Une histoire de l'uranium africain pour comprendre comment une ressource devient (ou ne devient pas) nucléaire.

Avec Uranium africain. Une histoire globale, Gabrielle Hecht, spécialiste américaine de l'histoire des sciences et des techniques, prolonge les réflexions qu'elle avait déjà menées dans Le Rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale. Ce faisant, elle livre une synthèse à la fois passionnante et accessible sur les enjeux technopolitiques d'une ressource débattue.

Le pivot conceptuel du livre tourne autour de la notion de « nucléarité », néologisme à la force heuristique certaine forgé par l'auteur pour désigner le processus social, politique, économique et environnemental par lequel des ressources dites naturelles accèdent au statut de « choses nucléaires », dignes d'être considérées comme tel. En donnant à voir l'historicité et la géographicité de la nucléarité, l'historienne fait s'entremêler des relations de savoir et de pouvoir qui contribuent à esquisser les contours d'une catégorie technopolitique toujours controversée.

 

Banalité ou exceptionnalité de l'uranium ?

 

La fondation de l'Agence internationale à l'énergie Atomique (AEIA) en 1957 répondait initialement moins aux impératifs de protection de l'ordre nucléaire – en assurant que les objectifs militaires ne se substituent aux usages civils – qu'à accompagner la mise en circulation sur le marché des « choses nucléaires ». L'insoluble tension entre l'exceptionnalité du minerai et les velléités de former un marché de l'uranium ne put être résolue qu'au prix d'une neutralisation et d'une banalisation du matériau destiné à la fabrication du combustible nucléaire. En ce sens, les dispositifs marchands circonscrivant les territoires de l'offre et de la demande ont contribué à justifier le commerce transnational de l'uranium et à en garantir la pérennité. Les données fournies par les « Livres rouges » de l'AEIA, derrière leur apparente neutralité descriptive des ressources à l'échelle mondiale, ont ainsi participé de l'évaluation des ressources en uranium, nécessaire à son exploitation et in fine à sa commercialisation.

La création d'organismes centralisant les informations relatives au marché de l'uranium et fixant les prix, à l'instar de la Nuclear Exchange Corporation (Nuexco), de Rio Tinto Zinc ou d'Uranex, allait dans le sens d'une progressive dissociation de l'économique et du politique qui éloignerait le spectre de l'exceptionnalisme nucléaire. Certes, la banalisation fut progressive, car il importait de gommer les aspérités géographiques, d'homogénéiser les transactions et de rendre ordinaire l'uranium par toute une série de processus, mais elle s'imposa avec de plus en plus de vigueur dans les années 1970. La mise au jour de cette dimension processuelle – pour ne pas dire conflictuelle – du marché de l'uranium et de la nucléarité forme en ce sens l'un des apports majeurs du livre.

 

Les enjeux politiques de l'uranium

 

Rendre banal l'uranium n'a pas pour autant permis d'éradiquer définitivement les implications politiques qu'il portait. Gabrielle Hecht replace au cœur de l'analyse le rôle absolument crucial de la souveraineté dans le fonctionnement des systèmes technopolitiques. En France, la maîtrise de la production de l'uranium était l'imparable témoin du prestige et du rayonnement de l'Hexagone sur la scène internationale. Au Gabon, il fallait donc impérativement dissimuler un argumentaire revendiquant la « sécurité nationale » ou la prééminence française sur le marché international, aux relents éminemment coloniaux, et promouvoir la logique postcoloniale du « développement ». Dans le contexte des indépendances en Afrique francophone, la détermination du prix de l'uranium endossait une signification qui dépassait amplement sa valeur commerciale pour en venir à exprimer les aspirations à l'indépendance nationale.

Les négociations triparties entre le Niger d'Hamani Diori, le Gabon d'Omar Bongo et la France en 1974 révélaient avec acuité des divergences de vue quant à la nucléarité, en dépit d'une volonté commune des deux pays africains de faire valoir leur statut de producteurs de matières premières. Pour Bongo, l'uranium devait revêtir le même statut que celui du pétrole, et il importait donc de rendre commerciales les deux ressources, dont le Gabon aurait la liberté de fixer le prix. A contrario, pour un Niger ne disposant pas de pétrole, l'étendard de l'exceptionnalité du nucléaire devait être brandi afin de renflouer les caisses des finances publiques   . Renversé par un coup d'État militaire, le régime de Diori laissa la place à celui de Seyni Kountché, qui décida de se montrer bien plus ferme avec l'ex-puissance coloniale en revendiquant explicitement le droit de commercialiser librement et directement le yellowcake, et d'encaisser les revenus de la vente de l'uranium en fonction des parts détenues par l'État nigérien dans les compagnies minières. Les contrats nigériens signés avec la Libye, l'Irak et le Pakistan ont permis aux puissances occidentales à la fois de jeter l'anathème sur un « marché noir » jugé dangereux et, par là même, de « dénucléariser » l'uranium produit par le pays.

