Si le sociologue doit observer le social, les images (films, photographies, etc.) font-elles partie de son matériel d’exploration ?

Quel statut épistémologique peut-on ou doit-on conférer aux films documentaires dans la recherche en sciences humaines ou sociales ? Quels rapports complémentaires peut-on instaurer entre voir et savoir, alors que la tradition philosophique impose de les opposer ou de dévaluer l’image au profit du concept, sous le mode d’un conflit entre le sensible et l’intelligible ? À partir de quels instruments opérer des recherches ? Des enquêtes, interrogations, visites, etc., certes ; mais l’image en fait-elle partie ? A ce sujet soulevé par Daniel Vander Gucht à la croisée des sciences, des arts et de la sociologie, le critique cinématographique Jean-Louis Bory disait bien qu'il faut « des yeux pour voir ».

Longtemps, seule l’ethnologie a senti la nécessité d’inclure dans ses travaux dessins, photos ou films. D’ailleurs, les bagages des ethnologues comportent toujours les instruments d’enregistrement correspondants aux compétences du voyageur (et à la taille de ses bagages). Ainsi nous l’ont rapporté beaucoup d’entre eux, Marcel Mauss, Gregory Bateson, Margaret Mead, Claude Lévi-Strauss, etc. Chez eux, l’image n’est pas exclue du travail de terrain, bien au contraire, elle en est même un trait caractéristique. Le rapport de l’ethnologue à l’image, souligne Daniel Vander Gucht, est « décomplexé ». Cette science va même plus loin en ce sens, puisque le cinéma ethnographique a ses spécificités et ses adeptes, et les cours d’un Jean Rouch ou, plus anciennement, d’un Robert Flaherty – même si ce dernier ne revendiquait pas ce titre pour des films qui, tout de même, mettaient en scène des collectivités et des humains aux prises avec les forces naturelles hostiles –, ne se contentaient jamais d’illustrer les propos par des images. Ces dernières étaient bien constitutives et du cours et de la recherche. Restait à apprendre à les lire.

Alors, pourquoi la sociologie n’a-t-elle cessé d’échapper à la formation (des sociologues) à l’image, du moins jusqu’à des dates récentes, comme à l’usage heuristique des images ? Parce qu’il ne s’agirait que de cinéma ou que d’images ? Parce que les images relèveraient d’un régime visuel, appelé scopique en référence au lexique grec concernant la vision, qui ne conviendrait pas à la théorie, uniquement discursive ? Mais ne se trompe-t-on pas sur la théorie ? Et en ce sens d’un refus, est-ce que les sociologues ne font pas autre chose que de reproduire ce qu’il y a de plus erroné dans le rapport ancien des philosophes à l’image, alors que nombre de photographes réussissent parfaitement à transfigurer une situation singulière en un symbole du drame humain universellement partagé ?

On trouve d’autres raisons à cette rencontre manquée, si on remonte dans l’histoire des sciences sociales : notamment le moment de réflexion sur la raison graphique et autres schémas dans leur rapport à la recherche et non pas seulement à l’exposition de résultats. Mais c'est à partir de celle-ci que Daniel Vander Gucht s’est engagé dans la rédaction de Ce que regarder veut dire. Sociologue et chef de travaux à l’ULB   , inventeur d’un cours de sociologie visuelle depuis 15 ans, il présente ici son propos autant comme un plaidoyer pour l’usage extensif de l’image en sociologie que comme une invitation à étendre et amplifier les compétences de la sociologie visuelle.

Par « sociologie visuelle », cette formule qu’il défend – en précisant l’employer auprès de ses étudiants afin de les encourager à se lancer sur ce terrain – il faut entendre d’abord un problème de méthode en sociologie. Cette science n’expose habituellement ses résultats qu’à partir de discours et de tableaux statistiques. Elle n’est guère favorable, en général, à l’usage de la photographie conçue comme outil de recherche, sinon à illustrer ses productions par quelques photographies d’ailleurs peu commentées (ce qui tendrait plutôt à augmenter la méfiance envers cet usage). Mais à travers son propos, il faut aussi entendre une défense et illustration d’un régime de l’image qui tente de l’extraire de la vulgate platonicienne qui oppose le sensible et l'intelligible, opposition redoublée par le duo image/concept.

