Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, l'économie partagée inventée par les ordres religieux pour le prêt... de livres ?

 

Cette semaine, j’ai eu besoin d’une pince-monseigneur – certains de mes étudiants lisant parfois cette chronique, précisons que c’était pour une activité légale. Etant certaine que je ne réutiliserai jamais cette pince, j’ai décidé d’utiliser un site d’économie partagée pour l’emprunter.

Mais les règles varient énormément d’un site internet à l’autre. Faut-il s’inscrire ou pas ? Échanger ou louer ? Utiliser des euros ou les convertir en monnaie type bon-d’achat sur le site ? Dès qu’on traite de l’économie collaborative, on se trouve dans un espace foisonnant d’inventivité, mais aussi très peu régulé. Parce que ce sont des pratiques émergentes, elles cherchent encore leurs outils et leurs stratégies. Dans le passé aussi, d’autres objets ont commencé à être échangés à grande échelle alors que les générations précédentes se les prêtaient tout juste dans leurs cercles d’interconnaissance. Aujourd’hui il nous semble tout-à-fait naturel d’emprunter un livre, de l’acheter de seconde main, ou de le passer à de potentiels intéressés. Pourtant cette pratique, elle aussi, dû s’inventer.

 

Du livre-trésor au livre ouvert

Jusqu’au Xe siècle environ, l'Occident chrétien a peu lu. Aujourd'hui on ne considère plus que le Haut Moyen Âge était une période d’analphabétisme crasse. Pourtant le fait demeure : alors que l’Empire romain avait des bibliothèques publiques, une littérature de divertissement, (même quelques livres dévolus au public féminin), après la fin de l’Empire, les livres dépassent rarement les cercles religieux ou princiers.

Cette situation est due au statut particulier des manuscrits : les livres valent cher – leur reliure est précieuse et ils ont été copiés par des moines. Ce sont des objets de prestige, revêtus d’une grande sacralité. On les garde parfois dans des chambres au trésor, et on ne les donne que pour transmettre des richesses : pour la reliure, les miniatures, les parchemins, plus que pour le texte.

À partir des XIe et XIIe siècles, la donne va changer. On lit plus, et on lit différemment. Par exemple, on peut envisager de lire juste une section d’un livre. Alors qu'auparavant les livres étaient longuement médités : la règle des Bénédictins prévoyait par exemple que chaque moine reçoive seulement un livre chaque année. Autour du XIe siècle, des pratiques de lecture qui restaient encore rares vont se généraliser, comme la lecture silencieuse : sans murmurer les mots, juste pour se confronter aux idées.

 

Et les moines (ré)inventèrent la bibliothèque

Et comme on lit plus et plus vite, les dépôts de livres monastiques se réorganisent. Les ordres mendiants, qui apparaissent au XIIIe siècle, créent de grandes bibliothèques vouées non pas au stockage mais à l’étude. Il faut imaginer de vastes pièces silencieuses à l’architecture gothique, où les livres s’accumulent sur des rayonnages selon un ordre réfléchi. Des espaces plus ouverts (et plus accueillants), que la bibliothèque bénédictine que met en scène Umberto Eco dans Le Nom de la Rose.

Ce n'est pas par hasard si ce mouvement s'organise d'abord autour des Frères Mendiants. Ce sont aussi des ordres qui réfléchissent à la question de la possession individuelle. Les Franciscains finissent par décider que l'on peut utiliser des biens, mais pas les posséder pour soi. Et donc les livres doivent tourner : on les lit vite, et on les transmet. L'idée est de se détacher des biens matériels, de cesser de thésauriser.

 

Sécuriser les échanges

Les autres communautés emboiteront le pas aux Mendiants, en rassemblant les livres qui traînaient dans la sacristie, dans la salle capitulaire ou dans les cellules des moines. C’est l’occasion de faire des listes des doublons et des manques, et de lancer des recensements régionaux, pour permettre des échanges.

En même temps que les bibliothèques monastiques s’organisent, elles inventent leurs méthodes. Certains ouvrages ne doivent pas sortir : on les enchaîne aux pupitres. Les autres peuvent être prêtés, pour lecture individuelle dans les cellules, éventuellement à des membres extérieurs à la communauté. Mais sans angélisme : des registres de prêt sont parvenus jusqu’à nous, qui indiquent qu’on notait soigneusement les noms des emprunteurs. Il existe même des ouvrages de conseil pour les bibliothécaires, qui réclament un gage en échange du livre prêté.

Faire circuler les biens, cela n'implique pas de ne pas les protéger : il s'agit de trouver les bonnes règles, celles qui permettront un partage efficace.

 

Interdit d'enfermer les livres

Cela ne se fait pas forcément tout seul, et il faut parfois recourir à la justice. C'est ce que fait un plaignant juif au XIe siècle, à une époque où les communautés juives font partie des catégories sociales les plus alphabétisées. Le rabbin doit trancher une affaire délicate : un homme a engagé ses livres pour obtenir un prêt, puis il a remboursé la somme. Mais lorsqu'il récupère les manuscrits, ils sont endommagés. Il demande une indemnisation au prêteur, qui, de son côté, n’envisage pas qu’on ait pu lui laisser des livres sans lui donner aussi le droit de les utiliser. Les livres – dit-il  –  ne sont pas de simples trésors : ce sont des objets voués à être manipulés. Et le rabbin de trancher : « les livres ne sont pas faits pour être rangés en magasin, mais pour être prêtés. »

La circulation des livres est une pratique qui s'est inventée au Moyen Âge – dans et hors des monastères. Elle répondait à de nouveaux besoins, mais elle a aussi dû se chercher de nouvelles règles. En soi, prêter un livre n’était pas gagné d’avance, pas plus que prêter une perceuse ou une voiture.

Sur ce, je m’en vais frapper chez mes voisins, pour leur dire que les pinces-monseigneur ne sont pas faites pour être stockées en magasin.

 

Pour aller plus loin :

- Robert Bonfil, « Les communautés juives dans l’Europe occidentale », Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997, p. 175–208, citation p. 191.
- Rosamond McKitterick, The Carolingians and the written word, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
- Monique Peyrafort-Huin, « D’un lecteur à l’autre : emprunts et circulation de manuscrits à Rouen à la fin du Moyen Âge », Tabularia, n° 14, 2014, p. 1–88.
- Nicole Bériou, Donatella Nebbiai-Dalla Guarda et Martin Morard (dir.), Entre stabilité et itinérance. Livres et culture des ordres mendiants, XIIIe–XVe siècle, Turnhout, Brepols, 2014.

 

 

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