Chaque mois les « chroniques scolaires » passent l’éducation au crible des sciences sociales. Aujourd'hui, elles interrogent la manière dont l'éternel retour de la rentrée est celui d’un rite qui ré-institue chaque année les croyances fondatrices de la république – et qui entend ainsi assurer l’intégration intellectuelle et économique de l’individu dans la collectivité.


C'est la rentrée et, comme chaque année,  élèves et enseignants reprennent le chemin de l'école. Sur les panneaux publicitaires, les cartables et la tenue de rentrée remplacent les maillots de bains et autres accessoires de plage. Dans le journal et à la télévision, petits et grands reportages suivent les familles dans l'angoisse ou l’euphorie  des premières classes, des entrées au collège ou au lycée, dans l'espoir que la nouvelle année se passe mieux que la précédente, ou que le petit dernier fasse aussi bien – ou mieux – que ses aînés. Le ministère de l'Education nationale s'engage à assurer la meilleure rentrée possible, tandis que les syndicats comptent déjà les augmentations d’effectifs, les pertes de postes et les premiers dysfonctionnements.

Temps fort de l'année scolaire, la rentrée est aussi un temps inaugural. Elle est le commencement d'une nouvelle histoire, qui est pourtant intimement attachée à celle qui l'a précédée et qu’avait consacrée, il y a seulement quelques semaines, la publication des résultats des examens. Ces scansions temporelles sont des moments forts pour tous : ils font partie d'un temps social partagé par tous ceux qui ont des enfants, des petits-enfants ou des frères et sœurs, des cousins et cousines en âge d'aller à l'école.

La « rentrée », un rite ?

Ligne de coupure dans le temps individuel et collectif, la rentrée a tout d'un « rite d'institution ». Nous empruntons ce concept à Pierre Bourdieu, qui propose d’analyser les rites comme des actes d’institution   : des actes de « magie sociale » qui agissent sur la représentation que les agents se font du réel, en établissant des limites, par exemple temporelles (entre un moment du temps et un autre) ou sociales (entre une catégorie d’individus et une autre). Ces limites, bien qu’arbitraires (la différence d’âge ou les différences de sexe dans le droit des successions ou encore la différence entre le dernier reçu et le premier recalé dans le cas d’un concours), sont naturalisées : elles apparaissent aux agents comme naturelles, elles ne font plus (ou seulement de manière marginale) l’objet de questionnements.

L’intérêt de l’analyse proposée par Pierre Bourdieu n’est pas seulement d’attirer l’attention sur la fonction sociale des rites (d’initiation ou de passage), qui est une fonction de consécration. Elle insiste en effet sur le fait que cette consécration n’est jamais qu’une consécration de l’existant : les inégalités inhérentes à l’organisation sociale. Elle amène ainsi, et c’est ce qui nous semble le plus intéressant, à s’interroger sur un trait central des sociétés libérales et démocratiques modernes dans lesquelles l’individu et sa capacité d’action occupent une place essentielle, à l’inverse des sociétés traditionnelles, aux structures sociales plus figées.

Parmi les rites d’institution républicains et démocratiques, la rentrée scolaire est un rite paradoxal. Célébrant l’éternel retour du temps de la performance et de la concurrence scolaire perçus comme les produits d’une société démocratique, elle semble consacrer un renouveau du temps scolaire à l’échelle des individus.

Le début d’un temps nouveau ?

La rentrée scolaire, en faisant de chaque individu qui y participe un élève, un collégien, un lycéen, mais aussi un futur diplômé, le fait entrer dans des catégories socialement reconnues et valorisées. Elle ré-institue aussi, chaque année, un temps canonique, celui de l'année scolaire. Canonique, ce temps l'est parce qu'il est revêtu d'une forme de réalité institutionnelle : il fait partie d'une mythologie républicaine du progrès par le savoir et de la formation de l'individu par son intégration intellectuelle et économique dans la collectivité.

