Conover partage, l’espace d’un an, l’existence des «hobos», ces sans-domicile qui parcourent l’Amérique à bord des trains de marchandises.

En 1980, Ted Conover, jusqu’alors étudiant en anthropologie, observe et partage le sort des hobos, ces sans-domicile qui parcourent l’Amérique à bord des wagons de marchandises et vivent de travaux d’un jour, de l’aide ponctuelle fournie par les missions de charité ou des restes de nourriture trouvés dans les poubelles d’un restaurant. Il consigne ses impressions dans un carnet à partir duquel il rédigera Au fil du rail, sous-titré « L’Amérique des hobos » et traduit par Anatole Pons.

 

Fatalité de la route

Ce carnet est mentionné à plusieurs endroits du récit. Après avoir été arrêté, puis incarcéré pour quelques heures à Denver, sa ville natale, Ted le retrouve avec ses effets personnels, mais sans les pages compromettantes pour le policier qui l’a insulté et fait enfermer : « Furieux, je montai immédiatement à l’Inspection des effectifs de la police de Denver. Denver, à l’inverse de nombreuses villes de taille similaire, ne dispose pas d’une commission élue et indépendante chargée de contrôler les opérations des services de police, qui s’en chargent donc eux-mêmes : les renards surveillent les renards. » Cet épisode, et les réflexions auxquelles il donne lieu, sont à l’image du livre entier. « Je n’avais jamais eu d’ennuis avec la police – même pas une contravention – et réalisai que ce que m’avaient dit les hobos sur leurs relations avec les forces de l’ordre étaient vraies : la situation est différente quand on est pauvre. »

Telle est sans doute l’une des leçons de ce reportage. Ted Conover, lui-même fils d’un riche homme d’affaires de Denver, découvre ainsi au cours de son voyage une réalité dissimulée à l’ombre du rêve américain. « Né à Denver, je n’avais jamais entendu parler de ces endroits », écrit-il à propos des dispensaires dans lesquels trouvent refuge les vagabonds. Chaque événement est, pour cet étudiant « en césure », l’occasion d’interroger l’espèce de fatalité qui oblige les plus pauvres, aux États-Unis, à prendre incessamment la route.

Car il existe, au cœur même de grandes villes comme Denver, ou à la marge de métropoles similaires, un monde terriblement humain qui est celui des errants. Ted Conover dépeint avec minutie leurs habitations précaires, leurs visages tristes et leur mauvaise hygiène. Il accorde également une attention particulière à la marginalisation violente qu’ils subissent ; ainsi lorsqu’il rencontre un vieux clochard auquel des jeunes filles ont jeté des pierres, et que personne ne vient soigner. La description de la vie hoboe faite par l’auteur n’est donc pas idéalisante. Il ne s’agit pas pour lui de célébrer la misère, ni même d’exalter le vagabondage, mais bien plutôt d’en caractériser l’existence « en ces temps d’abondance » qui, justement, « caractéris[ent] l’après-guerre ». « La plupart des livres sur les hobos, note-t-il au début de l’ouvrage, dataient d’une quarantaine d’années. Si les hobos existaient toujours, ils étaient invisibles. » C’est pourquoi voyager dans leur monde revient à traverser les apparences et à prendre des risques : « Vivre dans les jungles revenait à ôter le masque que nous contraignaient à porter les sociétés policées. »

 

Un monde du rail

Certes, l’expérience du rail est libératrice à bien des égards. Elle défait le jeune Ted de « l’habitude toxique d’être sans arrêt pressé » et lui permet d’accéder à un monde où la générosité existe, et ce, malgré les tensions qui existent entre hobos et les aléas de la vie errante. Ted Conover cite à bon escient une formule de Jack London, tirée des Vagabonds du rail, pour caractériser cette solidarité particulière : « Les très pauvres constituent l’extrême ressource du vagabond affamé. On peut toujours compter sur eux : jamais ils ne repoussent le mendiant. Maintes fois, partout aux États-Unis, on m’a refusé du pain dans les maisons cossues dans les hauteurs ; mais toujours on m’en a offert près du ruisseau ou du marécage, dans la petite cabane aux carreaux cassés remplacés par des chiffons où l’on aperçoit la mère au visage fatigué et ridé par le labeur. »

L’auteur s’intéresse également aux conversations des hobos – jamais à court d’histoires – et à leur langage. Ce dernier exprime souvent, en des termes imagés, des conflits d’ordre social. Ainsi, les policiers du rail sont qualifiés de « bouledogues », par opposition aux cheminots plus humains, et parfois même prodigues en conseils, qui ferment les yeux sur la présence d’éventuels vagabonds à bord des trains. « En les écoutant, ainsi qu’en parlant avec Lonny, j’appris qu’hobos et cheminots partageaient le langage du rail, un argot spécifique à leur mode de vie centré sur le chemin de fer. ».

