Tandis que le programme de François Fillon promet une remise à plat de la Sécurité sociale, La sociale de Gilles Perret entend rendre justice au père fondateur du plan de création de cette institution sur laquelle repose tout notre modèle social. Non pas de Gaulle, mais le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat, aujourd'hui largement tombé dans l'oubli.

Certains films vivent grâce au bouche-à-oreille plus que par un « plan médias » et un matraquage publicitaire. Pour les documentaires engagés, genre qui peut peiner à trouver son public, ce constat est sans doute encore plus vrai et les différents films de Gilles Perret l’illustrent particulièrement. 

Après deux premiers documentaires couronnés d'un succès relatif (Ma mondialisation en 2006, De mémoires d’ouvriers en 2012), Gilles Perret s'est surtout fait connaître avec Les jours heureux (2013), qui exhumait la mémoire du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) et en retraçait son héritage. Avec La sociale, qui approfondit ce travail de mémoire sur le nouveau contrat social établi à l'issue de la guerre, le réalisateur a décidé, contre les tendances de la production audiovisuelle (et avec le soutien indéfectible de son producteur Jean Bigot), de rendre hommage à l’histoire et à l’actualité de la Sécurité sociale, 70 ans après sa naissance au lendemain de la Libération, sous l’impulsion du monde ouvrier et avec l’assentiment du gouvernement provisoire de la République française. Sorti en salles le 9 novembre, La sociale est aujourd’hui projeté sur plus d’écrans qu’il y a un mois, preuve que son succès public rejoint son succès d’estime, pour un sujet qui n’était peut-être pas attendu comme porteur… avant que le débat public et électoral ne le remette au centre des discussions.

A vrai dire, La sociale, dans un registre passionné et militant, veut davantage rendre justice que rendre hommage au père fondateur – aujourd’hui volontiers oublié – du plan de création de la Sécurité sociale, le ministre communiste du Travail (en 1945-1947) Ambroise Croizat, lui-même ancien ouvrier et syndicaliste de la métallurgie, originaire de la vallée industrielle de la Maurienne en Savoie,  qui prononça cette phrase limpide rappelée par le film : «  Dans une France libérée, nous libérerons les Français des angoisses du lendemain ». 

Alors même qu’Ambroise Croizat fut loué de son vivant et que sa mort prématurée en 1951 donnera lieu à des funérailles populaires de grande ampleur, c’est en effet aujourd’hui bien davantage le nom du haut fonctionnaire Pierre Laroque, directeur général de la Sécurité sociale de 1944 à 1951, qui est resté dans les mémoires concernant l’élaboration du premier projet de Sécurité sociale   (ordonnances des 4 et 19 octobre 1945). Pierre Laroque incarne d’ailleurs une des figures historiques du haut fonctionnaire du XXe siècle en France, typique de la période de croissance des « Trente Glorieuses », avec ses collègues François Bloch-Lainé ou Claude Gruson. Le relatif oubli d’une personnalité militante telle que Croizat s’explique sans doute par les faveurs dont bénéficient les dimensions institutionnelle et administrative dans l'écriture de l’histoire politique française. Le film attire cependant l'attention sur l'explication politique de cet oubli de Croizat : Laroque étant considéré comme un gaulliste, plus consensuel qu’un ministre communiste, il était mieux en mesure d'incarner un acquis social bénéficiant de l'assentiment général, alors que l’on sent, dès 1946, poindre les premiers soubresauts de la guerre froide.

 

 

Pour illustrer le contexte de l’après-guerre, La sociale s’appuie sur des archives filmées minutieusement sélectionnées, montrant notamment comment les syndicats ouvriers – communistes ou non – sont devenus progressivement les acteurs-clés de la gestion locale des caisses de sécurité sociale, sur tout le territoire français, avec le soutien volontariste de l’Etat qui, en appliquant notamment le programme du CNR, cherchait par ce biais à pacifier une société française meurtrie par la guerre et l’occupation, et particulièrement divisée lors de la Libération. Ce « compromis historique » entre de Gaulle et les communistes – qui, auréolés de leur gloire résistante et alors au faîte de leur puissance électorale, participent au gouvernement provisoire puis de la IVe République jusqu’en 1947 – dans le contexte de l’après-guerre et de la constitution d’une société plus juste, a été à l’origine de la création de l’Etat-providence en France, ce qui est parfois oublié aujourd’hui et qu’il n’est jamais anodin de rappeler.

A travers des témoignages souvent chaleureux voire émouvants, Gilles Perret donne la parole à des personnalités très diverses, ce qui rend le documentaire à la fois émouvant et instructif. Michel Etiévent, historien du social et biographe d’Ambroise Croizat – et comme lui originaire de la Savoie ouvrière – évoque la mémoire du ministre, en compagnie de sa fille, sur les lieux de son usine, de sa maison familiale et de son ministère, rue de Grenelle. Le passage (improvisé) durant lequel François Rebsamen, alors locataire du bureau du ministre du Travail où Croizat avait conçu le plan de Sécurité sociale avec Pierre Laroque, est particulièrement cruel pour l’actuel maire de Dijon: si on pouvait s'attendre à ce qu'il semble ignorer l’existence de son prédécesseur, le plus cocasse est qu'il paraît considérer que le ministère du Travail est totalement étranger à la Sécurité sociale, et que celle-ci doit bien davantage au général de Gaulle qu’au parti communiste. 