Malgré les tentatives de banalisation de l'uranium et d'incorporation dans un marché transnational neutre, les frontières entre le légal et l'illégal, entre le licite et l'illicite, sont donc restées vigoureusement perméables, en fonction des intérêts des acteurs dans le jeu nucléaire. De même, le positionnement des différents protagonistes vis-à-vis de la question postcoloniale de l'uranium a fait fluctuer les lignes démarquant la nucléarisation de la dénucléarisation. En Namibie, la question de la souveraineté sur les ressources naturelles devint centrale, et face à la politique coloniale agressive de l'Afrique du Sud, les leaders du mouvement indépendantiste South West Africa People's Organization (SWAPO) ont instrumentalisé la mine de Rössing – filiale de la multinationale Rio Tinto Zinc (RTZ) en Grande-Bretagne – et l'ont érigée en archétype du colonialisme.

Deux logiques contradictoires se sont ainsi énergiquement affrontées : pour la firme Rio Tinto Zinc, compagnie majoritaire, l'exploitation de l'uranium namibien était on ne peut plus licite et donc banale, tandis que pour le SWAPO et les militants antinucléaires, la reconnaissance de son caractère exceptionnel et de l'aspect problématique de sa provenance visait à nucléariser l'enjeu de l'uranium à l'échelle internationale. Pour contourner une législation onusienne de plus en plus défavorable aux tentatives du régime d'apartheid de s'approprier les ressources naturelles du territoire namibien, et des invectives de plus en plus pressantes envers les gouvernements afin que ceux-ci interrompent leurs transactions avec la Namibie, la firme Rio Tinto Zinc n'hésita pas à dissimuler la provenance et l'identité de l'uranium namibien en recourant à la technique du flag swap (échange de drapeau). Qu'il s'agisse de réétiqueter l'uranium dans les usines de conversion pour camoufler son origine, qu'il s'agisse de recourir à une société écran (Minserve) basée en Suisse, laquelle mettait en place un échange de contrats, ou qu'il s'agisse de troquer des titres de propriété d'oxyde et d'hexafluore d'uranium dans des usines de conversion, ces procédés contribuèrent à brouiller les dimensions transnationales de l'uranium et, finalement, à dénucléariser la ressource. En Afrique du Sud, le débat portait moins sur l'origine géographique des choses nucléaires que sur le statut de la ressource en elle-même et sur les prérogatives institutionnelles, jamais totalement délimitées.

 

Environnement et santé au travail : la nucléarité à l'œuvre

 

La deuxième partie de l'ouvrage ouvre de fécondes brèches pour penser la nucléarité comme le produit d'une expertise sanitaire et technique ambivalente, à partir de la question suivante : comment l'invisibilité des travailleurs africains a-t-elle été rendue possible par des « processus complexes et souvent contradictoires de production du savoir »   ? Que les mineurs aient été exposés au radon relève de l'évidence, voire de la tautologie, mais encore fallait-il s'accorder sur les seuils d'exposition, dont la difficile détermination fut à l'image de la profonde fragmentation des instances en mesure de fixer des normes. Les divergences scientifiques entre les experts français et américains étaient étroitement liées à la nucléarité des mines d'uranium : alors que le Public Health Service américain se faisait le chantre d'une approche épidémiologique évacuant le nucléaire de la sphère du radon, le Commissariat à l'énergie atomique français (CEA) promouvait la nucléarité des mines et mesurait les niveaux de radiation dans les mines comme il le faisait pour d'autres infrastructures nucléaires. Les uns mesuraient les descendants du radon, et les autres, les rayons gamma et les poussières.

