Les choses, les langues, les bêtes, Petite encyclopédie intime, du journaliste et écrivain Bertil Galland qui tente de recueillir « la matière secrète des jours ».

Deux fois par mois, dans la la chronique « Intimités », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes pour explorer les ressorts et les ressources de l’intime.

Notre vie est faite d’histoires, de rencontres, de « petits riens », comme l’écrit Bertil Galland. Ce sont ces presque rien à lui, qui sont au cœur de sa petite encyclopédie intime. Par définition une encyclopédie embrasse toutes les connaissances sur un sujet, on songe à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Ce vaste travail d’érudition suppose une distanciation nécessaire et la somme des connaissances fait de l’encyclopédie un monument, une éducation complète pour l’honnête homme. Employant au contraire, la première personne du singulier, et ne s’intéressant qu’aux « broutilles » comme il l’écrit, Bertil Galland nous convie à découvrir son monde dans l’intimité de ses récits et de ses souvenirs.

 

Journaliste, voyageur, écrivain, il compose ici une œuvre sur le mode musical. Les choses, les langues, les bêtes, laisse entendre que ce livre procédera par énumération, dans un ordre sériel qui n’est que succession de souvenirs qui entrent en résonance, comme dans une partition musicale. Si la métaphore musicale ne cesse de circuler dans la Petite encyclopédie intime de Bertil Galland, celle-ci s’apparente cependant à une partition en quête de dissonance plutôt qu’à la recherche de l’unisson, ce qui n’est pas incompatible avec l’harmonie. Il y a de multiples clefs pour entrer dans son monde, l’encyclopédie a plusieurs entrées. Rien n’oblige à lire le livre dans un ordre déterminé. La musicalité de la partition donne cependant l’accord.

 

Le monde de Bertil Galland n’est pas sans évoquer les cabinets de curiosité des XVIe et XVIIe siècles. Ces « cabinets » présentaient des objets évoquant les trois règnes animal, végétal et minéral, ainsi que les productions humaines. La spécificité de ces collections était d’exposer ce qui suscitait une certaine étrangeté. L’auteur a voulu précisément nous présenter ce qui le frappe par son étrangeté, son inquiétante étrangeté aurait pu écrire Freud. Ainsi raconte-t-il le mystère des bijoux volés dans un train où il se trouvait, ou encore sa rencontre avec un autre cabinet de curiosités, celui d’un homme qui découvrit dans un champ des vestiges sur lesquels se déchaîna toute une polémique scientifique.

 

Tout un bestiaire défile à la fin : araignées, serpents, fourmis, homards. Sont exposés ici les fantasmes humains, les peurs archaïques. Ce qui n’empêche pas l’humour, comme cette histoire où un cygne mâle ne reconnaît pas sa compagne et lui donne un coup de bec. Ce bestiaire côtoie les grands noms de la littérature, les textes poétiques d’Aragon et Pérec. La confusion est délibérée de la part de Bertil Galland. Notre intimité au monde ne suppose en effet aucun dénombrement, aucun classement.

 

La familiarité au monde.

 

La question dont traite l’ouvrage de Bertil Galland est celle de notre familiarité au monde invisible des « petits riens ». Nous vivons dans un monde où nous ne sommes pas dans une abstraite solitude. Les objets, les choses, les langues, les bêtes sont autant de rencontres qui nous invitent à la présence à ce monde. Ce sont des « petits riens » qui nous y attachent. L’auteur fait l’énumération de ces « broutilles » qui ouvrent notre intimité au monde. Nous nous attachons à un stylo, à un texte. Chacun d’entre nous a à ce sujet sa propre expérience singulière. L’intimité au monde ne se donne pas. Elle naît d’une mémoire qui se rattache à une première fois, une première rencontre. Cette mémoire se constitue par les choses présentes au monde, mais aussi par l’acte mémorial de l’écriture. La petite encyclopédie intime est ici celle de Bertil Galland, mais aussi celle du lecteur. Le livre est aussi une invitation à découvrir ce qui se cache, comme dans tout cabinet de curiosités : le stylo perdu, le musée caché, le cygne. Ce qui se cache donne à penser...

 

Les choses, les langues et les bêtes ne cessent d’éveiller notre mémoire, comme ce pivert   qui choisit son matériau avec soin pour faire sa percussion. On pourrait crier à l’anthropocentrisme. Ce n’est pas le propos de l’auteur qui mesure dans cette proximité à distance, ce qu’on appelle l’intime. En nous renvoyant à la musique, ici les percussions, le pivert réveille notre intimité, c’est-à-dire notre relation au monde. Nous introduisons du familier là où la connaissance fait défaut. Commentant la parade amoureuse de deux araignées, le vocabulaire là encore très humanisant, donne à comprendre que l’intime se construit dans ce rapport au monde, dans cet acte d’écriture « mémorial » transformant l’inconnu en compréhensible. Faire sortir le sens de sa cachette, tel est un des fils conducteurs de ce livre. Cela ne peut s’effectuer qu’en passant du monumental au mémorial.

 

Le refus du monumental et de la causalité.

 

Cette « petite » encyclopédie intime refuse le monumental trop attaché au commémoratif. Le monument a pour fonction de fixer la mémoire afin de permettre la commémoration. Il fige le temps de la mémoire et dans un même mouvement met à l’écart les petits « riens » dont se réclame Bertil Galland. En ce sens, le monument se fait tombeau, l’auteur parle de « monumentalité pesante »   . Chez Galland au contraire on est du côté du mémorial, du livre-témoignage, à la limite de la chronique, qui dépasse le cadre impersonnel du souvenir. Chaque individu singulier porte son propre mémorial… condition de l’intimité avec le monde.

