Reconstruire l'idée de « temps » permet de rendre compte de l'usage de cette notion dans les sciences sociales.

Une des difficultés qui guette chacun de nous lorsqu’il tente d’élaborer une pensée est de croire que les concepts qu’il emploie sont « évidents », même si chacun a plus ou moins conscience de l’existence d’un domaine de recherche pointilleux, l’épistémologie historique, qui invalide cette impression d’évidence. Celle-ci, fondée par Gaston Bachelard et Alexandre Koyré, est venue au jour à une époque où un certain essentialisme révélait ses impasses. Elle s’est largement développée depuis lors. Elle a même encore de beaux jours devant elle. De très nombreux concepts méritent en effet qu’on s’arrête sur leur genèse, sur les batailles théoriques requises pour leur établissement, et sur écoles de pensée qui ont contribué à les traduire en objets de recherche. Ce domaine a d’ailleurs essaimé au-delà de la philosophie. En voici la preuve, par un historien des sciences sociales, qui n’en a pas pour autant fini avec la philosophie.

Il est vrai que, concernant la question du temps, il est difficile d’écarter d’un seul coup les nombreux textes philosophiques qui en ont fait une donnée de la nature, un schème de la sensibilité, une donnée immédiate de la conscience, etc. Justement, Thomas Hirsch, déplace la question du temps du côté du « temps social », si longtemps négligé dans les analyses et les recherches métaphysiques. En tant qu’épistémologue des sciences sociales, il se donne pour objectif l’étude des travaux de sociologie portant sur la représentation du temps social. Mais pour être efficace et pour restreindre l’ampleur de la recherche, il se concentre, dans le travail de thèse présenté ici, sur les conceptions sociologiques du temps en France entre 1901 et 1945. Ce parti pris a un triple mérite. Il facilite les commentaires épistémologiques. Il montre qu’un certain rapport au temps est socialement construit. Ce qui ne fait plus de doute de nos jours, concernant par exemple les rythmes sociaux, les emplois du temps, le rapport au passé et au futur, etc. Enfin, il exhibe les grandes figures qui ont semé les premiers éléments d’une attention nouvelle. C’est à ce niveau que nous retrouvons, entre autres, Émile Durkheim, Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl, Maurice Halbwachs, Marc Bloch, Lucien Febvre (mais uniquement des hommes, disons-le !). Cela lui permet, en fin de parcours, de décrire la portée de ces études.

 

La formulation théorique

Afin de saisir les enjeux d’un tel panorama, il faut remonter à la première formulation théorique du concept de temps social entre 1901 et 1930. Mais de quoi parle-t-on alors ? Et à quelle condition une représentation collective du temps est-elle pensable ? En l’occurrence, une telle formulation instaure une rupture avec les représentations objectives du temps, en fonction de la nature et du mouvement, ainsi qu’avec les représentations subjectives du temps (le temps et la conscience, etc.). Suffit-il de rappeler qu’un certain désarroi intellectuel et moral saisit à cette époque les chercheurs ? Ce désarroi trouve sa pointe extrême dans un sentiment nouveau relativement au progrès et à la logique spencérienne d’un progrès du vivant comme des sociétés.

La reconstruction proposée par l’auteur est extrêmement subtile, voire un peu trop complète pour que l’ouvrage soit vif et attrayant. Pour inventer le concept de temps social, plusieurs opérations ont été nécessaires qui convergent finalement vers l’idée d’hétérogénéité, de changement non linéaire de l’échelle du temps, ce qui permet de faire entrer en jeu la notion d’histoire d’abord, puis celle de « social », dans la dimension du temps. Dans ce laps de temps, on se rend compte que l’idée de progrès ne peut plus tout résoudre. Les changements de régime politique le prouvent, comme les contestations perpétuellement renouvelées qui rendent caduque l’idée d’une trajectoire continue du temps ou de l’histoire. Les sciences (mathématiques et physique) brisent les perspectives trop linéaires. La forme dogmatique du temps est abolie dans l’histoire des langues, l’histoire des religions, etc. Même Henri Bergson, pourtant courtisé par le monde pour sa différence entre la durée et le temps, n’oublie pas que la durée est un temps social dans sa spatialisation même. S’ajoute à cela une nouvelle attention au « social », à la spécificité du collectif. La fortune du mot et de l’idée se mesure à la manière dont il sert à la constitution de la sociologie, alors qu’elle tend à dépasser le positivisme hérité d’Auguste Comte, à partir de la reconnaissance selon laquelle les faits sociaux sont des « réalités objectives », sont « comme des choses », écrit Émile Durkheim. Pourquoi pas le temps, par conséquent ? Ce contexte met en place en effet une double articulation : rejet d’une conception unilinéaire du temps, et interrogation sur la diversité des manières de penser.

