marché du travail, des économistes libéraux du CREST   qui avaient participé à l’évaluation, ont cherché à isoler, à partir de modèles structurels de comportements des entreprises et des salariés, l’effet de la réduction du temps de travail de celui de la baisse du coût du travail permise par les allègements de cotisations (eux-mêmes destinés à compenser le surcoût lié à la réduction). Ils ont alors conclu que la totalité des créations d’emploi était imputable à la baisse du coût du travail ; un point qui est largement contesté par tous les autres évaluateurs (on y reviendra plus loin).

Ces économistes libéraux ont ensuite continué de soutenir ce point de vue en s’appuyant en particulier sur une étude de 2009 (de M. Chemin et E. Wasmer) qui comparait les créations d’emplois au moment de la mise en œuvre de la réduction du temps de travail en France et en Alsace-Moselle, en faisant l’hypothèse que la réduction du temps de travail avait pu être plus faible à cet endroit dans la mesure où les entreprises avaient eu la possibilité de décompter les deux jours de congés supplémentaires (le vendredi saint et la Saint-Etienne) dont bénéficiaient leurs salariés   , jusqu’à ce que cette pratique soit invalidée par les prud’hommes de Metz en octobre 2002. Dans un premier temps, l’article teste cette hypothèse et la valide : il y aurait, selon les catégories, un écart de temps de travail (hebdomadaire) entre l’Alsace-Moselle et le reste de la France allant de 20 minutes environ à près d’une heure par semaine. Pour constater, dans un deuxième temps, que cette réduction plus faible ne s’accompagne pas d’une baisse relative de l’emploi en Alsace-Moselle. Ce qui permet aux auteurs de l’étude de conclure à l’absence d’effet de la RTT sur l’emploi.

Oliver Godechot a depuis entrepris de refaire les calculs de Chemin et Wasmer, explique Anne Eydoux. Celui-ci a alors relevé une erreur de codage   qui fausse les résultats, et un sérieux oubli, ces auteurs ayant omis de considérer l’impact des travailleurs transfrontaliers, nombreux dans cette région, sur la durée du travail. En corrigeant ces deux erreurs, il a obtenu des « résultats bien moins convergents et convaincants (et) une discussion est en cours sur leur signification », pour reprendre les propres termes d’Olivier Godechot à la fin d’un article qu’il consacrait lui aussi au livre de Cahuc et Zylberberg. Philippe Askenazy résume cette controverse sur son site, comme nous l’avions déjà signalé, permettant de se faire une idée plus précise des éléments en discussion, à laquelle Anne Eydoux fait également référence à la fin de son article.

 

Michel Husson critique la prétention des auteurs à généraliser à partir d’une seule étude qui conclut qu’elle n’observe pas d’effet dans un cas particulier. Car on en revient toujours à la même étude. Cahuc et Zylberberg en citent bien trois autres, portant sur le passage aux 39 heures en France (en 1982) ou des expériences de RTT en Allemagne et au Québec dans les années 1980 et 1990, mais qui paraissent difficilement transposables.

L’auteur rappelle également que, loin d’être des spécialistes de l’économie expérimentale dont ils assurent la promotion dans ce livre, les auteurs « sont plutôt des adeptes de modèles théoriques d’équilibre, purement mathématiques, dans lesquels on instille des paramètres chiffrés obtenus par certaines investigations empiriques.   » Ces modèles n’ont à peu près rien à voir avec la réalité, contrairement à ce qu’ils essaient de nous faire croire en baptisant leurs variables du nom de concepts réels comme « productivité » et « salaire ». L’autre étape à franchir pour passer du modèle théorique aux résultats quantifiés consiste dans la « calibration », autrement dit l’attribution d’une valeur arithmétique aux paramètres algébriques. Certains sont relativement simples à évaluer, mais pour les paramètres qui correspondent aux notions les plus abstraites, et qui ne peuvent guère être estimés empiriquement, leur valeur est plus ou moins tirée du chapeau ou d’autres études tout aussi critiquables. Et aucun test de sensibilité n’est mené qui permettrait d’apprécier comment varieraient les résultats pour des valeurs différentes de celles retenues   . Le lecteur trouvera ici quelques similitudes avec les travers de la science économique que dénonce Deirdre McCloskey. L’article se clôt sur une analyse du réseau académique de Pierre Cahuc.

