Plutôt que contempteur du corps, le christianisme aurait surtout inscrit l’Histoire dans le « corps de chair ».

Le concept de corps occupe une place importante dans l'élaboration de la théologie chrétienne. Dans le prolongement des écrits pauliniens qui mettent en avant la métaphore de la construction de l'Eglise comme corps du Christ   , la tradition chrétienne a recouru à la métaphore du corps pour suggérer la relation entre le Christ et l'Eglise. La fécondité du concept de corps s'impose de fait dès les premiers siècles et c'est précisément à la lumière de cet arrière-plan théologique que prend sens le nouvel essai de Serge Margel, Docteur en philosophie et sciences des religions.

 

L'auteur y évoque la naissance du corps chrétien   , à la fois lieu de rupture et de salut. Et il entend montrer comment cette naissance crée " un  tournant anthropologique "    qui bouleverse les conceptions traditionnelles du corps, à rebours des idées sur une prétendue détestation chrétienne du corps. Pour suggérer la façon dont ce concept de corps de chair émerge dans les premiers siècles de notre ère, Serge Margel déploie sa réflexion à partir de trois thèmes correspondant aux trois parties de l'ouvrage : les antinomies de la chair, les apparitions de la chair et les destinées de la chair.


 
La résurrection des corps : querelles et solutions



Le premier chapitre s'intéresse aux antinomies de la chair. En effet, lorsque par la voix de Paul, le christianisme invente le " corps de chair ", il s'affranchit des traditions hellénistique, platonicienne et stoïcienne pour inscrire le corps dans une nouvelle dialectique qui se construit à partir des ambiguïtés mêmes du concept qu’il produit. Comprenons que l'incarnation devient, avec le christianisme naissant et les Pères de l’Église, l'événement qui fonde l'existence du corps de chair. Reste que, pour penser les conditions d'un corps de chair, il revient de dépasser " le paradigme épistémologique de l'union ou de la distinction entre l'âme et le corps ", car  comme l'écrit Tertullien, " toute chair est un corps mais tout corps n'est pas un corps de chair".  Ce qui se joue ici, dans l'émergence du concept de corps de chair, c'est une nouvelle conception du corps, d'ordre anthropologique, qui s'inscrit dans " une économie temporelle du salut ".



Or, c'est justement la prise en compte de cette dimension du salut dans la chair qui ouvre une vaste querelle entre d'un côté Jérôme, qui distingue deux types de résurrection physique : celle du corps et celle de la chair, et un Jean de Jérusalem qui, à la suite d'Origène, entend distinguer  une résurrection réelle et physique de la chair et du corps et une résurrection apparente. La querelle porte ici sur la conception de la résurrection des corps : à celle d'Origène qui voit dans la résurrection un retour nécessaire à la cendre, s'oppose celle d'un Jérôme et d'un Augustin qui soulignent, dans l'acte de résurrection, la transformation de la chair et du sang en une modalité d'existence autre, appelée précisément résurrection.


 
Prenant appui sur certains textes pauliniens, telle l'Epître aux Corinthiens, et sur les récits synoptiques de la transfiguration du Christ qui consacrent ce que l'auteur nomme une " épiphanie de la résurrection ", les Pères de l'Eglise vont tenter de résoudre les antinomies du corps. Autrement dit, ils s’attachent à trouver une solution satisfaisante au paradoxe de la " non-identité de principe entre le corps actuel et le corps ressuscité ", en présentant la transfiguration comme l'expression de " différentes modalités d'apparition de la chair du Christ ". Pour inscrire cette conception du corps de chair dans un continuum théologique qui puise à la source de l’Ancien Testament, les Pères de l’Église opèrent un rapprochement avec le récit biblique de l'apparition théophanique des chênes de Mambré, où Dieu se présente à Abraham sous la forme de trois hommes en chair (Gn 18, 13). La notion de corps de chair peut dès lors s'inscrire dans une forme d'historicité en réalisant les promesses évoquées, entre autres et de manière magistrale, dans un  texte de l'Ancien Testament, le livre d'Ezéchiel (on pense ici notamment au célèbre texte des ossements desséchés en 37, 1-14).



Tout se passe donc comme si, par delà les antinomies de la chair envisagée à la fois comme lieu de rupture et de salut, émergeait l'existence d'un corps de chair, qui, consacré par la résurrection christique, ouvrait à une nouvelle dimension de l'existence où le corps de chair révèle précisément la possibilité d'une vie pleine, dépouillée de ses propres désirs selon la phrase éclairante de Jérôme : " Je crois que tous les hommes ressusciteront avec le sexe qui leur est propre, sans néanmoins en faire aucun usage, et que c'est en cela  qu'ils seront semblables aux anges. " ( Contra Iohannem 31) Par delà les antinomies du corps de chair transparaissent alors ses modalités d'apparition.


 
La résurrection : une consécration du corps


 
La seconde partie de l'ouvrage, consacrée au thème des apparitions de la chair, invite à sonder la difficile question de la résurrection et de ses modalités. L'auteur souligne ainsi trois moments déterminants : le premier concerne les Prophètes, qui évoquent la résurrection collective d'un peuple, comme dans le livre d'Ezéchiel ; le second apparaît dans le livre de Daniel avec la promesse d'une résurrection individuelle (12, 2) ; enfin le troisième consacre le corps et la résurrection du Christ, selon la formule kérygmatique : " Dieu l'a ressuscité des morts " (Actes 3, 15, trad. Bible de Jérusalem). Il faut noter ici la façon dont le concept de corps de chair prend forme – si l'on ose dire – notamment à travers l'évangile lucanien qui insiste sur les fonctions vitales et physiques (manger, toucher) du corps du Christ (24, 33-38). Or c'est proprement cette " identité réelle de la chair entre les  deux corps du Christ " (avant sa crucifixion et après sa résurrection) qui, selon l'auteur, garantit l'identité temporelle du salut entre  les deux Testaments. On mesure ici la manière dont le corps, devenu le lieu d'une écriture de l'histoire, s'articule de manière intime à l'histoire du salut chrétien.



