Nicolas Chemla tente de définir une nouvelle tendance de la bourgeoise : après les bobos, serait venue l’heure du « boubour » ; mais l'analyse reste superficielle et au fond peu éclairante.  

 

Il était une fois les bobos

Alors que les rapports sociaux ne cessent de se tendre, et qu’on peut noter une quasi absence de l’intérêt pour une analyse de la situation sociale et politique en terme de lutte des classes – concept repoussoir qualifié d’idéologique - la glose autour des « bobos » a pris son essor dans les années 2000. On doit à David Brooks, journaliste new-yorkais, auteur de Bobos in Paradise – The new Upper Class and How They Got there, l’expression de « Bourgeois Bohème » ou « bobo ». Cette tendance associant la « contre-culture sixties » au matérialisme des années 80, pour reprendre le jargon communicationnel, se portait bien dans sa dimension « rebelle attitude » au service d’un «  caring capitalisme »   associant profit et bienveillance. Nicolas Chemla rappelle qu’au départ on voyait chez les « bobos » qui s’installaient dans les quartiers défavorisés, une chance pour la mixité sociale. Puis, « l’anti-establishment  est devenu le nouvel establishment. La "rebelle attitude" un nouvel ordre esthétique et moral »   .  Ils n’ont rien changé dans les quartiers. Rien n’a changé dans le monde des affaires, la pauvreté est toujours là. Des Schooting schools à la radicalisation, la jeunesse se perd dans des valeurs destructrices. Sur tous les médias, le bobo est l’ennemi public numéro 1. Et Nicolas Chemla de souligner que ce qui est pratique avec l’insulte « bobo », c’est qu’elle évacue les analyses en terme de classes sociales. Dommage qu’il ne nous en livre aucune non plus. L’utopie s’est transformée en dystopie ajoute l’auteur. Là encore on attend une explication : pourquoi parler d’utopie ?

 

C’est alors qu’apparut le « boubour »

Nicolas Chemla, diplômé d’HEC et spécialiste-consultant du luxe, préférant la bobo attitude au Front National, présente un nouveau concept, celui de « boubours », les « bourgeois-bourrins », figure antinomique des bobos.  Il le dit lui-même, ce livre n’a pas prétention scientifique. Le mot « anthropologie » figure dans le titre mais juste pour le ton, le « décalage » ajoute-t-il. L’auteur est un « communicant »,qui travaille comme il le dit en introduction, sur les « tendances ». Ainsi travailla-t-il en 2002 à lancer le « métrosexuel » en équipe avec  des « tendanceurs » de chez Havas. Le succès fut foudroyant et on vit de plus en plus d’hommes acheter des produits de beauté. L’invention du concept créait le réel, attribuant au mot un sens performatif. Pour le dire autrement, le langage instituait – c’est l’« intuition » de Nicolas Chemla, comme il l’écrit – notre rapport  au monde.  Plus profondément, la puissance de la communication tient dans son invention d’une lecture du réel. Cependant, son approche ne sera ni scientifique, ni académique comme il l’écrit dans l’introduction, juste « intuitive ». « De la même façon qu’il n’y avait rien de scientifique dans le livre qui a donné naissance aux bobos. Et pourtant : ils n’étaient nulle part et du jour au lendemain ils sont partout. »   Pourquoi un tel refus de l’analyse ? Est-ce aussi un effet de mode chez certains intellectuels ?

 

Qu’est-ce qu’un boubour ?

C’est d’abord un amateur viril et machiste du parfum « One Million » de Paco Rabanne, une synthèse du mauvais goût boubour à lui seul. Ce parfum sera numéro 1 mondial avant d’être remplacé par « Invictus » du même Paco Rabanne. La tendance s’accentue avec d’autres marques de luxe comme Chanel ou Dior bousculant leur image traditionnelle.  En 2015 Dior sort « Sauvage », un parfum pour hommes  prédateurs et déchainés. Les notions de solidarité, d’égalité, de respect y sont renversées en leur contraire : ethnocentrisme, machisme, chauvinisme assumé, force brute. Pour Nicolas Chemla, les boubours  c’est la droite sarkoziste décomplexée et nullement complexe à comprendre. Mais pas seulement. En 2012, l’affaire DSK, c’est la figure du boubour de gauche. On se croirait dans le roman Le bûcher des vanités de Tom Wolfe, précise Nicolas Chemla. D’ailleurs à y regarder de près on trouve chez Wolf le portrait du boubour, plus précisément dans Moi, Charlotte Simons, entreprise de déconstruction des bons sentiments et de tout idéalisme. Il y dépeint un monde où le libre-arbitre est absent, remplacé par un déterminisme reliant de façon étonnante la sociobiologie, proche des mouvements extrémistes adeptes de la croyance au pouvoir de l’hérédité et de la sélection naturelle de Darwin, et les neurosciences. Ainsi n’y aurait-il pas d’autre morale que celle de nos gènes. La bêtise, proche de « bestiale » remplace l’humour attaché au questionnement de nos certitudes. L’humour boubour ne dépasse pas le stade scatologique de la rétention et régression anale. Le cinéma se voit frappé du même destin. Retour à la force brute avec l’acteur  Matthias Schoenaerts (De rouille et d’os et Maryland) ou encore surenchère des réalisateurs dans La loi du marché, qui les conduit à dévaler la pente plus vite que le sujet qu’ils sont censés dénoncer…