 

Dès le début du texte, l’auteur se refuse à dégager une causalité qui expliquerait le sens de sa démarche. L’écrivain rassemble, réunit. Son modèle ? Borges, à qui il prête les propos suivants : « L’art échappe à la causalité organisée par l’Histoire »   C’est son refus du temps de la chronologie et de la causalité qui conduit Borges à passer « comme en rêvant d’Aristote à Kafka », à donner « à l’érudition tant de légèreté ».

 

Nous habitons un monde de « broutilles » existentielles

 

Les broutilles passent pour des choses sans importance, si on en croit le dictionnaire. Si Georges Pérec n’est pas loin, dans cet ouvrage, c’est en tant qu’il est celui qui se souvient d’une époque, de la mémoire des « choses », titre de l’un de ses ouvrages, Je me souviens. « Il nous passionna par ses riens »   écrit Bertil Galland. Toujours à propos de Pérec, il précise : « Sous sa plume naît un texte monumental par nomenclature de détails futiles à perte de vue »   . Ces informations sont « devenues notre passé et le flux de notre être ». Paradoxale démarche qui consiste à donner de l’ampleur textuelle à ce qui n’en a pas, ce que l’on qualifie de « petits riens ». Et pourtant notre être s’alimente aux broutilles qu’on nous raconte, plus qu’aux grands événements de l’Histoire.

 

Parmi les « broutilles » de l'Histoire, il y a celle de Monsieur Fradin, que Galland nous rapporte. Mort à 103 ans en 2010, il y eut beaucoup de bruit autour de lui en 1924. Il avait découvert à Glozel en labourant un champ, des ossements et des tablettes. On se mit à parler de station néolithique. Ce fut une vraie tempête universitaire qui s’abattit sur lui. Pour beaucoup de scientifiques, tout n’était que contrefaçon. Des procès eurent lieu. Glozel, écrit Bertil Galland, devint le lieu d’un « psychodrame archéologique ». Monsieur Fradin avait déstabilisé un « monde savant divisé en chasses gardées »   . Celui-ci conserva les pièces et fit un musée chez lui. Cette histoire n’est que broutille insignifiante, le récit d’une vie… qui raconte cependant notre monde.

 

C’est par notre présence aux choses, ce va et vient entre moi et elles, que se met en place ce flux auquel Pérec renvoie. Un des textes de Bertil Galland éclaire cela : « Hasard, épinards, saviez-vous que vous parliez arabe ?   . Les langues circulent et se vivifient dans la présence de leur rencontre.

 

L’écriture met en lumière des lieux que l’on préfère ignorer. Ainsi dans « Le petit coin en perspective planétaire »   il est question de notre intimité avec un lieu dont on ne parle que très peu publiquement. Bertil Galland y raconte comment il est pris au piège d’une sanisette. Si l’on peut choisir parfois les choses qui nous entourent et nous constituent, il en est d’autres qui s’imposent à nous !

 

L’intimité n’est pas personnelle

 

Rien de personnel dans ce « je me souviens ». Le « je » ne désigne aucune individualité précise. Le projet de Bertil Galland est d'« en rester à ce murmure incohérent et typé des broutilles humaines » pour dépasser le cadre personnel. C’est par exemple le chapitre intitulé « Le polochon ». Laissons-le dire :

 

« Or le polochon, comme témoin de culture, je l’ai vu peu à peu disparaître de France au cours du XXe siècle. S’il en reste dans l’hôtellerie quelques reliquats, l’UNESCO devait le protéger. »  

 

Il y raconte, non sans un certain humour, l’histoire d’un homme qui recherche un objet de sa propre culture dans un hôtel au Cambodge. En l’occurrence, il cherche un polochon et invective l’hôtelier car ce dernier n’en possède pas. On pourrait y lire une énième critique de l’ethnocentrisme, mais ce n’est pas le propos de l’auteur. Cette histoire montre surtout que notre proximité des choses construit notre être, voire notre existence.

 

L’intime est cette proximité inscrite dans les usages. Dans la relation établie avec la chose se construit ma perception et mon usage du monde. Appelons cette relation « l’entre-deux », en référence à Heidegger.   . La perte de la chose –ici le polochon– met le touriste en péril dans son être, au sens où il est amputé d’une partie de sa perception et donc de lui-même.

 

Le livre reste ouvert dans cet entre-deux qu’est la lecture. L’intimité des histoires de Bertil Galland attend une réciprocité. Sinon il n’y a pas d’intimité. L’intimité n’est pas la solitude mais l’attention, l’ouverture au langage. Les langues occupent le cœur de cette encyclopédie, de même que l’auteur nous parle dans un chapitre des « transports ». L’intimité ne serait-elle pas finalement, non pas ce repli auquel on la réduit souvent, mais ce transport hors de soi ?

 

« Quelle pauvreté, dans notre agitation verbeuse, si nous ne saisissons la chance de savourer l'instant, un visage, un rai de lumière, un vide qui livre l'espace à la musique du monde, un détail dans les inépuisables variations des langues et des mots ?! »  

 

Les Choses, Les langues, les bêtes. Petite encyclopédie intime.

Bertil Galland

Slatkine, avril 2016

240 p., 30 euros 

 

 

 

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