Que la résurrection christique permette précisément d'articuler la réalité ontologique de la chair et sa réalité épiphanique – le fait que Dieu se fasse véritablement homme, mais dans le but de se manifester en tant que Dieu – invite dès lors à concevoir ces deux modes d'apparitions comme " différents régimes de présence ". Comprenons que la résurrection marque un véritable tournant anthropologique dans l'économie chrétienne en assurant le passage de la présence à son apparition. Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ pour les chrétiens et c'est au regard de la réalité de la chair que se  dessine la preuve ontologique de Dieu.



Toute la réflexion d'un Tertullien, dans La chair du Christ, s'appuiera ainsi sur la distinction entre l'apparence de la chair et sa présence, la première n'étant bien sûr pas illusoire, et la seconde consacrant l'identification de la chair actuelle et de la chair ressuscitée. La réflexion de Tertullien ne prend ici véritablement sens qu'au regard de la querelle docète qui agite le christianisme aux IIe et IIIe siècles. Parmi les nombreux adversaires de Tertullien, Marcion nie la chair du Christ et  sa naissance, son disciple Apellès reconnaît la chair mais pas sa naissance, enfin Valentin ne reconnaît à la chair du Christ qu’une seule valeur psychique. Aux yeux de Serge Margel, le mérite d'un Tertullien aura été de référer le concept d'apparence à la réalité charnelle et physique du Christ pour dépasser ces antinomies de la chair.


 
Naissance, filiation et destinées du " corps de chair "


 
Quand Jean  écrit : " Et le Verbe s'est fait chair "    , il faut comprendre à la fois cette venue comme une naissance, mais aussi comme l'inscription d'une filiation divine, dans le prolongement même des promesses de l’Ancien Testament. L'incarnation se rapporte ainsi à un horizon plus large que celui de la simple présence in carne. Grâce au modèle résurrectionnel du Christ, elle ouvre à une espérance eschatologique, là où " les destinées de la chair "- comme les nomme Serge Margel - déploient de nouvelles modalités de transformation. Lorsque Tertullien s'essaie à les définir, notamment dans La résurrection des morts (LV, 8-12), il développe, selon Margel, " l'hypothèse de la chair conçue comme la présence de l'apparence d'un corps disposé à l'écriture d'une histoire du salut ".



Il faut dès lors considérer la façon dont le concept de corps de chair permet à la fois d'acter la naissance du Christ historique et de signifier la filiation divine. En puisant à la source des écrits de Tertullien, Serge Margel entend ainsi montrer la façon  dont l'invention du corps de chair instaure " un véritable tournant anthropologique " tout en consacrant la réalisation des promesses de l’Ancien Testament. Poser l'existence du corps de chair, c'est reconnaître au corps deux régimes de présence : l'un humain, l'autre divin. Et c'est aussi considérer à nouveaux frais le rapport entre anthropologie et théologie. " Il faut penser ce tournant comme un moment charnière de l'histoire du corps en Occident ", conclut l'auteur.



En déployant une réflexion dense et richement documentée (des passages des textes patristiques sont abondamment cités), Serge Margel signe un essai stimulant qui invite le lecteur à sonder plus avant la spécificité même du christianisme et la nature de l'anthropologie chrétienne référée au point théologique de la résurrection. Une bibliographie précise offre un heureux prolongement au lecteur désireux de poursuivre la réflexion. Ce qui constitue en outre la richesse de cet essai, c'est l'entrecroisement permanent des champs philosophique, anthropologique et théologique. Que l'étude du concept de corps de chair apparaisse d'une grande fécondité intellectuelle permet à l'auteur in fine d'évoquer, dans un style toujours clair, quelques grands thèmes de la théologie chrétienne.



Dans cette perspective, on peut toutefois regretter que le thème de l'eschatologie (doctrine des fins dernières de l'homme), dans le prolongement du concept de corps de chair, n'ait pas été développé. Comprenons que la résurrection du Christ ouvre non seulement à la notion paulinienne de corps transfiguré, en redessinant les rapports entre corps et âme (ce que l'auteur montre précisément), mais aussi à une nouvelle forme de temporalité qui se rapproche de ce que Bernard Sesbouë nomme " l'espérance transcendantale de la résurrection "   . Peut-être est-il permis ici de voir dans l'invention du corps de chair non seulement, comme l'écrit l'auteur, " le lieu où désormais l'histoire s'écrira ", mais aussi le nouveau lieu théologique où désormais seront anticipés la fin de l'histoire, la résurrection des morts et in fine l'accomplissement eschatologique de l'Histoire. Le concept de corps de chair porte ainsi à lui seul le mystère de la continuité dans la vie (ce que la théologie chrétienne nomme  " anastasiologie ") et il réfère en définitive, grâce au dépassement des antinomies de la chair, mais aussi à celui des antinomies temporelles qui lui sont propres, à l'espérance chrétienne : l'union eschatologique des êtres humains avec Dieu, et le règne de l'eschaton, entendu comme victoire du Christ sur la mort et terme de l'accomplissement de l'Histoire