Le fils du poète anglais Stephen Spender, marié et homosexuel, évoque le climat intellectuel et sentimental dans lequel il a grandi.

 

Comme on traduit peu la poésie — peu et forcément mal —, les poètes étrangers, même de premier plan, demeurent des inconnus, sauf pour une poignée de spécialistes ; il n’est donc pas inutile de commencer par rappeler brièvement qui était Stephen Spender, protagoniste de la magnifique autobiographie que vient de publier son fils Matthew.

 

Né dans la banlieue londonienne en 1909, Spender s’est fait connaître à dix-neuf ans, alors qu’il était étudiant à Oxford, par une plaquette de poèmes modernistes, Nine Experiments, que certains tiennent d’ailleurs pour son chef-d’œuvre. Lié d’amitié avec d’autres brillants poètes de sa génération, il est le « sp » de « MacSpaunday » pseudonyme mnémotechnique inventé à l’époque par le poète sud-africain Roy Campbell en combinant leurs noms  : Louis MacNeice (1907-1963), W.H. Auden (1907-1973), Spender lui-même et Cecil Day-Lewis (1904-1972), ce dernier futur poète lauréat et père de l’acteur bien connu Daniel Day-Lewis. Il convient d’ajouter à ce groupe le nom de Christopher Isherwood (1904-1986), chroniqueur du Berlin gay des dernières années de la République de Weimar. Gay, trois des cinq auteurs que l’on vient de citer l’étaient : Auden, Isherwood et Spender. Les premiers poèmes de ce dernier, comme le rappelle son fils, étaient inspirés par un certain « Marston ». Dès la fin des années vingt, Spender fait plusieurs séjours en Allemagne, retrouvant notamment Isherwood à Berlin. De ces expériences il tire un roman autobiographique, The Temple, publié seulement en 1988, et où le héros connaît ses premières expériences homosexuelles. Toutefois, dès 1934, Spender, alors qu’il visite la Yougoslavie avec son amant Tony Hyndman, a une liaison avec la psychanalyste américaine Muriel Gordimer Buttinger, et en décembre 1936, il épouse Inez Pearn, qu’il a rencontrée alors qu’il se trouvait à Barcelone pour soutenir la République espagnole — et qui en même temps a une liaison avec le jeune intellectuel communiste Philip Toynbee. En 1937, après avoir adhéré brièvement au parti communiste, Spender retourne en Espagne pour porter secours à Tony, qui, engagé du côté des troupes loyalistes, est en difficulté avec les communistes d’obédience stalinienne. De cette expérience Spender tirera son autobiographie World within World (1951).

 

Comme on pouvait s’y attendre, le mariage avec Inez ne dure guère. En 1940 Spender, par l’intermédiaire de Tony, fait la connaissance de la jeune pianiste Natasha Litvin, fille illégitime du  musicologue Edwin Evans (1874-1945), l’un des introducteurs de Debussy en Angleterre, et d’une Estonienne d’origine juive. Le couple se marie en 1941 et aura deux enfants: Matthew, né en 1945, et Lizzie, sa cadette. Dans l’immédiat après-guerre, Spender travaille un temps pour l’Unesco, qui vient d’être créée ; l’éloignement de Londres aidant, il reprend plus ou moins ouvertement ses aventures homosexuelles. Invité à enseigner au Sarah Lawrence College, dans la banlieue de New York, en 1947, il se lie avec la gauche américaine non-communiste, ce qui l’amène à participer, en 1949, au volume The God That Failed, recueil d’expériences de six désenchantés du communisme, les cinq autres étant André Gide, Arthur Koestler, Ignazio Silone, Richard Wright et le journaliste et historien américain Louis Fischer. Spender, qui a été rédacteur en chef de l’important magazine londonien Horizon de 1939 à 1941, rêve alors de diriger une nouvelle revue d’idées. Ce rêve se réalise en 1953 quand le Congrès pour la liberté de la culture, organisation non gouvernementale créée en 1950-1951 et établie à Paris, lui demande de devenir co-responsable d’un nouveau magazine en langue anglaise, Encounter, qui connaît rapidement un grand prestige dans le monde anglophone. Ce que Spender ignore, comme l’ignorent Raymond Aron et la plupart de ceux qui sont associés au Congrès (y compris le secrétaire général, le compositeur Nicolas Nabokov, ami de Spender, qui écrit avec lui le livret de l’opéra La fin de Raspoutine), c’est que les fondations privées américaines présentées officiellement comme ses principales sources de financement ne sont qu’une façade pour des fonds provenant directement du gouvernement fédéral américain et transitant par la CIA. Tenu secret en dépit de rumeurs persistantes, le stratagème est révélé publiquement en 1966-1967, en pleine guerre du Vietnam. Profondément blessé, Spender démissionne de la direction du magazine, qui n’en poursuit pas moins sa publication jusqu’en 1990. Il se consacre alors à l’Index on Censorship, qu’il contribue à créer en 1972, afin de venir en aide aux écrivains persécutés, en Europe de l’Est et ailleurs. Anobli en 1983, il est emporté par une crise cardiaque en 1995.

