Un ouvrage collectif sur la notion de défaite à la Renaissance qui invite à penser un "événement" dans toute sa complexité.

Le marquis de Pescara, général de Charles Quint et vainqueur de Pavie, s’exclama un jour « Que Dieu me donne cent années de guerre et aucun jour de bataille »   . Il témoigne par là même de la crainte qu’inspire la bataille, de l’incertitude où elle plonge les protagonistes et, surtout, de l’appréhension face à l’issue de l’affrontement. Loin du jugement de l’historien Victor Davis Hanson, pour qui le modèle occidental de la guerre est fondé sur une confrontation décisive et sur l’idée qu’« il est difficile de travestir le verdict du champ de bataille »   , il est possible, et même souhaitable, de se demander si la guerre est déterminée par une bataille décisive, si la victoire et la défaite sont décidées à l’issue d’un seul combat. La bataille ne doit-elle pas plutôt être considérée comme un « symptôme à interpréter » pour reprendre l’expression de François Dosse    ?

C’est à ces réflexions, et à d’autres encore, sur la manière de représenter la défaite ou bien sur ses usages, qu’invitent les contributions recueillies dans l’ouvrage consacré à la défaite à la Renaissance. Si les travaux sur la bataille et sur la défaite se sont multipliés depuis une vingtaine d’années   , si on a cherché à la penser   , il n’existait pas encore de travail présentant une réflexion d’ensemble sur la défaite à la Renaissance. Penser cet objet complexe à la Renaissance, par le parti-pris de considérer la défaite dans son acception la plus vaste, et notamment « non pas tant les échecs que la manière d’y faire face », permet d’observer l’imaginaire politique et symbolique des hommes de la Renaissance confrontés aux agissements de la Fortune   .

 

La défaite, du vaincu vaincu au vaincu vainqueur

 

Les contributions sont distribuées en trois parties. La première est consacrée aux figures de vaincus alors que les deux suivantes adoptent un plan chronologique, la deuxième couvrant les guerres d’Italie et la troisième celles de Religion. Les études portent sur l’Europe, se concentrant principalement sur la France, l’Italie et l’Europe du Nord, à l’exception d’un article de Dénes Harai sur la bataille de Mohács, en 1526, portant sur la mémoire de cette bataille dans l’œuvre de trois historiographes hongrois du XVIe et du XVIIe siècles.

Un premier grand ensemble des contributions porte sur les représentations de la défaite et celle des vaincus, tant sur le plan politique que sur le plan artistique. L’article de Sandra Provini sur les « portraits de vaincus dans la poésie latine au temps des premières guerres d’Italie » montre que par-delà la variété des images véhiculées, fruit de l’adaptation aux circonstances mouvantes de la guerre, ces poèmes sont l’occasion d’une évaluation morale et politique. L’enjeu n’est pas tant de faire œuvre d’histoire que de proposer une conduite à suivre, que de livrer une leçon de gouvernement. C’est aussi ce qui ressort de la contribution de Yann Lignereux sur la figure de Vercingétorix à la Renaissance. Là encore, les représentations du Gaulois démontrent une plasticité des usages qui déterminent une courbe allant d’une image « cantonnée à la subordination sinon à l’ignorance » au Gaulois facteur de division, ancêtre des ligueurs. Néanmoins, entre les deux, il y a Pavie, en 1525, et la redécouverte de la figure du vaincu sublime. Là encore, l’article montre subtilement qu’il existe dans les diverses images une possible représentation de la fonction sacrificielle du souverain.

L’image du vaincu peut ainsi revêtir valeur d’enseignement à suivre. Cependant, ces images sont difficiles à encadrer, ce que vient confirmer avec une force particulière l’article de Maurice Dumas sur l’iconographie de la chute amoureuse. Quoique la Chute de l’homme ne peut que représenter un moment transitoire dans une culture imprégnée de supériorité masculine, toute défaite est aussi le signe du pouvoir de l’Ennemi. L’homme tombé amoureux rejouerait alors la Chute primordiale. Dans le contexte d’angoisse eschatologique qui caractérise le XVIe siècle, les images de la Chute sont autant d’avertissements moraux. Pourtant, ils n’empêchent pas les représentations de devenir de plus en plus sensuelles venant, par là même, tempérer le message de condamnation de la femme et atténuer l’angoisse du salut. L’image de la défaite est ainsi toujours plus complexe que ce qu’une lecture superficielle de l’événement peut suggérer.