 

Le regard du sociologue

Au demeurant, dans cet ouvrage de synthèse d’un enseignement, l’auteur ne demande pas d’imposer une substitution à l’enseignement de la sociologie, c’est-à-dire de remplacer par l’image les outils et les méthodes éprouvées depuis le XIXe siècle, voire remaniées et raffinées depuis. Mais il plaide pour l’usage d’images qui permettent aussi de débusquer les actions et les logiques sociales à l’œuvre dans les plis et les replis de la vie sociale.

À travers la lecture de ce livre, on constate que le sociologue est bien obligé de se poser pour lui-même les questions que l’on se pose plus généralement, et depuis longtemps, sur le statut de l’image dans les sciences sociales, d’autant que personne ne peut rester indifférent à une « philosophie spontanée » des sociologues assez répandue dans leurs écrits. Certes, le travail du sociologue consiste, dit-on habituellement, à observer pour comprendre - on pourrait mieux dire à « construire » - son objet. Quoi qu’il en soit, la question du regard porté sur le monde social y est centrale. C’est d’ailleurs ainsi que l’auteur décrit le travail sociologique, dans une partie épistémologique de l’ouvrage. Il est vrai qu’il y a derrière cette question du regard en sociologie un véritable champ de bataille : ce regard doit-il être épuré pour pouvoir saisir la réalité (ce qui suppose un archétype du regard) ? Doit-il assumer son rapport aux valeurs pour mieux asseoir la position de l’observateur ? Doit-il adhérer à une réalité préalablement donnée, et en quelque sorte enregistrable par lui ? Chacun retrouvera dans ces énoncés des propos attribuables à Émile Durkheim, Pierre Bourdieu ou Max Weber, chacun d’entre eux ayant rendu publique son épistémologie.

Quel que soit le choix, c’est bien à ce niveau que se pose le problème de l’image, ici de l’image technique - photographie, film, image numérique désormais - et de son utilisation par les enquêteurs. Regarder, décrire, questionner, faire venir le monde social à soi en le sollicitant sont autant de termes qui traversent les discours célébrant ou dénonçant l’usage de ce type d’images. Le travail de terrain exige de penser aussi avec les yeux. Mais que voient les yeux ? Existe-t-il un voir pur ? Est-ce que voir n’exige pas – outre la construction du regard – la construction d’une « bonne distance » avec l’objet étudié, distance à partir de laquelle nait la compréhension ? Et surtout, la médiation de l’appareil (photographique, caméra) ne risque-t-elle pas d’enfermer le sociologue dans un dilemme : ni trop près, car il y a risque de connivence, ni trop loin, car cela laisse le sociologue et les personnes observées se toiser ? À quoi doit s’ajouter une réflexion sur les impératifs qu’impose la technique à l’élaboration de l’image.

Ne peut-on affirmer à cet égard que la leçon (historique) de la photographie elle-même peut passer pour une leçon de sociologie : maintenir la bonne distance pour entrer en contact avec l’autre dans le respect de sa personne, tout en déterminant le cadre de l’interaction.

 

L’image pense

On l’a trop souvent entendu : l’image n’est rien d’autre qu’illustration, l’image ne pense pas. Elle serait muette en elle-même, tant que la légende placée sous ou à côté d’elle ne vient pas dire ce que, finalement, elle ne dirait pas ou pas suffisamment. Et si les formules étaient renversées comme le requiert le mot de Flaherty : « filmer pour voir ? » (Nanook l’Esquimau, 1922) Encore Daniel Vander Gucht se charge-t-il de rappeler les débats qui ont entouré les films de ce réalisateur : ses ruses avec la vérité, des scènes reconstituées, des décors fabriqués, etc. Et si l’on tenait compte, autrement, de ce que présentent même des photographes qui ne prétendent pas être des sociologues ou faire de la sociologie ? Par exemple, Robert Franck insiste sur l’idée selon laquelle la photographie permet de voir ce qui est invisible aux autres   .

L’objectif de l’auteur en ce sens est bien de montrer que la médiation des images invite le sociologue à ne pas parler du monde social à la place de ses acteurs, mais à rendre compte de ce que les images révèlent de nous-mêmes dans notre rapport au monde. Prendre des photos revient alors à produire des représentations du monde social comme moyen de le figurer en le comprenant.