 

Comme l’indique son sous-titre (« À la recherche de mes parents »), le livre de Matthew Spender n’est pas tant une biographie qu’une enquête, pour ne pas dire une quête. C’est d’abord le portrait d’un mariage, pour reprendre le titre du livre consacré par Nigel Nicolson en 1973 à ses parents, Harold Nicolson et Vita Sackville-West   . Mais si Harold et Vita, attirés l’un et l’autre par leur propre sexe, s’équilibraient en quelque sorte, le couple Spender n’a survécu qu’au prix d’arrangements et de compromis difficiles. Après Tony, que Matthew Spender présente comme une personnalité peu recommandable, est venu le  romancier et universitaire Reynolds Price, futur professeur à l’université Duke en Caroline du Nord; puis le brillant poète et éditeur grec Nikos Stangos, l’une des grandes passions de Spender, qu’il a fini par sublimer en formant une espèce de triangle sentimental avec Nikos et son compagnon, le romancier américain d’origine québécoise David Plante (dont le journal, Becoming a Londoner, publié en 2013, est un pendant fascinant au présent livre) ; Bryan Obst enfin, zoologue américain, mort du sida en 1990. Et Natasha dans tout cela ? Profondément blessée sans doute de se rendre compte qu’elle n’était ni ne serait jamais le principal intérêt sentimental ni sexuel de son mari, mais s’accommodant de cette réalité avec un mélange de dénégation, de sauvetage des apparences et de censure a posteriori, dont la biographie « autorisée » écrite sous son contrôle par John Sutherland   , et que Matthew Spender ne prend même pas la peine de mentionner, est un témoignage à la fois éclatant et désolant. Navrante aussi sa relation avec un Raymond Chandler homophobe et alcoolique, dont le livre donne une image assez antipathique.

 

Sur cet arrière-plan peu banal se déroule l’éducation sentimentale de Matthew Spender, qui, tout jeune, s’éprend de Maro Gorky, issue d’un autre couple non moins fameusement dysfonctionnel : le peintre expressionniste abstrait américain Arshile Gorky (1904-1948), d’origine arménienne, et sa femme Agnes, surnommée Mougouch, dont la liaison avec Matta a, en partie sans doute, causé le suicide de Gorky, épisode évoqué à plusieurs reprises dans le livre. Entre Natasha et Mougouch (dont la capacité de séduction est admirablement restituée par l’auteur) s’établit une antipathie instinctive qui, naturellement, jette aussitôt une ombre sur les relations entre le jeune couple et la génération précédente et explique en bonne partie la décision de Matthew et de Maro de se fixer en Italie.

 

Le livre de Matthew Spender n’est pas moins éclairant sur la question du financement occulte des organisations culturelles pendant la guerre froide, qu’il traite avec lucidité et objectivité. La question qui l’intéresse de plus près est l’attitude de son père, dont la position officielle — défendue bec et ongles par Natasha — était qu’il n’était au courant de rien, mais dont il est plus vraisemblable de penser qu’il préférait ne rien savoir. Et pourquoi pas ? Aux abonnés du « deux poids deux mesures » dès qu’il est question de ce qu’on appelait pudiquement le neutralisme, il faut rappeler que la Russie stalinienne et poststalinienne, non contente d’imposer sa dictature de son côté du rideau de fer, arrosait abondamment, de l’autre, la presse ouvertement ou discrètement procommuniste et subventionnait généreusement tout ce et tous ceux qui pouvaient servir sa propagande. Si l’occident voulait riposter, cela ne pouvait être que là où les Soviétiques étaient le plus vulnérables, c’est-à-dire sur le front de la défense de la liberté de la culture, de même que le plan Marshall avait permis de remettre l’Europe de l’Ouest sur les rails économiquement parlant. Mais un plan Marshall culturel était politiquement impossible dans l’Amérique de Truman, et plus encore dans celle d’Eisenhower (non qu’il le serait davantage dans l’Amérique d’Obama) : le financement de la culture par l’État, exception faite de la défense du patrimoine, n’aurait jamais été accepté par le Congrès américain. Il fallait donc le faire par d’autres voies, et le faire par l’entremise de la CIA (qu’on aurait grand tort de prendre pour une organisation de gangsters) était une solution simple et pratique. Oui, c’est « l’argent de la CIA », si l’on veut, qui a payé pour la création scénique de Wozzeck à Paris en 1952. Si on considère cela comme immoral, quel adjectif réserver au spectacle des prix Nobel défilant au procès Kravtchenko pour affirmer, sous serment et la main sur le cœur (comme le rappelle sobrement Nina Berberova dans son autobiographie), que le Gulag n’existait pas en URSS ? Qu’Encounter ait pu paraître pendant 37 ans (chance que n’a pas eue son homologue français Preuves, pourtant remarquable   c’est, précisément, parce que la revue œuvrait dans un climat libre de toute censure, et Spender y a été pour quelque chose.

 

Si l’on veut bien pardonner à l’auteur de ces lignes de passer à la première personne, si je n’ai rencontré Stephen Spender qu’une seule fois, j’ai fort bien connu plusieurs des personnages du livre de Matthew Spender, et notamment Natasha, que je voyais tous les ans en Provence, où elle avait restauré une maison au milieu des Alpilles et créé un jardin qui faisait ses délices   . Et je n’ai pas oublié la longue soirée dans cette maison de Loudoun Road, dans le quartier londonien de St. John’s Wood, où Matthew Spender a grandi et qui donne au livre son titre. Ceux et celles qui ont approché Natasha reconnaîtront sa personnalité complexe, courageuse, et nullement dénuée de charme, et encore moins de générosité, dans le portrait qui est donné d’elle. Mais il n’est nullement nécessaire d’avoir connu ses personnages pour se passionner pour cet ouvrage subtil, sensible et pénétrant