Si l’histoire accomplit une fonction normalisatrice, elle fonctionne toujours dialectiquement avec la mémoire. L’article de Joana Barreto sur les Aragons de Naples et leur mémoire en Europe montre le cheminement d’une mémoire fragmentée où, si la défaite est synonyme de déshonneur, le vaincu peut, quant à lui, finir par être glorifié et même à être porté en triomphe. La défaite est donc un objet s’inscrivant, et s’écrivant, dans le temps long.

C’est d’ailleurs tout l’enjeu du deuxième type de contributions qui étudient les vicissitudes de l’événement, entre victoire et défaite. Ce trait est d’ailleurs caractéristique de l’ensemble du XVIe siècle. Si les Vénitiens ont perdu à Agnadel en 1509, n’ont-ils pas su cependant transformer cet échec en victoire ? Tout le discours, étudié par Florence Alazard, montrant la rédemption vénitienne après cette défaite provisoire, tend à insister sur l’aspect bénéfique de l’affrontement qui a permis à la République vénitienne de se ressaisir. Pour eux, être battus ne veut pas dire être abattus. C’est aussi l’effort de la diplomatie des Valois, analysé par Matthieu Gellard, que de transformer les défaites en victoire ou, à tout le moins, de donner un sens à l’événement comme c’est le cas avec la prise d’armes de Condé en 1562 ou la surprise de Meaux en 1567. Ce qui ressort de la correspondance diplomatique est le caractère circonstanciel de la défaite, en réalité prélude à de nouvelles victoires pour la monarchie. La défaite annonce des lendemains qui chantent.

On retrouve le même effort pour maîtriser le discours sur la défaite dans la contribution d’Ariane Boltanski sur la perception ligueuse de la bataille d’Ivry qui a eu lieu le 14 mars 1590. Elle étudie tout le travail sur l’information pour transformer la défaite ligueuse en victoire à travers le refus d’endosser la position du vaincu. Mais si l’Union parvient à obtenir une victoire en maintenant l’impression d’une égalité dans l’immédiat, elle perd la « bataille des mots » à moyen et long terme, notamment en raison du dispositif d’information du camp royaliste.

 

La défaite et la culture de la Renaissance

 

L’étude introductive de Jean-Marie Le Gall vient poser un cadre plus théorique permettant de mettre en perspective les différentes contributions   . S’inscrivant dans un courant d’études prenant pour objet la défaite, il en rappelle toute la complexité. La défaite n’est jamais décisive. Rares sont les « enfants de la défaite » à la Renaissance   . Même en cas de conflits religieux, elle ne pousse jamais à la conversion, bien qu’elle n’épargne pas les interrogations, ce que viennent rappeler les études de Béatrice Nicollier sur « les défaites du protestantisme international » et de Christian Jérémie sur « la rhétorique de la défaite dans l’épître d’exil de Thomas Bacon ».

Plus globalement, la Renaissance est présentée comme étrangère à la culture de la défaite. La défaite militaire devient dans ce cas la source d’un traumatisme plus généralisé qui amène à s’interroger sur une possible défaillance de sa culture   . Les humanistes, et notamment Erasme qu’étudie Marie-Barral Barron, s’ils souffrent de la conjoncture défavorable des années 1530 et voient leurs espoirs brisés, ne se laissent jamais abattre, à l’instar d’Erasme qui publie en 1533 L’Épicurien, où il défend une nouvelle fois ses valeurs, celles de l’humanisme chrétien. Reste alors à déterminer si les guerres de Religions marquent une défaite de l’humanisme chrétien et surtout selon quelles temporalités. S’ouvrent alors tous les questionnements sur la Réforme et la Contre-Réforme catholique dans la seconde moitié du XVIe siècle.

 

Plus généralement, faire de la culture de la Renaissance une culture encline à conjurer la défaite s’avère une hypothèse stimulante. Il faudrait plus d’études monographiques et, surtout, embrassant un cadre géographique plus vaste pour affiner cette affirmation   . Il faudrait aussi se demander si cette caractéristique est unique. La résistance à la défaite serait-elle un des traits entrant dans la définition de la Renaissance   . Il est nécessaire de discuter des rythmes auxquels s’opéreraient ces mutations, notamment du moment où s’impose le sentiment de déclin. Il faudrait même revenir sur le présupposé idéologique d’une domination de la Fortune comme forme sécularisée de la providence. Néanmoins, on ne peut qu’être stimulé par cette présentation et se sentir invité à poursuivre dans cette direction