Dans cette chronique Intimités, Maryse Emel présente des essais ou des œuvres qui explorent les ressorts et les ressources de l’intime. Cette semaine, elle rencontre l'artiste tchèque Kateřina Šedá dont le geste, entre performance et sculpture, analyse la situation sociale d’un lieu et  participe du lien social.

 

Nous nous sommes rencontrées aux Laboratoires d’Aubervilliers, un lieu expérimental de l’art contemporain. Kateřina Šedá se fait très discrète, observe et écoute. Installée depuis peu à Aubervillier, elle ne parle pas français : c'est donc à distance du langage (ou d'un certain langage, celui de la langue) qu'elle cherche à saisir les relations qui se nouent entre les individus de la ville, afin d’y introduire un geste artistique. Sa performance, c'est d'introduire dans la ville une forme de geste héroïque, dans lequel elle serait spectatrice de l’oeuvre en train de se faire, et par lequel elle conduirait des individus à l’accompagner dans cette nouvelle épopée. Alors elle se promène dans la ville, accompagnée de Julia son assistante.

La ville de Kateřina Šedá, bien loin d’être un lieu clos, est un ensemble d’individus vivant ensemble, dans le temps double de l’action présente et de la mémoire. Contre la fossilisation du souvenir, elle introduit l’intervention d’individus qui y participent par leur propre mémoire. Si le monument a pour vocation de célébrer la mémoire, elle cherche, par celui qu'elle produit à Aubervilliers, à enraciner la singularité de chacun dans le temps de la ville. Un thème cher aux Laboratoires d’Aubervilliers qui, dans le même temps, travaillent sur le thème de la « semeuse » qui renvoie lui-aussi à une réflexion sur les racines, par l’intermédiaire de la culture agricole.

Par ce jeu de mise en relation - l'individu et l'ensemble, le présent et la mémoire -, Kateřina Šedá participe de l’intimité de la présence aux autres, et revisite le sens du « musée ». La mémoire se crée par le geste inaugural de l’artiste mais ne peut s’instituer qu’avec la collaboration du spectateur qui entre lui aussi dans le « faire » dans une sorte de travail sur la matière qu’est son œuvre, et lui-même.

 

Qui est  Kateřina Šedá ?

Née en 1979, Kateřina Šedá est une artiste tchèque qui vit et travaille à Brno. Son travail est basé sur l'observation des contextes « invisibles » et des relations sociales entre individus au sein de leur environnement quotidien, quelque soit le lieu d’implantation du projet. Elle en extrait une série d'éléments sous la forme de dessins, de textes et de diagrammes, à partir desquels elle élabore des jeux, avec diverses règles et missions. Elle a par exemple élaboré un « jeu de société » impliquant la participation de tous les habitants de son village natal (Nic tam není, « Il n'y a rien ici », 2003). Elle a aussi développé plusieurs projets avec sa grand-mère, lui faisant réaliser de mémoire des centaines de dessins d'objets significatifs dans sa vie.

Par ailleurs, elle développe des projets qui ne sont jamais destinés principalement à la production d'œuvres d'art. D'abord préoccupée par les actions, qu'elle accomplit généralement avec les habitants des provinces tchèques, son but est de produire un sentiment d'appartenance, de responsabilité envers la communauté à laquelle les habitants appartiennent, et des modes d’identification avec le foyer.  

Cherchant à créer des échanges entre les gens et leur espace quotidien, Kateřina Šedá a par exemple réalisé en 2003 un projet intitulé There is nothing there (Il n'y a rien là-bas, ndlr), pour lequel elle a demandé aux habitants d’un village de République Tchèque de tous répéter au même moment les gestes de leurs rituels quotidiens – après avoir identifié ces rituels en réalisant avec eux un questionnaire portant sur leurs activités habituelles du samedi. Ces actions et performances ont amené les habitants de ce village à agir ensemble et ainsi à se connaître, tissant entre eux un lien social fort.