Personne n’est à l’abri de l’attrait pour le boubour et encore moins ceux que la tradition a toujours tenu à l’écart. Et de faire le portrait de la femme boubour, du boubour gay… Le genre boubour dépasse le cadre des classes sociales pourrait-on dire.

Les réseaux sociaux sur le web vous proposent de plus en plus de sélectionner ce qui vous intéresse au prix d’un savant calcul algorithmique. On crée des espaces communautaires qui enferment sur l’identique à soi. Ainsi Airbnb, un fournisseur de services sur le web,  propose de louer une partie de votre logement à un membre de la communauté, démarche plus exclusive que réellement inclusive. Le boubour se protège dans sa communauté.

 

Une logique de l’enfermement… pour qui ?

Sur quoi se fondent tous ces propos qui pour beaucoup d’entre eux relèvent d’abord de l’expérience de Nicolas Chemla  et sur une logique de classification aussi, une logique d’appartenance à un groupe. L’individu se dilue dans un espace collectif qui semble lui retirer tout jugement, toute réflexion. La manipulation est partout. Bien sûr, l’auteur l’a dit en introduction, tout ceci n’est que l'esquisse d'une tendance propre à comprendre l’évolution de la société et du capitalisme. Une tendance est rectifiable et sert surtout au marketing et aux communicants pour ne pas rater leur cible. Une tendance est une généralisation qui introduit des « genres » : en l’occurrence le genre bobo, puis le genre « boubour », pour finir par le genre « années 70 » qui porterait en germe le libéralisme et surtout des valeurs non encore contrôlées par la loi, ce qui expliquerait par exemple l’existence du machisme dans ces années-là. Bien sûr ce travail ne se veut pas scientifique mais il recourt à des arguments d’autorité : l’histoire, les propos d’un spécialiste (Télérama par exemple ou encore Les Cahiers du Cinéma).

Nicolas Chemla ne tombe-t-il pas dans ce piège qu’il dénonce ? Se distinguer avec humour d’autres groupes, d’autres genres, n’est-ce pas s’enfermer dans un genre, celui du communicant qui voit plus loin mais sans pour autant dépasser sa propre vision? C’est à partir de son expérience des entreprises du luxe, de l’homosexualité et du racisme qu’il installe cette vision, sa vision du monde. Non effectivement cet ouvrage n’est pas scientifique : il est idéologique. Sa conclusion est comme une feinte à l’escrime : « peut-être qu’en effet on a tous un côté boubour »   .  Feinte qui évite d’interroger cette idéologie. Étonnante cette phrase de Nicolas Chemla en conclusion : « Quand le monde devient trop complexe à appréhender, quand l’intelligence nous pousse à considérer l’impact potentiellement négatif de chacune de nos paroles, de chacun de nos actes, la tentation est grande de rejeter en bloc toute forme de nuance et de complexité et de se replier sur un entre-soi aveugle et puéril ». Serait-ce une sorte de remord de ne pas avoir dépassé les évidences ?   .

Dans cette topologie du « boubour » qu’il finit par définir comme un programme logiciel traçant les grandes lignes de l’égoïsme humain, il retrouve des idéologies des années 70, comme la sociobiologie. C’est peut-être là qu’une démarche plus scientifique aurait été profitable. Les années 70 c’est la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist, Le Club de l’Horloge, et bien d’autres  officines d’une pensée qui est loin d’avoir disparu, comme le montre encore une fois l’exemple de la sociobiologie et les discours racistes qui la sous-tendent. Les bobos n’ont pas fait taire ces croyances. C’est non pas leur responsabilité : c’est surtout que ces vieux discours inégalitaires ne datent pas d’aujourd’hui. Là encore il y a des travaux, des recherches…

Le « boubour » est un mot qui fait sourire. Sa caricature aussi. De même en va-t-il avec le mot « bobo ». Traiter du sujet avec humour est un travail difficile… trop vite abandonné par Nicolas Chemla. Il demeure une absence : la raison de cet engouement pour des mots vides qui cachent des intérêts qui restent à élucider, mais qui rassurent face à un avenir incertain