Les gisements d'uranium d'Ambatomika, à Madagascar, sont de ceux où se manifeste avec le plus de netteté l'extraordinaire ambiguïté des contrôles dosimétriques. Alors même que les dosimètres s'imposèrent comme outil de contrôle médical, l'application des préconisations du CEA s'avérait inégale et dépendait en réalité de la coopération des responsables concernés, car bien des travailleurs ne portaient pas de dosimètres. L'éloignement des mines malgaches par rapport aux infrastructures métropolitaines fragilisait encore plus les liens médico-techniques et mettaient à mal les circulations de savoirs : si en France le CEA se montrait attentif à un triple risque – le radon, les poussières et les rayonnements gamma –, à Ambatomika, on ne se focalisait que sur l'exposition externe aux rayonnements gamma. Si l'on ajoute à l'absence de prise en considération de la nocivité du thoron, présent dans le minerai malgache, l'absence d'une expertise locale compilant et systématisant les données, le résultat conduit immanquablement à l'inexistence d'une politique de santé publique et à l'invisibilité des travailleurs malgaches : « l'imperceptibilité de l'exposition des travailleurs malgaches et plus généralement leur invisibilité durable en tant que travailleurs du nucléaire étaient le produit de circuits de pouvoir coloniaux et postcoloniaux géographiquement et temporellement particulier. »   À ces diverses failles vinrent se greffer des pirouettes mathématiques déstabilisant les seuils d'évaluation de l'exposition. Au Gabon, Christian Guizol, succédant à Xavier de Ligneris à la tête de la Compagnie des mines d'uranium de Franceville (COMUF), entendait renforcer les dispositifs de contrôle des mineurs et l'utilisation de films-badges. Or, comme ces derniers attestaient de niveaux de radon très élevés, Guizol entreprit d'élever les seuils maximaux d'exposition en se conformant aux prescriptions de l'Organisation internationale du travail, ce qui lui permit de multiplier par trois les niveaux d'exposition au radon et surtout, de dissimuler la surexposition des travailleurs.

L'équilibre instable entre ces mesures de contrôle et ces interstices, ces failles et ces maquillages arithmétiques, contribua à mettre en exergue certains risques tout en en éclipsant d'autres et à fonder des « régimes de perceptibilité » différents. En somme, travailler dans une mine où l'on extrait un minerai destiné au nucléaire ne suffisait en aucun cas à affirmer la nucléarité du travail de l'uranium   . Cette négation de la nucléarité de l'extraction de l'uranium a néanmoins été vigoureusement contestée par des collectifs de mineurs, à l'instar du CATRAM au Gabon, et des ONG, qui ont tenté de faire valoir la nucléarité des pathologies observées et le fait qu'ils n'avaient jamais reçu de formation aux risques ad hoc. En Namibie, les revendications du Syndicat national des mineurs de Namibie (MUN) s'articulaient avec la question raciale, et liaient les discriminations à la nucléarité.

 

Les coulisses d'une recherche

 

Avec un appendice densément fourni, Gabrielle Hecht met à nu les conditions de possibilité de son travail et les préceptes méthodologiques qui ont sous-tendu cette approche. Plus qu'un essai d'ego-histoire ponctuant le livre de son plus beau point final, cette partie interroge l'archivistique du nucléaire. Face à la grande variété des politiques étatiques de divulgation des informations et des archives, l'historienne a estimé nécessaire la réalisation d'une histoire orale, parée d'un arsenal critique, non seulement pour s'affranchir des « murs d'archives »   , mais surtout pour rendre compte par le bas des formes de la nucléarité... D'autant que bien des archives écrites qu'elle a pu exploiter ont été fournies par des particuliers, à l'instar de l'adjoint du directeur aux ouvriers de Mounana. Mais les entretiens réalisés avec des mineurs et leur famille constituent vraisemblablement ici le matériau le plus fécond, leur contexte ainsi que la place de l'historienne dans les interactions étant minutieusement resitués. La richesse documentaire de l'ouvrage tient aussi aux nombreuses cartes, photographies et schémas qui l'agrémentent et en rendent la lecture plus limpide.

 

L'uranium n'a pas toujours été considéré comme nucléaire. Pour qu'il puisse revendiquer sa nucléarité, des dispositifs technopolitiques et des distributions historiques et spatiales particulières se sont avérés nécessaires. Cette nucléarité fragile, incertaine, variant au gré des configurations de pouvoir et des expertises médicales, n'est rien d'autre que le produit systémique de luttes à plusieurs échelles et d'une tension constante entre banalité et exceptionnalité. Gabrielle Hecht, par le fait même d'imbriquer les échelles d'analyse et d'englober toutes les dimensions de la production de l'uranium, ouvre de fécondes brèches pour écrire une histoire technopolitique des ressources indissociable de ses implications sanitaires, environnementales et sociales. Cette approche modifie considérablement la place du continent africain dans la géographie du monde nucléaire, souvent considérée comme périphérique. Si la nucléarité du travail de l'uranium est rendue invisible, cet état de fait n'est pas permanent et se trouve constamment réinventé car, en fin de compte, « les mineurs d'uranium africains dépendent de la circulation transnationale des choses nucléaires, qui elle-même dépend des mineurs africains   . » Enfin, c'est un véritable débat qui est lancé par l'historienne : étant donné que les coûts liés à la protection de la santé et de l'environnement n'interviennent pas dans la fixation du prix de l'uranium, comment rendre compte du coût réel de la nucléarité en Afrique ?