 

Les Talents d'Aubervilliers (Aubervilliers' Got Talent)

Son art est ainsi d’abord un geste, qui met en mouvement les individus au sein de la Cité. C’est ainsi qu’elle est arrivée aux Laboratoires d’Aubervilliers, comme artiste en résidence, pour développer un projet en lien avec la ville et ses habitants entre septembre et décembre 2016. Son projet, intitulé Les Talents d'Aubervilliers (Aubervilliers' Got Talent), fonctionne sur le principe d’un concours ouvert à toutes les formes de talent. Les gagnants verront leur nom et leur talent inscrit sur la chaussée d’une rue à Aubervilliers à la manière du Walk of Fame sur Hollywood Boulevard à Los Angeles. 

Elle déclarait sur le site des Laboratoires d’Aubervilliers : « Avec mon projet, je voudrais essayer de changer un certain état des choses. Il y a un proverbe japonais qui dit : “La capitale est là où vous vivez”. En identifiant pleinement ce sentiment, je veux montrer non seulement aux habitants d’Aubervilliers, mais également à ceux qui les entourent, qu'il y a des gens uniques qui vivent ici et que leur ville est tout aussi intéressante que les autres. Je souhaite créer un lieu spécifique dans cette commune qui mette en valeur son caractère unique.

J’ai puisé mon inspiration dans un endroit bien différent où la plupart des gens souhaitent vivre : Hollywood aux États-Unis. L'un des symboles les plus importants y est le célèbre Walk of Fame d'Hollywood Boulevard (un trottoir environ 5,6 km parsemé de plus de 2 000 étoiles à cinq branches portant les noms de célèbrités). En initiant ce concours et en créant un monument non-traditionnel dans l’espace public, je voudrais apporter quelque chose de similaire à Aubervilliers.

Dans la mesure où cette commune proche de Paris n’est pas le lieu de résidence des stars de cinéma, il fallait trouver d'autres critères pour déceler les “stars” locales. Nous avons trouvé notre inspiration via le modèle populaire du programme de télévision "America‘s Got Talent". De la même manière que, dans ce programme, la recherche des talents se déroule à un niveau national, nous allons partir à la recherche de "talents" dans tout Aubervilliers. Ce programme met en avant le fait que tout le monde possède un talent, et qu’il suffit de le déceler. Tout le monde aura donc une chance de révéler son talent, afin de peut-être devenir une star dans sa catégorie et d’obtenir sa propre étoile dans l’une des rues d'Aubervilliers.

Tandis qu’à Hollywood le travail de la caméra ou la direction d’acteurs sont des moyens qui permettent aux gens d’obtenir une invitation pour être en compagnie des stars, à Aubervilliers cela pourrait plus simplement être un gâteau merveilleusement préparé, une peinture, un chien dressé, un chandail tricoté, etc. A l’issue du concours, le jury décidera quels participants auront une étoile sur le trottoir de la célébrité ».


Rompre avec les conventions

C’est ainsi qu’une cinquantaine de talents se sont produits devant un jury constitué de personnalités de la ville d’Aubervilliers, le week-end des 19 et 20 novembre 2016 : chanteurs, pastellistes, poètes, slameurs, coiffeur, luthier...et bien d’autres encore.

Après délibération du jury ils ont été récompensés ce samedi 26 novembre. Leur nom sera gravé dans une des rues d’Aubervilliers. Ce “trottoir de la renommée” dans le contexte albertivillarien met ainsi à l’honneur la diversité et la richesse des histoires propres aux habitants, afin de les partager et de les conserver telle une mémoire remarquable auprès de tous ceux qui viendront arpenter ce trottoir. Loin d’une logique de compétition, le concours se fait occasion d’échanges et de rencontres entre les habitants-participants.

L’artiste prolonge ainsi son entreprise de déconstruction des conventions qui régissent les rapports entre artistes et public, en provoquant des interactions sociales entre des participants, dans la position - et non pas la posture, toujours im-posture - du tireur de ficelles caché dans l’ombre. Ce n’est en aucun cas de la manipulation, mais une orchestration subtile. N’est-ce pas aussi une aventure avec une certaine zone d’ombre, un aspect potentiellement inquiétant, où la mise en scène du réel pourrait prendre un tour plus risqué ? Une aventure épique en somme.

 

Pour aller plus loin :  

Le site de  Kateřina Šedá  

Le site des Laboratoires d’Aubervilliers 

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