Ainsi en va-t-il par exemple de l’impact des travaux portant sur les sociétés « primitives », puisqu’on commence à leur reconnaître une histoire, moyen de fustiger l’idée de sociétés purement stationnaires. « Représentations collectives », comme « mentalités » viennent ainsi en avant – quoique de nos jours on se méfie de ces notions - et motivent un examen des images du temps : calendriers, fêtes prévisibles et récurrentes, dates critiques, autant de manières d’être et de faire qui supposent des conventions sociales et des régulations des activités sociales. La socialisation du temps impose non moins de se détourner de l'idée que toutes les périodes sont également importantes. Elle permet d'établir que le temps n’est ni une forme a priori de l’entendement, ni le résultat d’une inférence empirique individuelle, mais une institution variant selon les sociétés.

 

Le social comme mode d’intelligibilité

Mais cette nouvelle catégorie forgée par les socio- et ethno-logues influe sur  de nombreux domaines : la théorie de la connaissance (l’évolution des concepts devient pensable), la sociologie, l’histoire, etc.

Il faut évidemment tenir compte des effets des guerres et bientôt de la Première Guerre mondiale, en ce qu’elle confronte les théoricien à la déstabilisation des temps, à  l’émergence de nouvelles codifications socio-politiques (dont celles de la Révolution russe), à de nouveaux ordonnancements des fêtes publiques, etc. Mettre en évidence la profondeur du social devient essentiel. Chacun le comprend désormais : on n’évite pas le social mais chacun le porte en lui.

Mais la mort de Durkheim importe aussi fortement (en 1917), parce qu’elle offre  l’occasion de relectures et de bilans de son œuvre. C’est à son neveu, élève et collaborateur que l’on doit cependant l’affinement du concept de temps social, comme, par ailleurs, au philosophe Charles Blondel lorsqu’il renverse la thèse de Bergson en privilégiant la conscience normale socialisée. Dès lors que tout ce qui est conscience est proprement social, comme cela vient d’être reconnu grâce à une sociologie qui a durement acquis son droit à la science et à l’enseignement scientifique, il en résulte que la question d’un rapport social au temps est légitime elle aussi. Cet objet d’investigation se retrouve bien dans les différents domaines nouveaux de recherche : ethnologie, sociologie, épistémologie, histoire, etc.

 

Le développement de l’idée de temps social 

Entrent alors en scène les notions de mentalité, mémoire et pensée sociale. Chacune renvoie à un personnage clef : Lucien Lévy-Bruhl, Maurice Halbwachs, Marcel Granet.

S’il est difficile de parler du premier sans référer aux disqualifications dont son travail fait l’objet, en dépit des éclaircissements récents, il n’en reste pas moins vrai que la notion de « mentalité primitive » élaborée par Lévy-Bruhl pousse à diversifier les représentations collectives, et, par conséquent aussi, celles du temps. Des travaux de l’ethnologue découle même une forme de primauté épistémologique des sociétés « inférieures », au titre justement d’un dépaysement et d’un élargissement de l’expérience, encore une fois, en particulier ceux du temps. Les représentations collectives des primitifs font qu’ils ne perçoivent pas le monde qui les environne de la même manière que l’Européen. Et, même si Lévy-Bruhl conclut à une indifférence des primitifs à l’égard du temps, ce qui fait mieux ressortir la vision évolutive qui est la sienne, il requalifie la question du temps social en parlant de plusieurs conceptions du temps relatives aux « mentalités ». Il met ainsi en jeu, en 1922, plusieurs des problématiques actives autour du temps. La promotion de « manières de penser », donnant du poids aux facteurs sociaux, devient le cœur d’une réflexion sur les manières d’être dans le temps.

Compte tenu de l’ampleur de l’ouvrage et surtout de sa précision constante (références, lectures de l’ensemble des travaux présentés, fouille des archives, mise en avant des polémiques, analyse des études concrètes, etc.), nous ne pouvons faire allusion à chacune des articulations présentées par l’auteur, concernant cet ajointement entre le temps et le social, devenu ici l’opérateur d’une refonte inédite. Tenons-nous en à l’essentiel, indiquant que la lecture de cet ouvrage d’épistémologie est essentielle – pour les philosophes du temps et pour les épistémologues - tant pour son thème (le temps social) que pour sa méthodologie (l’approche des textes) et ses sources.

Concernant par exemple Maurice Halbwachs, il est juste de préciser que l’on peut distinguer deux périodes et deux manières de poser le problème sociologique de la mémoire dans le temps. Nous laissons ce point de côté pour indiquer seulement que, dans sa confrontation permanente avec Bergson, Halbwachs ne cesse de donner une acception sociologique de la mémoire individuelle, impliquant une socialisation de l’ensemble du psychisme et par conséquent une incorporation du temps à partir des cadres sociaux qui s’imposent à l’individu. Si l’ordre des événements psychiques et sociaux est régulé par le langage, l’espace et le temps, les différentes sociétés ne se représentent pas de la même manière le passé, modifiant aussi parfois leurs conventions.