L’image n’est donc pas simple enregistrement. Soit. De ce fait, il est bien requis de se demander pourquoi on n’inclut pas dans les études des apprentis sociologues le dessin et l’usage du matériel audio-visuel. Pourquoi, aussi, on ne forme pas à la formulation de thèses par les images. Au passage, l’auteur remarque avec humour que la naissance de la sociologie coïncide avec celle de la photographie ! Néanmoins, Maurice Halbwachs, sociologue, durkheimien, se déplace dans les taudis de Paris afin d’en rendre compte (1908). Doit-on à ce type d’humour décalé le fait que les photographies qui ont servi à Bourdieu pour ses recherches sur l’Algérie n’ont pas été publiées durant longtemps ? Car si elles le furent enfin, ce ne fut pas sans que leur auteur commente, a posteriori, le double rapport proximité-distance que la photo exige. Et pourtant encore, Marcel Mauss en 1925 introduit dans ses leçons l’idée que le procédé photographique permet de collecter des données visuelles indispensables. Mais certes, il ne s’agit que d’ethnologie ! Ethnologie qui fut longtemps en avance, comme on l'a rappelé : tel fut le cas de la création du comité du film ethnographique, fondé par Jean Rouch (en référence constante à Flaherty, Joris Ivens, Luc de Heusch,...), qui par ailleurs déborda vers la sociologie avec Edgar Morin, en 1960, en tournant Chronique d’un été.

 

Un manuel de sociologie en images et par l’image

Il est une autre objection souvent faite à la sociologie par l’image. Elle consiste à affirmer qu’il est toujours nécessaire d’opposer le visuel et l’écrit. Un tour de passe-passe ? Évidemment, dès lors qu’il s’agit de ne pas se frotter à la question du bon usage des images dans la recherche et l’exposé de celle-ci.

Sur ce plan, l’auteur nous gratifie d’un exposé des mille et un moments où l’image vient au cœur de la recherche et donne son orientation à bon nombre de travaux. Elle importe dans la formation du regard du sociologue, elle importe dans l’abord du terrain et des personnes étudiées, elle importe encore dans la didactique d’enseignement. Et si on veut penser à des exemples de mises en œuvre, on peut penser à l’apport de l’image dans l’étude des activités (et des lieux d’activité), dans l’examen des différents espaces (privés, publics, intimes...), ou dans l’analyse des modifications des habitudes de la vie quotidienne d’une période à une autre. Ce ne sont évidemment que des exemples. On peut en profiter d’ailleurs pour souligner que la photographie, si elle réfère à un instant T, celui de la prise de vue, peut être multipliée régulièrement sur un même sujet au point d’offrir rapidement un panorama d’une modification. Ainsi en va-t-il, chacun l’a déjà approché dans diverses expositions, dans les missions photographiques, par exemple de la DATAR (Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale), et en particulier celles qui s’intéressent à l’évolution des paysages sur plusieurs années.

L’auteur n’évacue pas le débat que l’on rencontre systématiquement sur ce terrain. La photographie risque de manipuler la réalité (en vérité, nous euphémisons le propos) par l’art du cadrage et du montage, dit-on. Et question manipulation avérée, il cite – alors que nous connaissons tous de nombreux exemples – une photographie prise par Jean-Philippe Charbonnier (exposition de 1983, Paris), titrée descriptivement comme figurant un notaire rédigeant un testament dicté par une cliente à l’agonie, alors qu’il s’agissait bien d’une photo bidon imposée à une vieille dame en parfait santé. Comme si le discours du sociologue, outre son contenu qui peut parfaitement être mensonger, n’était pas encadré par des figures de rhétorique qui peuvent tout aussi bien masquer cette « réalité ».

De la même manière, il prend à parti le discours non moins facile sur la photographie qui serait le reflet mécanique de la société, que seul le discours du sociologue pourrait contrecarrer.

Il n’en reste pas moins vrai qu’en prenant le parti de la sociologie visuelle, il est important de songer à l’éducation du regard du sociologue, et ceci pour deux raisons au moins : apprendre à produire des images qui ne relèvent pas uniquement du symbolisme naïf (des grillages pour figurer l’enfermement) et apprendre à les lire.