La collectivité, c’est d’abord tout cet espace qui dépasse l’école, mais auquel l’année scolaire imprime son temps cyclique et ses saisons L'année scolaire est tout à la fois un temps unique pour l'individu, et le temps d'une mise à l'épreuve qui doit aboutir à un succès, qui permet à chacun d'accéder, l'année suivante, à une catégorie supérieure et de faire ainsi la preuve de ses progrès et de sa participation à une œuvre collective de promotion par le savoir. À ce titre, le rite d'institution scolaire se distinguerait de ceux des sociétés traditionnelles par le fait qu'il ne consacre pas l'existant, qu’il n’institue pas ce qui est déjà institué, mais qu’il autorise la nouveauté. Rite d'institution moderne, la rentrée scolaire est bien ce temps du début, pour l’individu, de quelque chose de nouveau, et non la célébration périodique de l'éternel retour de ce qui est – contrairement à ce qu'on trouve dans les sociétés traditionnelles.

Une consécration de la position sociale ?

Mais sous ces dehors enchantés, la rentrée scolaire n'est ni un temps nouveau, ni le début d'une épreuve identique pour des participants égaux au départ. C’est en effet la contribution spécifique de la sociologie de l'éducation d'avoir montré que l'école n’accueille pas des individus identiques, mais des individus appartenant à des groupes sociaux plus ou moins bien armés pour recevoir ses enseignements. En cela, la sociologie de l’école dénaturalise la performance scolaire, présentée dans une idéologie républicaine méritocratique comme le résultat du talent et du travail, pour l’inscrire dans des réalités sociologiques, c’est-à-dire des modes d’organisation sociaux qui sont les produits de l’histoire (l’action des hommes dans le temps) et non de la nature (qui préexiste à l’action des hommes).
 
Dans l'école massifiée telle que nous la connaissons aujourd'hui, la rentrée consacre  d'abord des classements préexistants à l'individu. Les élèves ne fréquentent pas des établissements équivalents selon qu'ils résident dans des quartiers aisés, moyens, ou relégués. Ils ont plus ou moins eu le choix, selon les capacités financières de leur famille, selon leur connaissance du système scolaire ou selon ce que leurs performances scolaires leur ont ouvert comme espoir : l'école est gratuite, mais le temps de transport n'est pas le même, vers un établissement valorisé de centre-ville, pour ceux qui ont les moyens de résider à proximité ou pour ceux qui vivent dans des zones reléguées. Pour beaucoup d'élèves, la rentrée, c'est la suite de l'échec, construit d'année en année et ressenti comme insurmontable, ou la consécration de l'entrée, souvent définitive, en zone de relégation (dans un établissement qu'on n'a pas voulu ou que, du moins, on n'a pas su éviter).

La célébration de la rentrée scolaire, dans la presse et dans les magasins plus que chez les principaux intéressés, contents de retrouver le chemin de l'école mais toujours un peu marris de finir les vacances, est révélatrice d'une société qui accorde une place importante à l'école dans la promotion des individus et dans leur insertion dans le monde économique. Rite d’institution, elle l’est pleinement en tant que rite d’auto-célébration d’une société qui se perçoit comme démocratique.

Rite d'institution, la rentrée l’est aussi paradoxalement parce qu’elle ne fait que consacrer, sous l’apparence du nouveau, ce qui existe déjà. Faux commencement, voire recommencement, elle est bien le début d'une épreuve, mais cette épreuve est souvent celle de l'échec, dans tout ce qu’il comporte de subi. Pour de très nombreuses familles, elle vient consacrer, comme la rentrée précédente, les difficultés à réussir à l'école  parce qu’on n'a pas acquis, dans son environnement social proche, les bonnes pratiques scolaires.


Pour aller plus loin :

- S. Beaud, 80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2002
- A. Van Zanten, L’école de la périphérie, PUF, 2001
- P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », ARSS, 1982, vol. 43 n°1, p. 58-63

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