 

Thomas Coutrot note que, de leur aveu même, le but principal des auteurs du pamphlet est de discréditer les partisans de la RTT qui cherchent à reprendre l’offensive (et Coutrot de citer ici notamment l‘ouvrage de P. Larrouturou et D. Méda, Einstein avait raison). Il revient ensuite sur l’attribution par les auteurs des créations d’emplois liées à la RTT, qu’avaient fait ressortir les évaluations évoquées plus haut, aux seules baisses de charges des lois Aubry, visant à nier tout effet du partage du travail. Mais l’étude sur lesquels les mêmes auteurs s’appuient – il s’agit de l’étude des économistes du Crest déjà évoquée plus haut – ne trouve qu’une baisse de 1% du coût salarial pour les entreprises passées à 35 heures par rapport à celles restées à 39 heures, en regard d’une augmentation des emplois de 10%, que la faible ampleur de la première est ainsi totalement incapable d’expliquer, sauf à mobiliser une hypothèse ad hoc « d’effets d’interaction entre la réduction des coûts unitaires et la conjoncture générale de la période », sur laquelle se clôt cette étude. Cela après que les auteurs avaient écarté l’effet du partage (pur) du travail au motif, quelque peu étonnant, que celui-ci n’aurait pu expliquer qu’une partie trop faible des créations d’emplois ci-dessus.

Les 35 heures ont été un demi-succès, explique Coutrot, bien en dessous des espoirs initiaux des partisans de la RTT, mais sans aucun rapport avec l’effet catastrophique que décrivent ses opposants. C’est ainsi l’idéologie, seule, qui explique la virulence des attaques dont celle-ci continue de faire l’objet de la part des représentants du patronat, appuyés par des économistes libéraux, cela malgré le « détricotage » orchestré par les gouvernements de droite. Il s’agit d’une des dernières pierres (avec le SMIC) dans le champ du monopole patronal de décision sur l’organisation du travail, que ces acteurs veulent à tout prix éliminer. La baisse du coût du travail ou la RTT incarnent en effet deux choix de société antagonistes, face auxquels les arguments économiques ont une pertinence, mais de second ordre, pour orienter les choix d’intendance et de mises en œuvre, conclut ainsi Coutrot   .

 

Pour une diversité des méthodes en économie

L’avant-dernière contribution est signée par Xavier Ragot, qui cite également Angus Deaton sur que l’on peut attendre des expériences aléatoires en économie. L’économiste, indique Xavier Ragot, utilise les données de manière bien plus diverse que ne le disent Cahuc et Zylberberg ; manière qui devrait du reste encore évoluer et se complexifier avec le vaste accès aux données que permet la diffusion du numérique   . « Le rapport aux données en économie mobilise plusieurs approches qui peuvent donner des résultats contradictoires   ». Comme l’auteur le montre sur le cas du CICE vis-à-vis duquel Cahuc et Zylberberg sont très sévères au motif que la baisse des cotisations doit être concentrée sur les bas salaires pour produire un réel effet sur l’emploi. Pour autant, cette question ne peut pas être traitée sans prendre en compte les niveaux de salaire dans les différents pays européens et le risque d’alimenter un peu plus la récession et les inégalités si l’on baisse brutalement le coût du travail ; question à laquelle, les expériences à laquelle se réfèrent ces auteurs sont bien en mal de répondre. De même, l’impact de mesures keynésiennes dans une conjoncture donnée ou, pour prendre un autre exemple, celui de l’inversion des normes en droit du travail nécessitent d’autres méthodes d’évaluation. Enfin, « la diversité des méthodes et la connaissance de méthodologie hors du consensus enrichissent le débat »   , comme la crise financière l’a une nouvelle fois démontré, explique Ragot ; ajoutant qu’il pensait – jusqu’ici ? – que ce débat pouvait se dérouler sans avoir à créer pour cela une section d’économistes hétérodoxes comme le défend l’AFEP   .

 

Le dernier chapitre reprend une chronique de Daniel Schneidermann, parue dans Libération, qui compare Cahuc et Zylberberg à Zemmour… Ce qui ne devrait toutefois pas laisser croire que l’ensemble de l’ouvrage n’est pas d’une haute tenue ; car c’est tout le contraire