 

La photographie documentaire

Il ne faut pas se leurrer. La photographie documentaire existe. De grands noms y sont attachés, voire des combinaisons d’auteurs. Ainsi en va-t-il par exemple du lien entre August Sander, le photographe, et Alfred Döblin, l’écrivain, le second affirmant du premier qu’il nous offre « une analyse sociologique se passant de mots, uniquement par l’image ». Pourquoi ne pas indiquer aussi que l’on peut prendre au sérieux le travail de Bernd et Hilla Becher, de l’école photographique de Düsseldorf, sous l’angle indiqué ici, tout en maintenant l’idée d’un travail artistique ?

L’auteur se lance ainsi dans une vaste exploration de ce type de photographie et des magazines qui y ont été liés dans l’histoire du XXe siècle. Ces publications ne relèvent pas toutes d’un travail universitaire de sociologie, bien sûr. Mais il est intéressant de se pencher sur ces cas à deux titres. D’une part, certains photographes ont accentué leurs visées sociologiques, dans ces magazines mêmes (Walker Evans, Raymond Depardon, pour ne citer qu’eux et éviter les listes trop longues). D’autre part, ces photographies peuvent justement servir à forger le regard du sociologue, et donner corps à une véritable formation sémiologique. L’auteur propose même une belle comparaison entre le reportage de Philippe Charbonnier et Edouard Boubat, Les très riches heures de l’Île de Sein (1957), et le film de Robert Flaherty, L’homme d’Aran (1934).

Pour que celui qui voudrait se lancer dans la sociologie visuelle ne désespère pas, on peut rappeler que l’ENS de Cachan a déjà organisé un concours de sociologie visuelle, parrainé par Bruno Latour. Ce que mettait au jour cette exposition tient à un problème central : la photographie sociologique hésite souvent entre le document scientifique et les velléités esthétiques. Il faut tenir compte aussi de l’exposition Exploring Society Photographically, montée en 1981, par Howard S. Becker.

Ainsi la photographie documentaire gagne-t-elle en crédibilité. On sait d’ailleurs que ces dernières années ont vu le documentaire prendre de plus en plus de place dans les milieux cinématographiques (comme à une certaine époque le roman policier servait de source de travail/formation aux sociologues). Le documentaire peut très bien mettre en œuvre un dispositif réglé d’investigation du monde social, sans tomber dans le mythe de l’objectivité. Il est de toute manière associé à un montage, du type « enquête », qui croise et recoupe les informations recueillies, ce geste ne dépendant évidemment pas des appareils mais de la volonté ou non du monteur. Bon nombre de documentaires ont fait la lumière sur certaines zones d’ombre de la vie sociale. À ce propos, l’auteur distingue d’ailleurs deux types de films qui relèvent des deux grandes traditions sociologiques (Durkheim et Weber), les films d’investigation (Michael Moore, Cyril Dion et Mélanie Laurent) et les films d’observation sur le terrain (Chantal Ackerman, Agnès Varda), quoique ces catégories soient poreuses.

 

Témoin et témoignage

Parlera-t-on alors de la question de la « vérité » dans les films sociologiques ? Cette expression n’est pas sans évoquer le « cinéma-vérité » ou le « ciné-œil » de Dziga Vertov, dont le célèbre L’Homme à la caméra (1929) est le modèle ou plutôt le manifeste ? Ni scénario, ni acteurs professionnels, ni théâtralité, prises sur le vif et sons naturels ! C’est alors un cinéma sociologique qui refuse le spectacle, et Vertov accusera Eisenstein (le « ciné-drame ») d’en faire au lieu de faire du cinéma. Mais de ce fait la question se pose, pour conclure, de savoir s’il suffit d’aborder des sujets sociaux, de montrer des tranches de vie ou de tourner des films prétendument « réalistes » pour leur garantir une vérité et une qualité sociologique. La réponse est évidemment « non ».

Disons pour être plus pertinent que la question centrale, bien déployée dans cet ouvrage, peut aussi se résumer ainsi que le fait l’auteur lui-même : « Dans quelle mesure et à quelles conditions peut-on penser sociologiquement en image et par l’image, sans se cantonner au simple commentaire journalistique ni réduire l’image à une simple illustration de thèses sociologiques préalablement forgées ? ». Le propos contient tous les éléments du débat dont nous devrions encourager la reprise dans le cadre des universités françaises