Parmi les autres experts, il faut mentionner également les analyses pertinentes de la sociologue Colette Bec (auteur du brillant essai La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie   ), du politiste Frédéric Pierru et de l'économiste Bernard Friot, tous spécialistes de la Sécurité sociale. Si chacun d'entre eux s'attache à en défendre les valeurs et l'héritage, ils se montrent aussi plus critiques, sans doute, que le réalisateur et le producteur : ainsi Colette Bec rappelle que le manque de projection et d’adaptation du modèle social porté par la Séurité sociale, progressivement devenu par trop gestionnaire, a pu prêter le flanc à une critique de plus en plus répandue de l’Etat-providence. Ce que l'on retient surtout du propos de ces experts, c'est le sens même et la portée globale de la Sécurité sociale au sein de notre système démocratique, c'est-à-dire moins un débat technique et comptable (sur le « trou de la Sécu »... peut-être plus mémoriel que financier en définitive), auquel nous sommes trop habitués, qu'une institution qui fait société : « La Sécu, c'est le droit de vivre », nous dit Michel Etiévent, Colette Bec rappelant quant à elle l'extraordinaire division par trois en dix ans de la mortalité infantile suite à la création de la Sécurité sociale.

Les entretiens avec les leaders syndicaux, Philippe Martinez (CGT), Jean-Claude Mailly (FO) et Laurent Berger (CFDT) à propos de l’héritage de la Sécurité sociale sont de ce point de vue plus convenus et moins instructifs, même s’il est sans doute utile de rappeler, comme l’un d’eux le fait, que la notion de « charges sociales » a significativement pris le pas sur celle de « cotisations sociales », à la base du système de solidarité sociale français : un modèle en définitive inspiré à la fois par les modèles universaliste de type « beveridgien » et assuranciel de type « bismarckien», dans lequel chacun doit recevoir selon ses besoins, et cotiser selon ses moyens.

Mais le témoignage le plus poignant et le plus tranchant du film est à n’en pas douter celui d’un ancien ouvrier métallurgiste de 96 ans, syndicaliste CGT qui participa en 1946 à la caisse de sécurité sociale dans son département de Haute-Savoie. Ce « grand témoin », Jolfred Fregonara – car tel est son nom… qui ne s’invente pas –, malheureusement disparu depuis la sortie du film, crève littéralement l’écran par son humour communicatif et son caractère bon vivant malgré son grand âge. On retiendra en particulier ses souvenirs de militant, toujours méfiant à l’égard des « gestionnaires » – le premier système de la Sécurité sociale laissait une grande place aux syndicats, remplacé dans les années 60 par une gestion au sein de laquelle le patronat et l’administration pesaient davantage. Lorsqu'ils met ainsi en garde la promotion d’élèves fonctionnaires de l’Ecole nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S) de Saint-Etienne auxquels il s'adresse, c'est pour les enjoindre à défendre l’Etat-providence et à en revendiquer l'héritage. S’étonnant auprès de l’administration de l’Ecole, de manière faussement naïve, du choix de baptiser l’amphithéâtre du nom de Pierre Laroque plutôt que de celui d’Ambroise Croizat – dont son interlocuteur ignore, sans surprise, son existence –, il risque malicieusement une explication : « peut-être parce qu’il était communiste ? »

La dernière partie du film, largement déséquilibrée par rapport à la (longue) première partie historique, ouvre logiquement sur l’actualité du sujet et pose la question de la pérennité de la Sécurité sociale face aux menaces de privatisation qui se font de plus en plus entendre. Si le tournage du film s'est achevé avant la primaire de la droite et du centre, cette question entre encore davantage en résonance aujourd'hui avec le projet du candidat François Fillon – qui a cependant dû revenir ces derniers jours sur l'hypothèse du déremboursement des risques « mineurs ». 

C’est lors de cette dernière séquence que Gilles Perret laisse volontiers la parole à un dernier témoin, Anne Gervais, hépatologue et porte-parole du Mouvement de défense de l’hôpital public, qui fait part de son inquiétude, mais aussi de son indignation, au sujet de la remise en cause de la Sécurité sociale et de son remplacement par des couvertures sociales privées – soit le passage de plus en plus pressenti, en particulier concernant la branche retraite, d’une logique (solidaire) de répartition à une logique (individuelle) de capitalisation. En forçant un peu le trait, Gilles Perret choisit alors d’éclairer cette menace par la diffusion d’une déclaration caricaturale, lors d’une Université d’été du MEDEF, de Denis Kessler, dans laquelle le PDG du Groupe Scor (société de réassurance) critique le monopole public de la Sécurité sociale française. Gilles Perret en remet ensuite une couche en reproduisant le témoignage non moins exagéré d’un ayatollah de l’ultralibéralisme soutenant que l’existence et la « persistance » du modèle social est la preuve que la France est un pays « soviétique » – ce que le réalisateur parvient à tourner en dérision en filmant le siège montreuillois de la CGT sur le fond sonore de l’Internationale.

En valorisant à l’envi les excès de ces prises de position, bien réelles dans un pan de la société et des élites économiques, Gilles Perret cherche à tirer la sonnette d’alarme au sujet des menaces aujourd’hui portées au système de sécurité sociale vieux de 70 ans. Malgré l'actualité du sujet et de la question de la pérennité du modèle social porté par la Sécurité sociale, il faut pourtant reconnaître que la première partie historique du film, beaucoup plus riche et percutante, se laisse regarder avec plus de plaisir et nous apprend bien davantage que la deuxième séquence, tout aussi engagée mais moins originale. Pour celles et ceux qui veulent mieux connaître la genèse et les fondements de notre Etat social, il faut dans tous les cas recommander ce beau documentaire encore en salles.

 

La sociale

De Gilles Perret

En salles le 9 novembre 2016