On comprend d’autant mieux l’impact des études de Marcel Granet sur cette question. L’approche de la Chine, par incitation puis mission à Pékin, fait venir au jour les fêtes chinoises, dans leur manière de constituer de grandes assemblées qui marquent les temps du rythme saisonnier de la vie sociale. Alternance de brèves périodes de congrégations et de longues périodes de dissémination, la vie sociale de la société chinoise est présentée par lui selon le jeu d’alternance du Yin et du Yang, dont la propriété immédiate, en Europe, est de dresser la critique du temps linéaire et continu. L’approche morphologique de la pensée chinoise, à la manière de Granet, alimente de nouvelles réflexions sur le temps social.

De toute manière, pour y revenir encore, même si le cas est plus compliqué et polémique, notamment sur la notion de « mentalité primitive », il est juste de remarquer que le travail de Lévy-Bruhl – dans son rôle de populariser l’enjeu que représente l’étude des sociétés « primitives » - apporte aussi sa pierre à l’édifice d’un intérêt conceptuel pour le temps social. Dès lors que l’on s’arrête sur le « désintérêt pour l’avenir » des « primitifs », sur la « dominance de la tradition », il est possible d’approcher une dimension qualitative du temps, même si elle est traversée par un rapport au surnaturel.

 

Archiver le temps des sociétés

Tout au long de l’ouvrage, le commentaire portant sur l’élaboration de la notion de temps est associé à une réflexion historique sur la différence entre philosophie, ethnologie et sociologie, voire celle qui sépare sociologie et histoire, sur leur scientificité et sur leur rapport à la société (la colonisation impactant l’époque et les recherches de « sociologie descriptive »), sur le type d’études dont les chercheurs sont les « produits » (ENS ou non, universités, EPHE, indépendants), ainsi que sur leur notoriété. Au terme de la période passée en revue, l’auteur invite à une synthèse qui mêle avec beaucoup de précisions la conception du temps social aux modes de régulation de l’année par des cérémonies (religieuses, civiles, intimes) ainsi qu’aux programmes d’observation des rapports au temps. Des ouvrages, notamment de Mauss, insistent sur l’idée que nos sociétés sont presque exclusivement préoccupées de rendement, tandis que le temps ne compte presque pas dans d’autres sociétés.

Que l’idée soit reprise et retravaillée de nos jours – l’ouvrage est plutôt tourné vers le passé – n’interdit pas de comprendre que l’élaboration d’un concept est un objet d’analyse d’autant plus intéressant qu’un concept ne se produit jamais seul, il est toujours enchâssé dans un corps de concepts, ici par exemple : calendrier, hétérogénéité des temps, découpage de l’année, jours fastes et néfastes, etc. auquel s’ajoutent nécessairement des concepts renvoyant aux mythes du temps, etc.

Là encore, ce sont les ethnologues qui fournissent les plus gros contingents de chercheurs, avant que les sociologues ne raffinent eux-mêmes leurs approches. Il faut alors tenir compte des travaux de M. Leenhardt et de J. Soustelle, puis ceux de M. Bloch et de L. Febvre, sur lesquels se penche l’auteur pour en tirer des analyses aussi développées que celles que nous avons citées ci-dessus. 

Les rapports sociaux au temps ne sont pas seulement le point de focalisation de l’auteur, qui ne se contente pas de l'énumération des caractéristiques, progressivement acquises, du concept. Car pour saisir une élaboration de ce type, il importe de comprendre comment les chercheurs s’inquiètent d’une question, certes, mais aussi comment ils entrent en conflits pour établir leurs raisons de poser telle ou telle qualité de ce concept. Et des conflits évidemment susceptibles d’engendrer des formulations nouvelles, en particulier à partir d’une rupture avec les conceptions antérieures du temps. Chaque perspective met en évidence un type de compréhension ou d’explication qui peut contredire tel ou tel aspect de la théorie précédente. Ce cheminement devient central si l’on veut systématiser la portée critique du concept de temps social.

À ce titre encore, les discussions présentées ne peuvent échapper aux soubassements philosophiques – puisque les conceptions du temps engagent les images de la destinée de l’humain ainsi que de l’univers - que constituent la théorie dominante du progrès, le positivisme auquel les uns et les autres renoncent, le rationalisme et l’émergence du marxisme pour la même époque, mais aussi les désespoirs de la Grande Guerre, dont on connaît la mise en scène par Paul Valéry - « Nous autres civilisations savons désormais que nous sommes mortels » - nous l’avons suggéré ci-dessus.

Tentons de conclure. Ainsi que le précise l’auteur, les premières élaborations systématiques de la notion de « temps social », que l’on en passe par la genèse de l’idée de temps dans les religions ou par la catégorie de rythme social, articulent relativisation et refondation des temps. L’attribution de temps propres aux sociétés se trouve ainsi au cœur d’une entreprise théorique qui place d’un même mouvement les chercheurs devant la nécessité d’analyse leur société et celle des « autres » (ailleurs dans le même espace ou avant dans le temps historique), et les oblige à porter l’accent sur les objets et les techniques matérialisant les rapports humains au temps