Enfin, Ted Conover fait sur les rails l’expérience d’une liberté nouvelle, loin des cadres rigides de sa « petite université » où règnent « conscience de classe, concurrence et esprit de clocher ». Cette liberté est célébrée à plusieurs endroits du récit : « Ici, écrit Ted Conover, on n’était pas une unité de production – c’était à peine si l’on faisait partie du système économique – et la vie était plus propice à l’observation, à la réflexion et à la discussion. »

 

Impossibilité de l'ailleurs

Mais de sa lecture de Kerouac, London et Orwell, Ted Conover retient surtout un sens de la subversion et une capacité à discerner, au sein d’un groupe qui lui est étranger, les mêmes oppositions que celles qui sont observables à l’échelle de la société entière. Car c’est toute une critique de l’Amérique qui, à travers les portraits de vagabonds, se dessine. « Ces mormons, explique ainsi Lonny au jeune auteur, ils aident pas les Noirs – ou n’importe quel pauvre – à vraiment se lancer dans la vie, mais pour la charité, ça y a du monde. » Abritée derrière l’ordre puritain et l’idéologie du « chacun pour soi », la misère dévoile son vrai visage dans le quotidien des tracas, de la peur et des conversations. Chacun des hobos que croise Ted sur la route est en effet porteur d’une histoire, souvent triste, qui justifie sa volonté de prendre la route et de « brûler le dur ». L’auteur est sensible à ces récits. Celui de Sheba, l’une des seules femmes qu’il rencontre au cours de ses pérégrinations, l’interpelle et l’émeut. Il apprend également, en conversant avec un groupe de Mexicains, l’âpre réalité de ces travailleurs clandestins, tout à la fois exclus de la société américaine et de la micro-société que forment les hobos, où règnent le racisme et la misogynie. « Travailleurs pauvres, non qualifiés, nomades, [les Mexicains] étaient pour moi les véritables descendants des premiers hobos. Mais pour le hobo américain moderne ils ne méritaient même pas le nom de “trimardsˮ. Ils étaient seulement à ses yeux des wetbacks, ou des “Mexicainsˮ, mots toujours prononcés avec mépris, des hommes qui s’avilissaient en se prêtant à des travaux agricoles qui ne payaient même pas le salaire minimum. Les hobos éprouvaient un sentiment de supériorité à leur égard. »

En traversant l’Amérique, Ted Conover ne vit donc pas l’aventure fraternelle dont rêverait le lecteur épris de légendes américaines, mais il fait l’expérience d’une réalité sociale et d’une forme de solitude que la société américaine s’évertue à tenir cachée ou à représenter sous des traits grotesques – voir le congrès de hobos décrit au début du livre, où les soi-disant « trimards » qui prennent la parole se révèlent être des « caricatures » selon le mot de l’auteur. « Ils ne représentaient pas les hobos bons pour la décharge évoqués par Portland Gray [un « vrai » hobo que Ted rencontre à ce congrès], mais les hobos sans attaches, vagabonds et sauvagement individualistes célébrés par Whitman, Kerouac, Dos Passos, London, Steinbeck et tant d’autres écrivains américains – les hobos que certains d’entre nous aimeraient parfois devenir. ». Sauf que Ted Conover, à l’issue de son parcours, rêve lui-même d’un retour à la maison natale et supporte mal une vie où l’amitié, comme attachement durable entre deux êtres, n’existe pas. « C’était pour moi une des conventions les plus étranges, les plus frustrantes de la vie de hobo : l’absence d’au revoir, l’impossibilité de garder le contact. »

La beauté singulière de ce reportage, non exempt de saillies poétiques et illustré de clichés en couleur, tient alors à l’épreuve que constitue, pour son auteur, le fait d’endosser une identité qui lui est a priori étrangère pour forger la sienne propre. « Découvrir la route, dit Lonny à Ted, c’est comme une expérience : chaque fois que j’essaie quelque chose de différent, j’apprends quelque chose de nouveau. » À bord des trains, l’épreuve de la nouveauté devient quête de soi, qui ne peut advenir que dans la douleur et la révolte. « Je ne voulais plus être un hobo, conclut Ted à la fin de son parcours. Cette vie était trop horrible. » Vie « horrible » autant qu’éphémère, faite de brèves rencontres mais dépourvue des amitiés sincères et durables de la vie en société, l’expérience hoboe telle que la relate l’auteur laisse alors un goût de désillusion amère, même si elle donne lieu à quelques visions poétiques autrement inatteignables : « Malgré le vent de plus en plus frisquet, j’étais heureux d’être dans le train, chapelet d’énergie ordonnée circulant au milieu des étendues sauvages. » Le lecteur d’aujourd’hui trouvera du moins dans ce reportage foisonnant la confirmation de quelques vérités bien souvent éludées : « Les sans-abri sont peut-être la preuve que tous les hommes ne peuvent pas réussir, qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde, que les guerres laissent des traces. »